Nouriel Roubini et Stephen Mihm: Economie de crise – une introduction à la finance du futurpar W. Wüthrich, ZurichNouriel Roubini n’a pas été le seul à avertir. Cependant, il a prévu dès 2006 la crise financière avec précision. Dans son dernier ouvrage, intitulé «Economie de crise – une introduction à la finance du futur», il analyse ce qui s’est passé et indique directement ce qu’il faut faire pour préparer un avenir plus stable. Aujourd’hui, Roubini conseille les hommes politiques et les instituts d’émission. Importance de l’histoireNouriel Roubini est professeur d’économie à l’Université de New York: Il a écrit son dernier livre en collaboration avec Stephen Mihm, professeur d’histoire à l’Université de Géorgie. Le lecteur le remarque immédiatement: les ouvrages consacrés à l’économie politique sont souvent pleins de formules mathématiques, de courbes et de modèles censés représenter l’évolution économique; souvent, ils n’est pas facile de s’y retrouver. Paul Samuelson, un des économistes les plus connus du XXe siècle, a lancé, il y a 30 ans, la «mathématisation» de l’économie politique. Agé aujourd’hui de plus de 90 ans, il s’est vu demander par un journaliste: «Que recommanderiez-vous à une personne qui commence aujourd’hui à étudier l’économie?» A la surprise de son interlocuteur, il répondit: «Il se peut que je vous réponde autrement que jadis. Aie un sain respect de l’histoire économique, car elle est la matière première dont sont issues tes hypothèses et tes preuves.» Influence doctrinaleNon seulement les deux chercheurs se réfèrent à l’histoire, mais ils recourent, dans leur analyse, aux diverses doctrines économiques. Nous connaissons la plupart par leurs noms, tels les «keynésiens», les «marxistes», les «néo-libéraux», les «monétaristes», les «Autrichiens». Tous interprètent les événements économiques d’après leur conception de l’homme et du monde. John Maynard Keynes et les années trenteHormis Karl Marx, l’Anglais Keynes (1883–1946) est bien l’économiste le plus connu. Il a enseigné durant la première moitié du XXe siècle et s’est exprimé aussi à propos des problèmes politiques. Au milieu de la crise économique des années trente, il a déclaré lors d’une interview: Keynes dans l’après-guerreEn 1936, John Maynard Keynes avait publié son livre principal sous le titre de «Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.» Ce livre a marqué les sciences économiques et la politique jusque dans les décennies de l’après-guerre. Cependant, Keynes a été parfois mal compris. En effet, il n’a pas recommandé simplement aux politiciens de dépenser davantage pour stimuler l’économie. Ses conseils étaient les suivants: La politique devrait agir de manière anticyclique pendant une longue période. Durant les années grasses, les gouvernements devraient donc exercer une certaine retenue et former des réserves dont ils disposeraient en temps de crise pour des dépenses supplémentaires. De cette façon, l’Etat peut neutraliser l’évolution économique sans contracter des dettes excessives. De nombreux politiciens pensent à Keynes surtout en temps de crise, alors qu’ils trouvent de bonnes raisons de faire également des dettes pendant les années grasses. «Lors du dernier demi-siècle, tout le monde – des économistes universitaires aux traders de Wall Street – a été induit en erreur par les comptes de fées que l’on racontait à propos des miracles des marchés libres et des avantages illimités liés à l’innovation financière. La crise a porté un rude coup à ce système de valeurs.» (p. 372) «Comme nous l’avons clairement montré dans ce livre, la crise ne fut pas tant le produit de prêts hypothécaires à risque que d’un système financier à risque. En raison d’un ensemble de facteurs allant de la déformation des structures de rémunération à la corruption des agences de notation, le système financier mondial était complètement pourri. La crise financière n’a fait que retirer la peau lisse et brillante de ce qui était devenu, au fil des ans, un corps gangrené.» (p. 373) La «contre-révolution» de Milton FriedmanDans les années septante, après la fin de la haute conjoncture, la réputation du «keynésianisme» s’est ternie. La bureaucratie aurait gonflé toujours davantage, pourrait à peine être encore financée et remplacerait les activités de l’économie privée. Comparaison de Keynes et de FriedmanLe profil d’un économiste se reflète particulièrement dans sa manière d’interpréter la crise économique des années trente. Comme nous l’avons vu, Keynes a émis la thèse que la crise économique mondiale était due au fait que la demande mondiale s’était effondrée après le krach de 1929. Selon lui, la consommation était beaucoup trop faible, les entreprises n’avaient plus pu écouler leurs produits et avaient dû congédier des collaborateurs. Des investissements en de nouvelles fabriques n’ont pratiquement plus été effectués. Si l’institut d’émission américain, la Fed, a doublé la masse monétaire après 1933, ces mesures n’ont guère exercé d’effets. L’atmosphère était si mauvaise et la crainte de l’avenir si forte que les citoyens en détresse consommaient beaucoup trop peu et épargnaient beaucoup trop malgré les taux d’intérêt bas et l’argent bon marché. En dépit du recours à la planche à billets, les prix ont baissé, un excédent de marchandises ne trouvant pas acheteur. Seuls les programmes conjoncturels massifs, que Keynes avait préconisés, ont permis une amélioration. L’Etat aurait ainsi agi pour le bien commun et les Américains auraient eu du travail, disait-on. «La titrisation doit elle aussi être remise en question. Des solutions simplistes, consistant par exemple à demander aux banques d’assumer une partie du risque ne seront pas suffisantes: des mesures bien plus radicales devront être adoptées. La titrisation devra être beaucoup plus transparente et standardisée, et ses produits devront être fortement réglementés. Les titres de créance auxquels s’applique cette technique devront faire l’objet d’un examen minutieux. Les prêts immobiliers et les autres prêts concernés devront être de première qualité; et si tel n’est pas le cas, ils devront être clairement présentés comme risqués.» (p. 373) Keynes et Friedman aujourd’huiComment les politiciens se comportent-ils aujourd’hui? Qui influe sur leur pensée? Keynes ou Friedman? – Roubini et Mihm pensent que les responsables actuels s’efforcent d’éviter les fautes du passé. Ils appliquent aussi bien la méthode «Keynes» que la méthode «Friedman», mais de façon plus décidée, plus radicale que par le passé. Les dangereux produits dérivés qui ont volé en éclats lors de la crise récente devront eux aussi être réformés. Les produits dérivés vendus de gré à gré (over the counter) – ou, plus exactement, sous la table – devront être ramenés dans un système de marché organisé et enregistrés dans des bases de données; leur utilisation devra faire l’objet de restrictions. La surveillance des produits dérivés devra par ailleurs être centralisée.» (p. 374) Des «soupes populaires» de plus en plus nombreusesIl existe cependant d’autres statistiques. En voici deux exemples: Le système hypothécaire américain est quasiment nationaliséAu début de la crise financière, les prêteurs hypothécaires Fannie Mai et Freddie Mac ont joué un rôle clé. Ils ont titrisé leurs hypothèques souvent douteuses et ont vendu les titres dans le monde entier. Aujourd’hui, on évite ces titres «pourris». Entre-temps, ces deux banques ont été nationalisées et l’Etat a garanti ces titres pour quelque 12 billions de dollars. Si le remboursement de cette somme venait à être réclamé, la dette publique des Etats-Unis, qui est déjà énorme, doublerait. Pour désamorcer cette situation, la Fed a racheté une partie de ces titres avec des dollars qu’elle a créés d’un clic de souris. Aujourd’hui, le système hypothécaire américain est plus ou moins étatisé. Garanties étatiques insensées en IslandeEn Islande, les trois grandes banques opérant au niveau global ont fait faillite, mais ces faillites ont été contrôlées. Toutes les filiales étrangères ont été vendues et les banques renationalisées, c’est-à-dire orientées vers le pays. Elles sont gérées sous de nouveaux noms par de nouveaux propriétaires. La reconstruction est en route. Voilà pour la bonne nouvelle. Mais il y en a également une mauvaise. Comme d’autres pays, l’Etat islandais a fourni des garanties étatiques insensées si bien que chaque famille islandaise de deux enfants a, en tant que contribuable, 1,2 million de dollars de dettes que lui ont laissées trois banques, dettes dont ces familles ne sont absolument pas responsables. La commission d’enquête du Parlement islandais a rendu il y a quelques semaines un rapport de 2000 pages qui est actuellement un best-seller dans la population. L’économiste Vilhalmur Bjarnason estime que les principaux responsables de la débâcle sont un petit groupe de quelque 30 personnes (directeurs de banque islandais, banquiers centraux et membres du gouvernement). Hier et aujourd’huiLorsque l’on compare la crise actuelle à celle des années 1930, on est frappé par un fait: le président Obama, membre du Parti démocrate, avait annoncé lors de sa campagne électorale qu’une part importante des plans de relance devait être investie dans les infrastructures américaines. De nombreux ponts devaient être réparés d’urgence; en de nombreux endroits, les canalisations, les voies de chemin de fer et bien d’autres choses devaient être refaites. Il fallait développer les transports en commun, l’argent des impôts devait servir à financer des projets utiles, comme l’avait fait Roosevelt il y a 75 ans. Ces travaux d’intérêt public ont-ils été entrepris? La presse parle peu de ce sujet. De nombreux emplois auraient pu être créés. Or rien n’apparaît dans les statistiques actuelles. Cela laisse supposer que les billions de dollars des impôts ont été dirigés vers la finance. Désaccord entres les économistes: que faire maintenant?Certes, on a réussi à stopper la «chute libre» de l’économie grâce à des plans de rigueur. Le coût des mesures de relance est très élevé. C’est un choc pour les contribuables. Le «patient» n’est de loin pas encore guéri. Les effets secondaires sont considérables et la question demeure: que faire maintenant? «Des réformes plus radicales encore devront être mises en œuvre. Il faudra découper certains établissements considérés comme trop gros pour qu’on les laisse faire faillite: c’est le cas de Goldman Sachs et de Citigroup, mais aussi de bien d’autres firmes moins connues.» (p. 374) Structures économiques malsainesA brève échéance, il était nécessaire que les gouvernements et les banques centrales interviennent, mais «nationaliser les pertes au moyen d’injections de fonds publics est tout aussi intolérable que tenter de réduire les dettes grâce à une inflation accrue. Cela ne fait que déplacer le problème d’un domaine économique à un autre. A long terme, il est indispensable que les banques, les entreprises et les ménages insolvables se déclarent en faillite et puissent repartir de zéro. Les mesures durables de maintien en vie empêchent de résoudre le problème.» Que faire?Les gouvernements et les banques centrales doivent prendre aujourd’hui des mesures radicales comme elles l’ont fait énergiquement il y a deux ans. «Nous semons les graines de la prochaine crise, qui sera encore plus grave si nous n’effectuons pas les réformes nécessaires. Ce serait tragique de rater cette occasion. […] Si l’on veut que le système soit un tant soit peu stable ces prochaines années, des réformes plus profondes sont nécessaires.» «Les banques centrales disposent certainement des pouvoirs – et des responsabilités – les plus importants en matière de protection du système financier. Elles ont largement échoué à remplir leur mission au cours des dernières années. Elles ne sont pas parvenues à faire respecter les réglementations qu’elles avaient mises en place; pis encore, elles n’ont rien fait pour empêcher la spéculation de devenir hors de contrôle. Elles ont nourri les bulles puis, comme en manière de compensation, ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauver les victimes de la débâcle qu’elles n’avaient pas su éviter. C’est impardonnable. A l’avenir, les banques centrales devront utiliser la politique monétaire et la politique du crédit afin d’entraver la formation des bulles spéculatives. Stratégie d’avenirRoubini et Mihm mentionnent une série de mesures radicales. Ils demandent la fragmentation des banques en établissements qui effectuent des opérations bancaires normales et en établissements qui se vouent à la spéculation. Ils dressent ainsi une liste de grandes banques que l’on devrait faire éclater. Ils font allusion à la problématique du «too big to fail» dont on débat également en Suisse. Mais il ne s’agit pas seulement du risque qu’une grande banque mette en danger tout un pays. «Certaines banques sont non seulement trop importantes pour qu’on les laisse faire faillite, mais trop grandes pour exister et trop complexes pour être administrées convenablement. En fait, elles ne devraient même pas exister ou alors on devrait les contraindre à se fragmenter.» Comment? On devrait les obliger à constituer des réserves beaucoup plus importantes que les petites banques. Cela restreindrait certes leurs possibilités d’action mais réduirait les risques pour le pays. «Seules ces mesures draconiennes peuvent forcer les grands groupes à se diviser en unités plus petites et moins dangereuses.» Roubini et Mihm mentionnent une série de banques de Wall-Street – pas seulement américaines – qui devraient éclater. Il s’agit «notamment de Bank of America, UBS, Wells Fargo, ING, Dexia, Royal Bank of Scotland, JP Morgan et BNP Paribas.» Expériences faites jusqu’iciLes auteurs envisagent encore un autre moyen de faire éclater ces mégabanques. Au début du XXe siècle, le Congrès américain a décidé de diviser la Standard Oil Company de David Rockefeller en plusieurs sociétés. En 1982, le ministère de la Justice a démantelé le groupe de téléphonie AT&T. «On pourrait lancer une campagne analogue contre les établissements ‹too big to fail› qui contrôlent des secteurs de plus en plus importants de la finance.» Roubini et Mihm parlent un langage clair et courageux qui ne leur fera pas que des amis. Ils ne devraient guère être satisfaits de la nouvelle loi américaine sur les marchés financiers qui vient d’être adoptée. Autre chantiersDans d’autres domaines également des mesures énergiques s’imposent. Il existe en effet des déséquilibres considérables dans le monde globalisé. Les auteurs critiquent sans ambages la dette budgétaire et le déficit de la balance des paiements américains (avant tout vis-à-vis de la Chine): «La situation actuelle est insupportable et dangereuse et conduira au chaos si l’on n’entreprend pas de réformes profondes. Si les Etats-Unis ne mettent pas de l’ordre dans leur budget et ne font pas davantage d’économies, ils vont au-devant de problèmes douloureux.» «Voilà où nous en sommes. Après certaines crises antérieures, des politiciens échaudés ont procédé à la réforme du système financier. Nous avons la même opportunité, et nous devons la saisir. Si nous échouons, ce que nous venons de vivre pourrait n’avoir été qu’un prologue.» (p. 372) Aller de l’avantQuelles que soient les raisons des déséquilibres globaux et des inégalités en matière de prospérité, la crise a renforcé le malaise à propos de la globalisation et du libre échange. «La récente crise a montré que nous allons au-devant d’une époque de grande instabilité plutôt que d’une reprise durable. […] La globalisation sera probablement la cause de crises plus fréquentes et plus violentes. La rapidité avec laquelle le capital financier peut arriver sur certains marchés et les quitter a renforcé les fluctuations des prix et l’intensité des crises financières.» Selon les auteurs, il est possible que les pays réglementent à nouveau plus fortement le commerce global, contrôlent la circulation des capitaux, etc. Une «ample réaction contre l’économie de marché est également possible». Pour la justice et la solidarité entre les citoyens du mondeC’est la crise mondiale la plus importante des quatre-vingts dernières années. Ce n’est pas un événement qui ne se produit qu’une fois par siècle, quelque chose qui n’arrive qu’à l’économie, que l’on ne pouvait pas prévoir et encore moins éviter. Nous croyons au contraire que la crise a été provoquée par les hommes. Elle est le résultat des fautes commises par le secteur privé et des mauvaises politiques du secteur public. (p. 132) Source: Report of the Commission of Experts of the President of the United Nations Ce n’est pas le marché, c’est le système qui a échouéNotre économie mondiale est délabrée. Cette idée est admise à peu près partout. Mais ce qui précisément est délabré et doit être corrigé fait l’objet de vives controverses. L’éthique doit être l’âme de l’économieTous les grands économistes – parmi lesquels il faut certainement ranger saint Thomas d’Aquin, Adam Smith, Marx et Keynes – ont reconnu que le concept atomiste d’homo economicus, homme rapace, dominé par ses émotions et socialement isolé, imaginé par les économistes universitaires résulte d’un raisonnement par l’absurde. Non seulement ils ont supposé que la vocation éthique de l’homme devait influencer ses décisions économiques et ses institutions, mais ils ont insisté sur ce fait et d’une manière qui paraît désuète aujourd’hui, alors qu’elle est en réalité absolument nécessaire. (pp. 8–9) Source: Préface de Miguel d’Escoto |