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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°10, 14 mars 2011  >  Les Alémaniques, inventeurs du pays [Imprimer]

Les Alémaniques, inventeurs du pays

L’étranger ne distingue pas entre les Suisses selon leur langue. Déjà peu soucieux d’une si petite nation, il ne voit chez nous qu’un peuple. C’est nous, les Romands, qui différencions quand nous nous opposons aux Alémaniques, lesquels nous rendent la pareille.
Nous les trouvons lents, lourds, laborieux. Mais c’est qu’ils font les choses plus à fond que nous, se méfient de toute superficialité et sont plus travailleurs. Au Romand les idées générales, les ballons d’essai, les formules, la synthèse. Comme les Français, nous tendons à croire qu’un problème bien exprimé est à moitié résolu, ou aux trois quarts. Aux Alémaniques l’analyse, le souci du détail, la crainte du grain de sable, la prudence.
Que ces vertus ne séduisent pas, les Alémaniques s’en moquent. Plaire est le cadet de leur souci. Ce qui compte pour eux, c’est la réalité, le terrain, le résultat à atteindre. Nous avons des envolées, des intuitions, des visions d’avenir. Ils jettent un regard calme sur le travail à accomplir et l’étudient posément avant de le prendre à bras le corps.
Ayant beaucoup collaboré avec eux, je me suis parfois agacé de les voir tourner autour de l’ouvrage à entreprendre. J’ai patienté et me suis mis, sans rien abdiquer de mon propre style, à admirer le leur. J’ai appris d’eux le mot Arbeitsethik, désormais traduit par «éthique du travail». Ils doivent beaucoup à cette exigence, et nous aussi.
Elle se manifeste d’abord par la ponctualité. Dans ma jeunesse on riait du «quart d’heure vaudois», mais on s’y tenait: il eût été malséant de commencer une séance à l’instant prévu. C’était une tradition de paysans respectueux des rythmes naturels, maîtres sur leurs do­maines et méprisants pour les hâtes citadines, servitudes imposées par un patron de fabrique, d’atelier, de magasin ou de bureau. Prendre son temps, pensait-on, c’est la première des libertés. Quand j’ai travaillé en France, j’y ai trouvé plus fort que chez nous: la demi-heure parisienne, durée normale entre le moment fixé pour une conférence de presse et celui de son début. Chacun connaissant l’usage, les journalistes comptaient sur ce délai, n’arrivaient guère avant son expiration, ne s’étonnaient pas d’avoir à attendre. Les ministres faisant de même, chacun entretenait le cercle vicieux.
Tout changea avec de Gaulle. Sa précision militaire marquait le début du cérémonial élyséen qui encadrait ses monologues les plus célèbres devant des ministres et des journalistes traités en figurants. Et tout rechangea avec Mitterrand, dont le soin de la majesté comportait celui de faire attendre jusqu’à trois quarts d’heure.
Dans la Berne fédérale, j’ai eu tôt fait d’apprendre – d’abord à mes dépens – que tout commençait comme prévu. Même à Bâle, où l’on traite avec ironie de toute contrainte, il est inconvenant d’être en retard. On ne saurait non plus être trop tôt. Ainsi, quand nous invitions des amis à dîner, je voyais parfois leur voiture se ranger le long du trottoir quelques instants avant le moment convenu. Elle y demeurait; les minutes s’écoulaient, puis les portes s’ouvraient, ils émergeaient et sonnaient «Punkt», comme on disait en Suisse romande en employant un mot allemand que les Alémaniques n’utilisent précisément pas dans ce sens. Mais ce recours disait assez combien la ponctualité était chez nous une denrée importée.
L’exactitude, «politesse des rois», est donc celle des Alémaniques en séance, non par marotte mais, au fond, par souci du travail à faire, respect de chacun y compris de soi et, somme toute, de la collectivité, même éphémère, qui s’assemble à l’heure dite et se dissoudra de même.
Autre vertu semblable: la discipline. Chez eux, elle est infuse. Ils marquent leur respect au président de la séance, quel que soit son rang, son grade ou son âge, qui leur im­portent peu. Ayant confié à quelqu’un la tâche d’organiser les débats, on l’aide à assumer cette fonction. Respecter l’ordre du jour est une évidence. Parler longuement est mal vu; chercher à briller, suspect; se passionner, condamnable. Je me rappelle un homme auquel me liait une profonde inimitié réciproque. Chaque fois qu’il le pouvait, il me contredisait pesamment, lentement, sûrement, d’un ton monocorde. Quand la moutarde me montait au nez, il me répondait: «Bleiben Sie sachlich, Herr Bridel!» c’est-à-dire: «Restez objectif!».
Là, il marquait un point. Non, certes, que l’objectivité fût son fort à lui, mais parce que j’avais personnalisé un débat collectif où die Sache, la chose, donc très exactement l’objet de la discussion comptait seul, et devait donc reléguer l’ego de chacun au rang des intrus. D’ailleurs, en allemand, Sache signifie aussi la cause avec un grand C, celle à laquelle on se consacre, pour laquelle on s’engage, voire on se sacrifie si elle l’exige ou le mérite. Ces deux sens méritent réflexion.
En fait, et en pratique, la discipline marque chez les Alémaniques une préséance normale de la collectivité sur l’individu. Malgré qu’ils en aient, car ils détestent l’Allemagne, c’est bien à la culture germanique qu’ils doivent cette attitude souvent décrite, redoutée dans ses excès, redoutable dans l’hypertrophie nationaliste, opposée au non moins fameux individualisme latin. Elle se sent dans les rapports avec la police, habilitée à se faire obéir sans s’expliquer. Elle explique le style des chefs: il peut être rébarbatif, puisqu’ils n’ont pas à convaincre pour s’imposer. Elle facilite leur office, du moins à brève échéance et sous bénéfice d’inventaire.
Car la tradition et le naturel aléma­niques opposent à l’autoritarisme une autre valeur: la démocratie. Dans le débat qui précède l’effort collectif et l’organise, chacun a le droit de s’exprimer et le devoir d’écouter les autres. On discute, on essaie de con­vaincre mais, comme il faudra agir ensemble, les majoritaires en devenir s’efforcent de ne rien imposer. Le but commun est toujours le consensus, sinon l’unanimité. On ne vote que si c’est absolument indispensable, ou statutaire. On y est bien obligé dans les grandes assemblées privées et les institutions pu­bliques: commune, district, canton, Confédération. L’Alémanique préfère d’instinct le compromis médiocre à la solution forcée, qui laisse des blessures et prédispose à la rébellion, ou du moins à l’indiscipline larvée, à l’ensablement. Là où le Français se cabre, oppose à une décision sa tradition, ses fidélités et ses idées, nos confédérés font des concessions. A part quelques «intellectuels» par profession, il n’y a pas moins idéologue qu’un Alémanique.
Leur histoire, devenue la nôtre, en témoigne sans cesse. Dès le XIIIe siècle ils cons­truisent le système des alliances successives qui assurent une indépendance croissante à leurs signataires. Elle part des patriciens d’une Suisse centrale qui vit du trafic alpin, mais les villes s’y joignent, parce qu’elles tiennent les foires. L’aventure commune des confédérés est pleine de rivalités, de querelles et de crises. Avant le XIXe siècle elle ne sera pas démocratique au sens moderne du mot, faute de suffrage universel. Mais elle porte le germe de la démocratie, puisque elle est un art du vivre ensemble. Elle est chez eux profonde, invétérée, bien plus naturelle qu’en pays romand, où seul Fribourg a partagé très tôt la communauté du destin helvétique. Or, c’est une ville fondée par un Alémanique, et un canton bilingue.
Pas de doute: c’est du génie alémanique que procède la Confédération. Les Romands n’y sont agrégés que tard, par Bonaparte en 1803 ou, pour les derniers entrés, après le Congrès de Vienne qui organisa l’Europe post-napoléonienne en 1815. Auparavant, en plein siècle des Lumières, les intellectuels de Genève et de Lausanne avaient tenté la synthèse entre les idées nouvelles passées par la France et les pratiques anciennes nées autour du Gothard.
Reconnaître cette origine et cet esprit n’enlève rien à l’apport des Romands. Nous ajoutons aux particularismes alémaniques les nôtres, qui valent les leurs, notre individualisme, notre esprit critique, de l’ouverture, de l’audace, de l’imagination, et notre moindre propension au conformisme. Nous donnons à la Suisse une langue plus élégante que celles des Alémaniques, qui nous en savent gré. Ils aiment le français. Chez eux, ils ont longtemps fait de sa maîtrise même relative une pierre de touche de la culture.
Je signale des dissemblances, mais j’en reviens à mon point de départ. Si l’étranger confond l’ensemble des Suisses dans ce qui lui paraît un pot commun, n’est-ce pas un signe? Au cours des décennies, les Romands m’ont paru s’helvétiser de plus en plus, et les Alémaniques adopter souvent des traits qu’ils disent aimer chez nous et qu’ils appellent, avec une pointe d’envie, notre «charme» ou notre «nonchalance», en français dans leur texte. La centralisation politique y est pour beaucoup, puisqu’elle confie de plus en plus à une administration centrale des compé­tences naguère dévolues aux cantons. Plus d’un fleuron de l’économie romande cède devant le dynamisme d’un concurrent alémanique, qui l’absorbe. On parle de fusion, par un euphémisme qui a sa part de vérité, car les décisions, même prises en terre alémanique, sont peu ou prou influencées par une mentalité latine dont les patrons seraient peu intelligents de se passer. La mondialisation fait le reste, avec son mélange inflammable de dureté dans la concurrence, de relâchement dans les styles et d’acculturation. Or, les Alémaniques cultivent plus que nous la tradition de leurs grands-pères qui, ayant compris l’étroitesse du marché suisse, passaient la moitié de leur année à l’étranger pour y vendre leurs produits.
Rien de mieux que l’humour anglais pour saisir les différences entre les Suisses. Vous connaissez la série des Guides du Xénophobe pour les divers peuples du globe, publiée à Londres? L’auteur du petit livre sur les Suisses, Paul Bilton, a acquis la nationalité helvétique, épousé une Suissesse et choisi de vivre à Zurich. Selon lui, les Suisses diffèrent selon leur inquiétude: «Les Alémaniques ne font pas grand-chose d’autre que de la cultiver. Les Romands sont de grands visionnaires aux nobles pensées et aux rêves universels. Ils sont inquiets de voir que les Alémaniques ne partagent pas ces rêves. Les Suisses italiens ont une tendance terrible à ne pas s’inquiéter assez.»     •