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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°24, 22 juin 2009  >  L’eau, objet de convoitises économiques et politiques [Imprimer]

L’eau, objet de convoitises économiques et politiques

La Suisse est-elle préparée à réagir?

Interview d’Albert A. Stahel, professeur de sciences politiques

hd. L’eau est un bien précieux: sans elle, la planète bleue, la Terre telle que nous la connaissons, n’existerait pas. Or – c’est un impératif de la raison aussi bien qu’un droit de l’homme et un droit des peuples – on ne peut traiter une chose dont dépend toute vie que de manière à ce qu’elle réponde aux besoins vitaux. Cela signifie que toutes les décisions à son sujet doivent obéir au principe du bien commun; elles doivent être durables pour nous, pour nos semblables et également pour les animaux et les plantes.
Mais nous savons qu’il n’en est pas ainsi. Des millions d’humains n’ont pas accès à l’eau potable ou n’en ont pas suffisamment. Un autre problème consiste en ce que l’eau devient de plus en plus un objet de convoitises économiques et politiques. L’idéologie du libre-échange ne recule devant rien et le fait de vouloir tirer des bénéfices de ce bien vital correspond tout à fait à la tendance actuelle à l’optimisation des profits.
Alors que la géostratégie de la politique de puissance du XXe siècle était axée sur le contrôle des ressources pétrolières, les réflexions se focalisent maintenant de plus en plus sur la disponibilité des ressources en eau. Le risque est grand que l’on ait recours à la force pour imposer sa volonté. Il est donc d’autant plus important de faire mieux prendre conscience que la question de l’eau et des services publics en général ne peut être résolue que par des moyens authentiquement démocratiques. Il ne faut pas qu’un petit nombre de grands groupes, voire un seul, mettent la main sur l’eau, donc sur la vie. En même temps, nous devons rester réalistes et nous préparer à résister aux ambitions hégémo­niques de certains Etats et de certaines élites. La Suisse est un des châteaux d’eau de l’Europe et cela pourrait éveiller des intérêts non seulement économiques mais stratégiques et hégémoniques. L’interview du professeur Albert A. Stahel montre que la Suisse ferait bien d’une part de se préoccuper de son approvisionnement en eau profondément ancré dans les communes et d’autre part de se préparer au fait que des Etats étrangers pourraient faire valoir des exigences de grande puissance, et pas forcément directement.

Horizons et débats: Dans le monde de demain, la question de l’eau sera encore plus importante qu’aujourd’hui pour la survie des Etats que les réserves pétrolières, ou peut-être l’est-elle déjà aujourd’hui. De nombreux spécialistes parlent de l’eau comme de la source de conflits du XXIe siècle. Pensez-vous que, dans un proche avenir, ce problème sera également important pour la Suisse, château d’eau de l’Europe?

Albert A. Stahel: Il existe déjà des conflits à propos de l’eau. Mais il ne s’agit pas avant tout d’eau potable, mais d’eau en tant que facteur de production, en particulier de production agricole. On le voit bien en Chine, pays qui tente de retenir son eau au moyen de barrages. Et il existe d’autres zones de conflit. L’Asie centrale en est une. A l’époque soviétique, il n’y avait pas de problèmes car tous ces Etats faisaient partie de l’URSS. Ce n’est qu’après son effondrement que les conflits ont éclaté, par exemple entre le Kirghizistan et ses voisins, l’Ouzbékistan et le Kasakhstan. Le premier a suffisamment d’eau et les deux autres en manquent. Nous savons que la mer d’Aral est en train de s’assécher à la suite de la surutilisation de l’Amou-Daria. Dans cette région, la question de l’eau n’est pas résolue. Il n’existe pas encore de réglementation claire.
Et il y a le gros problème de l’eau du Nil, avant tout du Nil bleu. Il devrait exister à ce sujet un accord entre l’Ethiopie, le Soudan et l’Egypte. Etant donné sa puissance militaire et sa population plus importante, l’Egypte est en position de force. C’est d’ailleurs un cas intéressant: les Etats qui disposent de l’eau ne sont pas automatiquement en pole position. Ce qui est essentiel, c’est la puissance militaire. L’exemple de la Turquie nous le montre. Avec le Tigre et l’Euphrate, elle est la puissance dominante et elle peut dicter sa volonté aux autres, par exemple à la Syrie et à l’Irak. Je pense ici au projet de barrage d’Ilisu.
En Palestine, le conflit ne devrait pas être réglé car l’eau est capitale pour Israël. Ce pays importe plus de produits alimentaires qu’il n’en exporte. Derrière la question de l’eau, il y a un problème politique: le contrôle des territoires occupés. La pénurie d’eau est instrumentalisée pour expliquer un conflit politique.
Je le répète: l’eau est un bien rare et la plus grande consommatrice d’eau est l’agriculture. Quand l’eau se raréfie, les aliments se raréfient également. Leur production et l’agriculture prennent de l’importance. C’est une chaîne importante dans la problématique de l’eau. Pour les migrations, par exemple, la question déterminante n’est pas celle de l’eau potable mais celle de l’alimentation.

Vous venez d’évoquer la situation mondiale, mais qu’en est-il de la Suisse? Pour le moment, elle a suffisamment d’eau. L’Europe manifeste-t-elle des convoitises à l’égard du château d’eau helvétique?

Attention: la Suisse n’est pas le château d’eau de l’Europe, mais l’un d’entre eux. Il y a par exemple le massif central en France, l’est des Alpes avec l’Autriche ainsi que la Forêt noire. Il y a donc plusieurs châteaux d’eau cruciaux. La Suisse occupe une situation clé par rapport à l’Allemagne. Environ un tiers de l’eau dont cette dernière a besoin vient de Suisse. La proportion n’est que de 17% pour la France et elle est encore plus faible pour l’Italie.
Tous les pays riverains du Rhin dépendent de cette eau. On dit volontiers que l’eau consommée par les Hollandais a été bue plusieurs fois, c’est-à-dire qu’elle a été recyclée plusieurs fois. L’Allemagne du Sud dépend fortement de la Suisse; ainsi Stuttgart dépend du lac de Constance. Si l’eau devenait rare, cette dépendance gagnerait en importance. On augmenterait les pressions sur la Suisse pour qu’elle fournisse davantage d’eau. Cela va se produire, j’en suis persuadé.
La question sera de savoir comment se comporter face à ces pressions. Il y a deux manières de réagir. Ou bien on essaie d’y résister et de formuler des stratégies qui peuvent aboutir à des négociations. Il existe déjà une convention relative à l’eau du lac de Constance. Ou bien on cède et on fournit l’eau. Notre problème, aujourd’hui, est le suivant: nous avons une importance économique mais nous ne sommes rien en matière de politique de puissance.
La question de l’eau provoquera des conflits politiques comme l’affaire de l’aéroport de Zurich, parfait exemple de politique de puissance. Lorsque l’on a construit là-bas le terminal E, le trafic a été réduit et Munich en a profité. On a instrumentalisé les demandes de la population d’Allemagne du Sud pour exercer des pressions. Et les attaques de Steinbrück relèvent uniquement de la politique de puissance, qui est liée à la politique intérieure allemande. Il s’agit de gagner les élections et on utilise pour cela les exigences à l’égard de la Suisse. Or si l’on agit ainsi pour quelques millions ou milliards, on ne prendra surtout pas de gants dans la question de l’eau car disposer de cette ressource, qu’il s’agisse d’eau potable ou d’eau pour l’agriculture, est une nécessité vitale pour des millions d’humains.
Ce sont là des situations types et l’on ferait bien de les étudier attentivement car la question de l’eau va surgir. Le problème, c’est l’Allemagne avec ses 80 millions d’habitants et ses besoins en eau. Et la Suisse ne peut pas se permettre une position politique de faiblesse. Quand un Etat est dans une telle position, il subit des pressions. Il faudra observer attentivement l’évolution des choses et plus précisément dans deux directions: premièrement l’évolution des besoins en eau de l’Allemagne. Deuxièmement, nous allons devoir étudier avec attention des cas types. C’est d’ailleurs ce que nous faisons déjà, et l’Allemagne aussi.

La «Convention concernant la réglementation des prélèvements d’eau opérés dans le lac de Constance» doit être prochainement reconduite. Les négociations seront difficiles. Que doit faire la Suisse?

En plus de l’analyse des manoeuvres politiques, nous devrions nous demander comment procéder. Et cela m’amène à parler de la vente de la vallée d’Urseren, dans le canton d’Uri. Au début de l’année dernière, j’ai écrit un article intitulé «Avons-nous vendu le château d’eau du Gothard à la légère?». Il était insensé de vendre la moitié de la vallée d’Urseren. Pour une modique somme, 20 millions de francs, l’Egyptien Sawiris a pu acquérir toute la région située à l’ouest de la Reuss, d’Andermatt à Hospental. C’est un territoire immense et particulièrement important pour l’agriculture. Il a acheté le joyau de la vallée, qui fait partie du château d’eau de la Suisse et était jusque-là un élément de notre défense efficace. L’Aar et la Reuss sont essentiels pour l’approvisionnement en eau du Plateau.
A l’avenir, il sera encore plus important de disposer d’eau pour l’agriculture, notamment en raison de la croissance démographique. En Europe également, des pays – l’Espagne, le Portugal, le sud de l’Italie et la Grèce – vont s’assécher et ne pourront plus pratiquer l’agriculture. La Turquie, grâce à son château d’eau des hauts plateaux d’Anatolie, a suffisamment d’eau, mais l’Inde est à la veille d’une pénurie. Le conflit à propos de l’eau de l’Himalaya n’est pas résolu et l’Asie du Sud-Est – Laos, Thaïlande et Vietnam – est également dépendante de cette eau. De très graves conflits auront lieu à propos de la production agricole. C’est pourquoi les pays qui possèdent des châteaux d’eau doivent rester capables de se défendre.    •