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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°13/14, 12 avril 2010  >  Amérique latine: Avènement d’une alternative au néolibéralisme et au socialisme autoritaire [Imprimer]

Amérique latine: Avènement d’une alternative au néolibéralisme et au socialisme autoritaire

par Emmanuel Broillet*

thk. Depuis quelques années, les médias s’intéressent de nouveau davantage à l’Amérique latine. Les raisons de cet intérêt résident avant tout dans le développement du Venezuela, de la Bolivie et de l’Equateur, trois pays qui ont longtemps souffert de la dictature et s’engagent dans une nouvelle voie politique. Qu’est-ce qui a changé et qu’est-ce que cela signifie pour le reste du monde?
Comme l’Afrique, l’Amérique du Sud a une histoire douloureuse. Au milieu du XVIe siècle commence la colonisation brutale par les conquistadores espagnols et portugais qui scelle 300 ans d’oppression de l’Amérique latine. Au XIXe siècle, les pays se libèrent et des Etats indépendants naissent. Parallèlement, les Etats-Unis, qui montent en puissance, font de l’Amérique du Sud leur arrière-cour et, avec la doctrine Monroe de 1823, se donnent la possibilité de défendre leurs intérêts, au besoin par la force des armes.
Certains pays d’Amérique latine ont connu, vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle, une certaine prospérité qui allait de pair avec la libération par rapport aux dictatures ou aux monarchies qui s’étaient formées après le départ des Espagnols, libération qui entraîna la création de gouvernements démocratiques. La crise économique mondiale du début des années 1930 frappa également les Etats d’Amérique du Sud et, en conséquence, des systèmes autoritaires soutenus par les USA s’établirent à nouveau. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, des guerres civiles et des dictatures militaires brutales marquèrent le destin de pays comme l’Argentine, le Chili, le Venezuela, le Nicaragua, El Salvador, etc., lesquelles se maintinrent au pouvoir grâce à l’aide des Etats-Unis. C’est ainsi que, sous la pression des Chicago boys de Milton Friedman, Augusto Pinochet au Chili et Jorg Rafael Videla en Argentine, Anastasio Somoza au Nicaragua et Alfredo Stroessner au Paraguay transformèrent leurs pays en laboratoires du néolibéralisme et les livrèrent à une exploitation brutale. Rares sont les tentatives de ces dictatures pour se libérer qui furent couronnées de succès. Les nouveaux gouvernements, même s’ils s’étaient établis à la suite d’élections, se courbèrent docilement sous le joug des Etats-Unis et poursuivirent systématiquement la politique néolibérale.
Avec l’élection de Hugo Chavez à la présidence du Venezuela et d’Evo Morales à celle de la Bolivie, un tournant a eu lieu en Amérique latine: ces deux pays se sont libérés de l’influence du colosse états-unien.
Les médias occidentaux sous influence ne cessent de critiquer les nouveaux présidents démocratiquement élus et leurs gouvernements. Leur politique de répartition plus équitable des richesses et le soutien apporté aux plus démunis et aux populations indigènes s’oppose de manière flagrante au capitalisme débridé en provenance des Etats-Unis et donne à beaucoup de personnes, non seulement en Amérique latine, l’espoir en une économie plus juste et plus humaine.
La crise de notre système économique nous a montré avec évidence ce que cela signifie de laisser libre cours à la spéculation et à la quête du profit maximum. Malgré tous les discours lénifiants, nous nous trouvons encore en pleine crise et des experts sérieux parlent même d’un début d’effondrement. Dans ce contexte, l’exemple de l’Amérique latine prend une tout autre dimension. L’article ci-dessous, dû à Emmanuel Broillet, anthropologue et excellent connaisseur de l’Amé­rique latine, nous informe de manière fondée sur les évolutions actuelles en Amérique du Sud et nous montre quelles forces positives les peuples exercent là-bas.     •

Dans le contexte du sujet du Congrès de Feldkirch,** j’ai choisi de développer deux aspects de la situation actuelle préoccupante en Amérique latine: l’Emergence historique des dirigeants néo-bolivariens et la recherche d’un monde meilleur indigène.
Pourquoi ce double aspects? S’il y a un thème qui préoccupe l’humanité, en tout temps et en tout lieu, c’est bien celui d’une justice sociale équitable, condition primordiale pour régler les rapports humains. En effet, vivre en société est une obligation fondée sur des règles et des valeurs partagées, gérant les rapports entre les individus, entre l’individu et la communauté, entre l’individu et le pouvoir. C’est certainement pour cela que ces valeurs se trouvent le plus souvent rehaussées au statut de droits «sacrés», chez l’ensemble des peuples de la terre.
Ma participation est une évaluation du débat qui tourne autour de l’émergence actuelle des dirigeants des pays latino-américains et l’espoir populaire ressenti annonçant un monde meilleur pour les classes sociales les plus défavorisées. Les deux thèmes choisis se concentrent donc plus sur les caractéristiques du «monde réel» que sur les considérations théoriques, de sorte que l’analyse de l’émergence historique des dirigeants néo-bolivariens et la recherche d’un monde meilleur s’est trouvée liée, dès le départ, aux questions socioculturelles, principalement politiques et économiques. En conséquence, l’approche anthropologique des questions de dynamique que pose la réforme des structures sociales tiendra compte non seulement des problèmes théoriques, mais également des expériences concrètes de l’émergence de la libéralisation et de l’amélioration des conditions de vie des peuples indigènes latino-américains contemporains. Les problèmes examinés seront tout d’abord le problème historique et ses divers aspects, ensuite la critique articulée autour des différents aspects définis dans le premier. Je terminerai par la présentation de quelques questions, des résultats et une discussion tendant à élargir le cadre d’analyse des problèmes de l’enjeu politique de l’Amérique latine.

Emergence historique des dirigeants néo-bolivariens

Je commence avec l’émergence historique des dirigeants néo-bolivariens en essayant, tout d’abord, de les identifier je vais poursuivre ensuite avec divers aspects de cette émergence, soit: le choc vénézuélien. Et, je terminerai enfin avec des questions, des résultats et une discussion.

Histoire

L’histoire des pays et dirigeants socialistes d’Amérique latine ne débute pas aujourd’hui. Plus de 25 ans de néolibéralisme ont miné les industries locales, les petites fermes et les opportunités d’emploi de la région. Il en a résulté un génocide économique graduel qui a engendré une pauvreté humiliante pour les trois quarts des Latino-américains, une mobilité sociale vers le bas pour une classe mo­yenne qui se rétrécit, des batailles de la dernière chance pour les secteurs syndiqués en perte de vi­tesse ainsi que des vagues de migrations in­ternes et externes. Le néolibéralisme a également provoqué une nouvelle vague de Nouveaux mouvements sociaux et de virages électoraux vers la gauche. Il y a bien sûr, de fortes ten­dances contraires, incluant des tentatives pour dé­stabiliser les gouvernements; des complots et des mobilisations contre-révolutionnaires; plus de répression et de terrorisme paramilitaire; un accroissement de la violence contre les femmes, les gais, les transsexuels, les minorités ethniques, la jeunesse non-confor­miste, les journalistes et les groupes de défense des droits humains. L’enjeu en Amérique latine n’est ni plus ni moins la souveraineté nationale et le contrôle des ressources de base incluant le pétrole, le gaz, l’eau, la main-d’œuvre bon marché, les écoles, les hôpitaux, le logement, le transport, les pensions, les banques et les industries. Les Nouveaux mouvements sociaux contestent la privatisation de la nature, la marchandisation de la vie et le pillage imposé par la mondialisation néolibérale ainsi que le paiement impossible des dettes extérieures refilées par les dictatures.

Changement

Le changement électoral présidentiel, passant des néolibéraux «durs» aux néolibéraux «soft», est mis en évidence par l’élection de Lula au Brésil, Nestor Kirchner en Argentine, Tabaré Vasquez en Uruguay, Michelle Bachelet au Chili, Mauricio Funes au Salvador et même Nicanor Duarte au Paraguay qui avait initialement soutenu le Marché commun du Cône Sud, ou Mercosur, l’alternative de l’Amérique du Sud à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), qui a récemment incorporé le Venezuela. Des changements électoraux similaires sont attendus au Pérou, au Mexique, en Equateur, dans quelques petites nations des Caraïbes, et probablement même en Colombie. Les candidats promettent de ne pas mettre en œuvre une politique fondamentaliste du libre-échange ni la ZLEA même si, une fois élus, ces hommes politiques tentent de sauver le modèle économique néolibéral moribond et, par certains aspects, ils le renforcent. Cela est causé en partie par les décennies passées d’affaiblissement de l’Etat par des politiques de privatisations, les accords de libre-échange et le poids des dettes externes qui ont laissé les gouvernements vulnérables à tous les chantages des multinationales étrangères. Cela explique pourquoi les Nouveaux mouvements sociaux ont pris pour cible le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque mondiale, la Zone de Libre-échange américaine (ZLEA), l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) et les impérialismes américain et européen (les investissements de l’Espagne ayant dépassé ceux des Etats-Unis en Amérique latine).

Les pays où le changement a eu lieu

•    Argentine, présidée par Cristina Fernández de Kirchner depuis décembre 2007
•    Bolivie présidée par Evo Morales depuis janvier 2009
•    Brésil présidé par Luiz Lula da Silva
depuis janvier 2003
•    Chili présidé par Michelle Bachelet
depuis janvier 2006
•    Colombie présidée par Alvaro Uribe
depuis août 2002
•    Cuba présidé par Raúl Castro (interim) depuis juillet 2006
•    El Salvador présidé par Mauricio Funes depuis mars 2009
•    Equateur présidé par Rafael Correa
depuis janvier 2007
•    Guyane présidée par Bharrat Jagdeo
depuis août 1999
•    Mexique présidé par Andrés Lopez Obrador depuis octobre 2006
•    Paraguay présidé par Fernando Lugo
depuis août 2008
•    Pérou présidé par Alan García depuis juillet 2006
•    Suriname présidé par Ronald Venetiaan depuis août 2000
•    Uruguay présidé par Tábaré Vásquez
depuis mars 2005
•    Venezuela présidé par Hugo Chávez
depuis décembre 1998

Confusion

L’espace pour un néolibéralisme plus «humain» ou pour un nationalisme bourgeois a disparu. C’est pourquoi la Bolivie d’Evo Morales et le Venezuela d’Hugo Chavez, qui tout en collaborant sur plusieurs sujets avec les autres présidents récemment élus, rejettent leur approche néolibérale «soft» en proposant plutôt des changements révolutionnaires, basés sur l’appui de l’Etat aux demandes des mouvements sociaux. Morales en appelle au «socialisme communautaire basé sur la réciprocité et la solidarité» alors que Chavez met l’emphase sur la nécessité d’internationaliser la révolution et de créer le «socialisme du XXIe siècle» parce qu’un «autre monde n’est pas possible dans le cadre du système capitaliste» (voir: Porto Alegre avec ses variantes singulières). Un nouvel élément frappant les Nouveaux mouvements sociaux d’aujourd’hui est leur résistance croissante à la cooptation, le nombre croissant de membres des couches pauvres et leur inventivité tactique. Les structures de classe traditionnelles et les modes de lutte sont aujourd’hui à peine reconnaissables car le néolibéralisme dans les programmes sociaux gouvernementaux et l’utilisation d’une «main d’œuvre flexible» ont conduit à un effondrement du salaire minimum, à la paupérisation des masses, à l’augmentation du chômage, et même pour des professionnels ayant reçu une formation universitaire, à la «précarisation» du travail et à la «surexploitation». Les lignes séparant les classes sociales et les Nouveaux mouvements sociaux sont devenues confuses.

Les peuples indigènes

Pour les peuples indigènes d’Amérique latine, le néolibéralisme n’est rien de plus que le dernier épisode de 500 ans de politique génocidaire et de résistance tenace. Dans ce sens, ils sont très bien renseignés sur certaines réalités historiques, telles que la continuité colonialisme/impérialisme, la destruction écologique, la création et la perpétuation d’une dette impayable comme instrument de domination des peuples, ainsi que l’utilisation systématique des enlèvements, des disparitions, de la torture et de la violence contre les femmes (voir: Porto Alegre, idem). Depuis l’apparition de la première organisation indienne moderne parmi les Shuar (Jivaros) d’Amazonie équatorienne, au milieu des années soixante, jusqu’à l’actuelle mobilisation des Mapuche du Chili, le phénomène n’a fait que s’étendre avec à plusieurs reprises un retentissement mondial: le katarisme1 bolivien dont l’une des principales figures, l’aymara Victor Hugo Cárdenas, a accédé pour quatre ans, en 1993, à la vice-présidence de la République; la guérilla des Miskitos de la Côte atlantique du Nicaragua qui a mis en difficulté le régime sandiniste; le mouvement indien guatémaltèque dont Rigoberta Menchú, prix Nobel de la Paix en 1992, a illustré la destinée tragique; les soulèvements des Indiens des Andes équatoriennes qui ont donné lieu à plusieurs marches spectaculaires sur Quito dans les années 1990; et surtout, l’insurrection zapatiste au Chiapas qui a ébranlé à partir de 1994 la pyramide mexicaine et mobilisé des sympathies et des oppositions bien au-delà des frontières.
Les mouvements indiens ont constitué le principal, sinon le seul mouvement social en Amérique latine dans les dernières décennies. A l’échelle planétaire, dans un monde marqué par la montée des affirmations identitaires antidémocratiques, ils comptent parmi les rares acteurs qui combinent projet culturel, conflit social et aspirations démocratiques. A travers ces mouvements, les Indiens ont acquis une nouvelle visibilité dans tous les pays d’Amérique latine, qu’ils y représentent une part importante de la population (Equateur, Bolivie, Pérou, Guatemala, Mexique) ou qu’ils ne soient qu’une minorité plus ou moins significative (Colombie, Brésil, Nicaragua, Panama ou Chili).

Les femmes

Ce sont les femmes qui ont souffert le plus de la violence économique du néolibéra­lisme, sans mentionner l’accroissement de la violence dans la vie de tous les jours. Les protestations contre les abus croissants envers les femmes et le commerce du sexe (qui est maintenant économiquement plus important que le commerce de la drogue) sont devenues centrales, non seulement pour les mouvements féministes comme la Marche mondi­ale des femmes, mais pour les Nouveaux mouvements sociaux en général. Des exemples de femmes dirigeantes vont des commandantes zapatistes (au Mexique) aux piqueteras argentines (personnes sans emploi bloquant les intersections importantes), de même que les mères et les grand-mères de la Place de Mai (en Argentine). Particulièrement dignes de mention sont les femmes qui ont dirigé le soulèvement national pour sauver la vie du président Chávez (au Venezuela) durant le règne de deux jours de Pedro Carmona, «Pedro le bref», lors du coup d’Etat soutenu par les Américains le 11 avril 2002, de même que les travailleurs boliviens, vendeurs de rue et les femmes chefs de famille d’El Alto qui ont organisé des comités de défense et de lutte.

Les masses rurales

Le rôle des paysans et petits agriculteurs est devenu central en dépit d’une répression accrue. Dans la plupart des cas, cette «paysannerie» multiethnique est devenue une nouvelle force de travail bon marché, flexible et migrante. Qu’il s’agisse des cultivateurs de coca des Andes, ou des paysans du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre du Brésil (le MST est membre de la Via Campesina, un réseau de mouvements paysans dans 87 pays), les masses rurales ont mobilisé jusque dans les villes.

Les travailleurs

Une nouvelle vague de militantisme syndical s’est levée contre les multinationales et contre les leaders syndicaux corrompus (les charros au Mexique). Des confédérations syndicales indépendantes – telles que le Front authen­tique des travailleurs (FAT) du Mexique ainsi que des scissions dans les vieilles confédérations comme l’Union nationale des travailleurs (UNT) du Venezuela, – sur­gissent partout. Au Chili, les Collectifs de travailleurs ont commencé à remplir le vide virtuel de syndicat laissé par l’Etat terroriste pas tout à fait encore démantelé de la dictature de Pinochet. Egalement, d’importantes luttes de travailleurs s’internationalisent, liant les campagnes des travailleurs de Coca-Cola au Guatemala, en Colombie et en Inde, tout comme les luttes pour la syndicalisation dans les maquiladoras (usines d’assemblage aux salaires très bas) du Mexique, de l’Amérique centrale et des Caraïbes. Les travailleurs latino-américains ont occupé tellement d’usines abandonnées par leurs propriétaires et les ont remises en marche que fin 2005, le Venezuela a accueilli un congrès continental pour les travailleurs des usines récupérées.
Intérêt pour le socialisme
L’intérêt est grandissant pour le socialisme en Amérique latine. Des sondages d’opinion au Venezuela et au Brésil montrent que plus de la moitié de la population de ces pays est favorable au socialisme, une chose rarement entendue dans des pays tels que le Chili ou le Mexique. Il y a cependant un débat grandissant sur le type de socialisme qui devrait être recherché. Il existe déjà un processus pour initier ce qu’on pourrait appeler «deux, trois, de nombreux socialismes» en commençant par la révolution cubaine de 1959. Comme l’a écrit le célèbre marxiste péruvien José Carlos Mariategui (mort en 1930), l’Amérique latine ne veut pas d’une réplique du socialisme européen mais plutôt d’un socialisme basé sur sa propre réalité, dans le cas du Pérou, sur la réalité indigène. En cela, le socialisme à Cuba est distinctivement cubain, celui du Venezuela est enraciné dans les idées de Simon Bolivar2, le socialisme bolivien est basé sur les traditions indigènes tandis que la leader indigène équatorienne Blanca Chancoso suggère un «état plurinational, pluriculturel, que nous pourrions construire ensemble». Les Zapatistes (qui ne parlent pas de socialisme) se font les défenseurs d’un système où tous les pouvoirs viendraient d’en bas, comme dans leurs «conseils de bon gouvernement» au Chiapas.
Le débat met en lumière les multiples perspectives socialistes d’Amérique latine qui partagent entre elles quatre caractéristiques:
1.    elles sont conduites par des valeurs hu­maines cherchant la fin du patriarcat, du racisme, du sexisme, de l’exploitation de classe, du génocide, basées sur des valeurs d’amour (comme dans les œuvres de Che Guevara et de José Martí), du respect des autres et de la justice sociale;
2.    le socialisme est participatif débarrassé de l’autoritarisme stalinien, mais avec une planification décentralisée des entreprises contrôlées par les travailleurs, et la «politique au lieu de la politicaillerie» (selon les mots de Fidel Castro), le tout enraciné dans l’usage de l’Etat et de la participation populaire depuis le bas, au lieu de la «partitocratie» ou de «l’avant-garde»;
3.    l’internationalisme, la planification des marchés nationaux et internationaux, la défense des peuples contre le néolibéralisme et les interventions impérialistes, la mise sur pied d’une organisation internationale sans droits de veto, feraient la promotion de la paix et des droits humains;
4.    la souveraineté des Etats nations, la dé­fense des principes de non intervention, non agression, autodétermination, incluant le droit de former de nouveaux Etats liant plusieurs peuples (tels que la Bolivie et le Venezuela) ainsi que les Etats aspirant à une véritable «indépendance nationale» à travers une unification en un Etat latino-américain ou Confédération d’Etats (comme dans le concept «Notre Amérique» de José Marti et la «Grande Patrie» de Bolivar).
La «gauche» socialiste et la souveraineté du peuple latino-américain dans la recherche d’un monde meilleur.
Je n’ai pas de recettes et il y a des gens beaucoup plus compétents que moi pour répondre à cette question. Simplement, je dirais qu’en premier lieu, il faut encourager et soutenir tout dispositif de redistribution de la richesse à moyen et long terme qui soit économiquement soutenable, qui s’appuie sur un montage institutionnel bien conçu et qui ne repose pas seulement sur les illusions de prestidigitateur du modèle rentier-extra-activiste.
En premier lieu, voici deux exemples: l’authentique démocratisation passe par la réforme fiscale en Equateur et passe par la restructuration du système de santé publique brésilien. De ces deux exemples, personne ne parle bien qu’ils me semblent beaucoup plus importants que n’importe quel éphémère cadeau pétrolier aux masses bolivariennes reconnaissantes. En deuxième lieu, il faut continuer à combattre toute forme de racisme ou de discrimination et décoloniser l’imaginaire et les institutions pour dépasser les 500 ans de subalternité mentale et matérielle, mais sans tomber dans l’idée ridicule que ce qui est en train de s’instaurer ou devrait s’instaurer en Amérique latine serait un nouveau modèle qui n’aurait soi-disant rien à voir avec la «civilisation blanche-chrétienne-capitaliste-occidentale». En réalité, cette soi-disant civilisation blanche-chrétienne-capitaliste-occidentale n’existe pas, elle n’est que le prétexte fallacieux et obsolète de la domination coloniale et de l’imaginaire raciste européen.
Bien entendu, il faut renforcer l’intégration du continent sud-américain et promouvoir son rôle international proactif en tant que bloc, et ce à travers des propositions pas seulement symboliques mais pratiques, susceptibles d’engendrer des coalitions efficaces et des consensus alternatifs et visant à réformer en profondeur les normes et l’architecture institutionnelles des relations internationales. A quoi j’ajouterai qu’il me semble complètement stérile de continuer à construire l’imaginaire de la gauche latino-américaine sur la base d’une éternelle confrontation rhéto­rique victime avec les Etats-Unis, ceci à une époque où les banquises polaires et les glaciers andins sont en train de fondre et où l’essor des nouveaux géants asiatiques (qui n’ont aucune raison de faire des cadeaux à l’Amérique du Sud, il n’y a qu’à voir le cy­nique pragmatisme commercial de Pékin et sa contribution à la reprivatisation «dépendante» des pays sud-américains) menace de faire des ravages dans les économies de la région.

Quinze élections présidentielles

L’Amérique latine est entrée à la fin 2005 dans une période de mutations politiques au sommet avec treize élections présidentielles. Cette période, qui a démarré en novembre 2005 au Honduras, sera close en décembre 2006 lorsque le peuple vénézuélien décidera de continuer à soutenir ou non la «révolution» de Hugo Chavez.
Changements en Amérique centrale:
•    Le Costa Rica a retrouvé son leader politique lorsqu’en juillet 2005 Oscar Arias, Prix Nobel de la Paix pour son rôle dans la pacification de l’Amérique centrale à la fin des années 1980, s’est proclamé candidat à la présidence. C’est le choix de la continuité d’un pays à tradition démocratique forte ainsi que de l’innovation en raison du programme de gouvernement de M. Arias, axée sur le renforcement de la démocratie, la construction de la paix et la transformation des rapports sociaux par un développement durable et équitable dans la région de l’Amérique centrale.
•    Le Honduras continue sur les voies de l’alternance entre les deux forces politiques traditionnelles du pays. Une certaine égalité subsiste entre les deux grands partis, parti national et parti libéral. Indépendamment des résultats des élections présidentielles, il n’y a pas de changements à l’horizon.
•    Le Nicaragua voit s’affronter deux per­sonnes issues du même parti: Herty Lewites, actuel maire de Managua et ancien leader du Front sandiniste de libération nationale (dont il a été expulsé par Daniel Ortega, premier dirigeant du Front sandiniste de libération nationale), et Daniel Ortega.
•    Le Salvador, lui aussi, est en train de changer. L’actuel président du Salvador, ancien journaliste sur la chaîne 12 de télévision – et ancien correspondant de CNN en espagnol –, Mauricio Funes, de ten­dance sociale-démocrate, n’a pas participé à la lutte armée. En revanche, son vice-président Salvador Sánchez Cerén est un ex-commandant de la guérilla. Cette victoire du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) met un terme à vingt années d’hégémonie de l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA). Fondé par l’«âme damnée» des escadrons de la mort, Roberto d’Aubuisson, et émanation de l’extrême droite, ce parti a peu à peu laissé en chemin ce passé sulfureux, mais n’en demeure pas moins le représentant d’une droite dure. Pour tenter de barrer le chemin à la gauche, les deux autres formations conservatrices, le Parti de conciliation nationale (PCN), représentant des gouvernements militaires (1961–1976), et le Parti démocrate-chrétien (au pouvoir de 1984 à 1989), ont renoncé à présenter un candidat et se sont ralliés d’emblée à l’ARENA.

L’Amérique latine porteuse d’espoir

L’Amérique latine bouge; elle est de nouveau porteuse d’espoirs. Il y a 15 ans, Clinton a réalisé tout son mandat sans même croiser le Rio Grande, sans aller au Mexique pour signer l’Accord de libre-échange d’Amé­rique du Nord (ALENA). L’Amérique latine se comportait bien, de leur point de vue. Dix ans après, le gouvernement Bush n’a pas pu compter sur l’appui d’un seul gouvernement d’Amérique latine pour l’invasion de l’Irak – ni même celui du Mexique, son allié proche. La ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques, ALCA en espagnol), le projet stratégique des Etats-Unis d’Amérique pour l’Amérique latine, a échoué. Après avoir été le laboratoire mondial pour les expériences néolibérales – et précisément pour cette raison – l’Amérique latine est devenue le maillon le plus faible de la chaîne néolibérale dans le monde.
On peut dire, d’une façon simplifiée mais exacte, que le monde est aujourd’hui dominé par trois grands monopoles, par trois grands pouvoirs: le monopole des armes, le mono­pole de l’argent et le monopole de la pa­role. On peut dire aussi qu’il y a des acquis fondamentaux, en Amérique latine, dans la lutte contre les deux premiers monopoles et la construction d’un monde multipolaire: la majorité des gouvernements de la région ont placé parmi leurs priorités les projets d’intégration régionale – Mercosur, ALBA, Banque du Sud, gazoduc continental, entre autres – contre les Accords de libre-échange, proposés par les Etats-Unis. Les Etats-Unis ont, de ce point de vue, une seule grande alliée – la Colombie, où a eu lieu une des guerres interminables de l’Empire. Mais c’est un gouvernement isolé dans la région. La base mili­taire états-uni­enne en Equateur va être fermée. C’est aussi à cause de cela que l’élection présidentielle au Paraguay en avril prochain est très importante; les Etats-Unis y stationnent d’ailleurs un nombre important de troupes, dans une région où leurs intérêts sont menacés.

L’Amérique latine joue son rôle

L’Amérique latine joue donc un rôle positif dans la lutte contre un monde unipolaire, base indispensable pour en finir avec le pouvoir des armes. En Amérique latine, les idées populaires, les pressions sélectives et les certitudes s’associent en général dans une lutte sanguinaire pour la vie. Depuis l’apparition du monde, la connaissance et la recherche de la vérité, cela signifie que l’évolution culturelle non violente n’est pas un rêve utopique, bien que nous ne puissions jamais savoir avec certitude.
Du côté du pouvoir de l’argent – promu par le modèle néolibéral – l’Amérique la­tine apporte aussi des contributions importantes, même si elles sont moindres que dans le cas précédent. Des gouvernements comme ceux du Brésil, de l’Argentine, de l’Uruguay, du Nicaragua, s’ils privilégient les processus d’intégration régionale, ne sont pas sortis du modèle économique néolibéral. Ce sont des gouvernements différents de ceux qui les ont précédés. Dans quelques cas, des flexibilisations du modèle ont été mises en place. Des politiques sociales effectives de redistribution des revenus se développent. Ces gouvernements mènent des politiques extérieures indépendantes, etc. Ce sont des gouvernements contradictoires, mais qui reproduisent l’hégémonie du capital financier, la force des bourgeoisies d’exportation de produits primaires, et les politiques de libre-échange.

Initiatives

Plusieurs initiatives extraordinaires sont en train de se développer dans ce cadre – je n’ai pas ici le temps de les mentionner toutes. On peut quand même mentionner la Banque du Sud, qui incorpore aussi des pays qui ne sont pas dans l’ALBA, comme le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, et qui représente l’esquisse d’une nouvelle architecture financière, par le biais de laquelle les pays de la région peuvent financer leurs propres projets – une alterna­tive aux politiques du FMI. Un autre exemple serait l’Opération miracle. Il s’agit d’une initiative lancée d’abord à Cuba et qui permet la récupération de la vision pour des milliers de personnes, en général pauvres. L’opération a été étendue maintenant au Venezuela et à la Bolivie. C’est dans ce contexte que sont apparues les premières générations de médecins pauvres en Amérique latine, formés par l’Ecole latino-américaine de médecine, à Cuba et au Venezuela.
C’est aussi dans le cadre de cette coopé­ration que l’analphabétisme a été éliminé au Venezuela – selon l’UNESCO –, et que 60% de l’analphabétisme a déjà été éliminé en Bolivie. La Bolivie, et sans doute aussi le Nicaragua, pourront probablement annoncer cette année qu’ils sont – avec Cuba et le Venezuela – les seuls pays d’Amérique latine sans analphabètes. Tout cela est rendu possible par des rapports non marchands, qui ne sont pas basés sur un calcul des coûts et des bénéfices et sur la recherche du profit, mais sur des processus de dé-marchandisation. Démocratiser, à l’époque de l’hégémonie néolibérale, signifie «démarchandiser». Comme on dit en France, «le fondamental n’a pas de prix». Et le fondamental ce sont les droits, pas les marchandises.

Un autre monde est aussi possible et n’est pas utopique

La construction d’un autre monde possible ne pourra se faire sans passer par le politique, sans compter sur l’action des Etats et des gouvernements – des nouveaux Etats, des gouvernements anti-néolibéraux, mais aussi des gouvernements qui ne sont pas carrément anti-néolibéraux. Les sujets de la création d’un autre monde possible ne peuvent pas être les mouvements sociaux en substitution aux sujets du monde du travail. Ce sont les mouvements sociaux, s’ils s’inscrivent dans une nouvelle articulation avec la politique. Une mauvaise compréhension de cette articulation conduit des mouvements sociaux à rester en dehors du champ politique où se met en place un processus de profondes transformations économiques, sociales, politiques et cultu­relles, en Bolivie, au Venezuela, en Equateur, et, dans quelques cas, à choisir le camp de l’opposition, en soutenant des positions corporatistes contre la construction des alternatives poli­tiques et d’hégémonies alternatives. (Je ne parle pas des ONG, cas beaucoup plus grave).
Au nom de l’«autonomie des mouvements sociaux», devenue dans quelques cas une question de principe, ils s’excluent du processus en cours de construction d’un autre monde possible. S’il s’agit de maintenir l’autonomie contre la subordination des intérêts populaires, ce n’est pas un problème. Mais lorsque sont opposés niveau social et niveau politique, on tombe sur des positions corporatistes – au nom de la «société civile» –, au risque d’abandonner la lutte politique aux forces traditionnelles, qui reproduisent le système dominant. Cette autonomie peut être bonne pour résister au néolibéralisme mais elle est un obstacle absolu si on veut construire un autre monde pos­sible et pas seulement dire qu’il est pos­sible. La meilleure forme de le dire est de le bâtir et cela n’est pas possible sans un nouveau modèle hégémonique – économique, social, politique et culturel, un nouveau type de pouvoir, une nouvelle société, un nouveau monde dans sa globalité.
Pour le Forum social mondial de Porto Alegre, reprendre la lutte politique d’une nouvelle manière c’est, avant tout, reprendre le sujet de la lutte contre la guerre comme question centrale. Et prendre en considération, sérieusement, le nouveau monde possible qui a commencé à se construire en Amérique la­tine. Le néolibéralisme essaie de décou­rager toute forme de régulation de l’Etat et de discréditer le rôle de la politique et de toutes formes de gouvernement en faveur de l’expansion du marché. La lutte pour une autre pratique politique fait donc partie de la lutte pour un autre monde possible et le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur démontrent que cela est à la fois possible et indispensable pour la construction d’un nouveau type de société.

Conclusion

La libéralisation

En conclusion, on est en droit de dire que de nombreux pays en développement, en Amérique latine, s’engagent dans la voie de la libéralisation. On peut supposer que ces pays adoptent une nouvelle stratégie de développement parce que leurs dirigeants pensent que l’approche favorable au marché est la stratégie «optimale». La stratégie choisie promet de remédier simultanément à deux carences fondamentales: le manque de moyens financiers et l’absence d’une définition claire du rôle de l’Etat dans le développement.
Je soutiens que ces deux problèmes fondamentaux ne sont pas encore résolus, mais court-circuités par l’indétermination des réformes pendant la période historique actuelle dite de transition. La longue période de transition que suppose la stratégie fondée sur le libéralisme, ou la libéralisation, nécessite une intervention importante de l’Etat, alors que le lancement de réformes ne permettra sans doute pas, à lui seul, de répondre aux besoins de financement de l’économie, de la restructuration sociale, de la reconnaissance des affaires culturelles telles les libertés d’expression, de pensées et de droits fondamentaux. Tel a été le cas du Chili.
De la présente analyse, on peut tirer les conclusions suivantes:
•    Phase 1: La période de transition est très longue et difficile à gérer. La libéralisation du commerce extérieur, des marchés intérieurs, des réformes sociales liées aux structures gouvernementales, tous ces aspects sont combinés avec ceux des programmes politiques acceptables.
•    Phase 2: La période de stabilisation peut être très longue, du moins jusqu’à l’achèvement de la phase 1, lorsque le pays aura rétabli sa réputation de solvabilité.
•    Phase 3: La période de détermination des effets de certaines mesures, car il n’est pas vrai que l’économie prouve que les marchés libéralisés sont toujours les meilleurs.
•    Phase 4: La période de stagnation et d’équilibre n’est vraie que lorsque l’ordre chronologique des réformes est appliqué.

L’idéologie, utopie et identité

Je voudrais encore ajouter une dernière réflexion optimiste qui mettra fin à ma contribution. Selon ce que j’ai essayé de démontrer antérieurement, les idées et les pressions sélectives de tout un peuple s’associent en général dans une lutte sanguinaire pour la vie. Cette «idéologie» devrait être prise au sérieux car, en réalité, avec l’apparition de la conscience humaine du bien et du mal, la configuration de notre environnement socioculturel basé sur la finalité de la paix et la non-violence n’est pas uniquement un rêve utopique, mais aussi un objectif à atteindre nécessaire et indispensable pour tous les Latino-Américains et l’humanité toute entière. Si l’utopie est le discours d’un groupe, elle n’est pas uniquement un ensemble idéologique, mais plutôt une mentalité ou une configuration qui organise les idées dominantes, un idéal transcendant, la rébellion d’une classe opprimée. La fonction positive de l’utopie est donc d’explorer le possible, les possibilités latérales du réel.
Sans clore trop rapidement, je dirais encore que la signification de l’idéologie et de l’utopie permet d’illustrer les deux versants de la dynamique du pouvoir et de l’imagination. Le problème du pouvoir et de l’imagination reste, pour moi, la structure la plus fascinante de l’existence. S’ouvrir aux imprévus imaginaires fait partie de notre identité. L’identité des peuples et communautés latino-améri­caines est aussi une identité prospective, en suspens. C’est le cas même de la structure de l’identité comme d’une structure symbolique constitutive de l’imagination elle-même qui se reflète non seulement comme idéologie et comme utopie, mais aussi comme réalité et comme fiction. Ma conviction est que nous sommes toujours pris dans cette oscillation entre idéologie et utopie. Celui qui n’a ni projets ni objectifs n’a rien à décrire.

Le néolibéralisme

Il faut faire appel à quelques éléments du contexte. La concentration des richesses au sein d’une minorité est, en Amérique latine, la plus haute de toute la planète; 230 millions de Latino-Américains – 44% de la population totale – vivent sous le seuil de pauvreté; le coefficient Gini qui mesure le degré d’inégalité y atteint le chiffre record de 0,57 (pour 0,29 en Europe et 0,34 aux Etats-Unis). A l’extrême polarisation sociale, dont les indi­gènes sont, quel que soit le pays, les premières victimes, s’ajoutent la lassitude et les frustrations nées d’une démocratisation strictement formelle des Etats de la région: plus de la moitié des Latino-Américains, d’après une vaste étude du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) réalisée en 2004, seraient ainsi disposés à renoncer à la démocratie, à accepter un gouvernement autoritaire, s’il s’avérait capable de résoudre leurs problèmes socioéconomiques.
Tant la pénétration d’entreprises multinationales au-delà des anciennes frontières, sectorielles et géographiques, du capitalisme, que les facilités offertes par le développement des communications vont jouer à plein en faveur de l’affirmation de ces populations marginalisées et de l’articulation de leurs organisations et revendications. Sur le plan interne, ces mobilisations naissantes vont puiser à la fois dans les dynamiques singulières, provoquées notamment par la modernisation, des communautés rurales dont elles sont issues (conflits générationnels, émergence de jeunes élites novatrices, rupture d’unanimismes traditionnels ...), et dans les multiples influ­ences culturelles et politiques dont les acteurs de ces mobilisations ont été l’objet ces dernières décennies: que ce soit sur le plan religieux, de courants inspirés par les théologies de la libération, ou sur un plan plus socio-poli­tique, d’organisations paysannes, syndi­cales, voire révolutionnaires

Le multiculturalisme

Le multiculturalisme, tout comme ses substituts terminologiques, sont des termes dont l’usage varie selon les lieux, les contextes historiques et nationaux et les approches, épistémologiques ou idéologiques. Par ailleurs, une différence fondamentale existe dans l’acception et l’usage de ce terme entre les pays d’immigration – où le multiculturalisme se pose en termes d’intégration (ou d’assimilation) des porteurs de cultures d’origines exogènes – et les pays post-colonisés où le multiculturalisme se pose en terme du rapport entre les populations autochtones (fourth-world groups) et la société nationale, gérée et érigée selon des principes euro-moder­nistes. Dans cette catégorie, du multiculturalisme dans les pays post-colonisés, une autre différenciation s’applique, entre les pays que les colonisateurs ont quittés (tout en y laissant éventuellement des structures euro-modernistes, comme en Afrique ou en Asie) et ceux où les colonisateurs et leurs descendants se sont installés et forment donc actuellement un secteur de la société nationale. Les textes qui composent ce numéro des Cahiers Alhim relèvent de cette dernière réalité, en l’occurrence celle des pays d’Amérique latine avec leur composante de populations indigènes ou non, embarquées dans des relations multicultu­relles depuis plus de cinq siècles.

La souveraineté du peuple

Dans l’ensemble, la survie inespérée des mouvements sociaux et populaires durant ces vingt années de conflits graves et de mul­tiples formes de violence n’est rien moins qu’extraordinaire. Ils perdurent, alors qu’un nombre important de partis et groupes politiques fondés à la même époque les règles tradition­nelles d’organisation, ont rapidement disparu. Malgré les fissures, tensions et déséquilibres internes inévitables, et malgré les assassinats, les emprisonnements et la torture, ces mouvements ont continué et se sont développés au point d’englober des régions socio-géogra­phiques en­tières, à travers les réseaux et les mécanismes de coordination déjà mentionnés (regroupements de conseils locaux, de groupes de travail bénévole de quartier, des coopératives de logements sociaux et de bidonvilles, des cam­pagnes d’éducation populaire, etc.).
Ainsi unis, ils continuent à résister aux tentatives d’instrumentalisation par des groupes de la gauche radicalisée et aux offensives de récupération et de répression dirigés contre eux et leurs dirigeants par les partis et gouvernements en place. Il est vrai que ces mouvements ont connu quelques désertions et que certaines manœuvres politiques y ont fait jour. Pourtant, étant donné le discrédit énorme de nombreux organismes officiels, on ne considère plus que l’adhésion à ces derniers ou la reprise de leurs pratiques réactionnaires et immorales, ou leur renforcement quelconque soient une avancée pour celui qui est engagé dans les mouvements sociaux. De nombreuses institutions dominantes, tels que les partis traditionnels, ont perdu leur légitimité aux yeux du peuple, en partie parce qu’ils ne sont plus capables d’intervenir ou de soutenir les intérêts de groupes sans défense ou persécutés, et en partie parce qu’ils ont laissé la décadence s’infiltrer dans le tissu social, comme en témoigne la situation de violence en Colombie.

L’authentique démocratie

Dans un article publié en 1928, José Carlos Mariatégui – le véritable fondateur du mar­xisme latino-américain – écrivait les pa­roles suivantes: «Nous ne voulons pas, en effet, qu’en Amérique latine le socialisme soit un décalque et une copie («calco y copia»). Il doit être une création héroïque. Nous devons donner vie, avec notre propre réalité, dans notre propre langage, au socialisme indo-américain. C’est là une mission digne d’une génération nouvelle». Son avertissement ne fut malheureusement pas écouté. Cette même année où il écrivait ces lignes, le mouvement communiste latino-américain tombait sous l’influence du paradigme stalinien qui a imposé, pendant près d’un demi-siècle, le décalque et la copie de l’idéologie de la bureaucratie soviétique et de son dénommé «socialisme réel». Nous ne savons pas si le Che connaissait ce texte de Mariatégui, cela reste possible vu que sa compagne Hilda Gadea lui avait prêté des écrits de Mariatégui pendant les années qui ont précédé la Révolution cubaine. De toute façon, on peut considérer qu’une bonne partie de sa réflexion et de sa pratique politique, surtout dans les années 60, avait comme objectif de sortir de la voie sans issue à laquelle menait l’imitation servile du modèle soviétique et est-européen. Ses idées sur la construction du socialisme sont une tentative de «création héroïque» de quelque chose de nouveau, la recherche – interrompue et inachevée – d’un paradigme de socialisme distinct, et en de nombreux aspects opposé, à la caricature bureaucratique «réellement existante».
De 1959 jusqu’à 1967, la pensée du Che a considérablement évoluée. Il s’est sans cesse éloigné des illusions initiales sur le socialisme soviétique et sur le modèle soviétique – en réalité stalinien – du marxisme. Dans une lettre de 1965 à un ami cubain, il critique durement le «suivisme idéologique» qui se manifeste à Cuba envers l’édition de manuels soviétiques d’enseignement du marxisme. Ces manuels – qu’il appelait les «briques soviétiques» – «ont l’inconvénient de ne pas te laisser penser: le Parti l’a déjà fait pour toi et tu dois le digérer». On perçoit de manière sans cesse plus explicite, surtout dans ses écrits à partir de 1963, le rejet du «décalque et de la copie» et la recherche d’un modèle alternatif, la tentative de formuler une autre voie au socialisme, plus radicale, plus égalitaire, plus fraternelle, plus humaine et plus consé­quente avec l’éthique communiste. Sa mort en octobre 1967 va interrompre un processus de maturation politique et de développement intellectuel autonomes. Son œuvre n’est donc pas un système clos, une doctrine achevée qui donne réponse à tout. Sur de nom­breuses questions – la démocratie dans la planification, la lutte contre la bureaucratie – sa réflexion est restée incomplète.
Le moteur essentiel de cette recherche d’un nouveau chemin – au-delà des questions économiques spécifiques – est la conviction que le socialisme n’a pas de sens – et ne peut triompher – s’il ne signifie pas un projet de civilisation, une éthique sociale, un modèle de société totalement antagonique par rapport aux valeurs de l’individualisme mesquin, de l’égoïsme féroce, de la compétition, de la guerre de tous contre tous incarnés dans la civilisation capitaliste – ce monde dans lequel «l’homme est un loup pour l’homme». La construction du socialisme est inséparable de certaines valeurs éthiques, contrairement aux affirmations des conceptions économiques – de Staline à Khrouchtchev et ses successeurs – qui ne prennent en considération que le «développement des forces produc­tives». Dans son fameux entretien avec le journa­liste Jean Daniel (en juillet 1963), le Che déclarait, dans ce qui constituait déjà une critique implicite du «socialisme réel», que «le socialisme économique sans la morale communiste ne m’intéresse pas. Nous luttons contre la misère, mais aussi en même temps contre l’aliénation […]. Si le communisme passe au-dessus des faits de conscience, il pourra être un modèle de répartition, mais il ne sera pas une morale révolutionnaire».
Si le socialisme prétend lutter contre le capitalisme et le vaincre sur son propre terrain, qui est celui du productivisme et du consumérisme, en utilisant ses propres armes – la forme marchande, la compétition, l’individualisme égoïste – il est alors condamné à l’échec. On ne peut affirmer que Guevara avait prévu l’écroulement de l’URSS, mais il a eu d’une certaine manière l’intuition qu’un système «socialiste» qui ne tolère pas la divergence, qui ne signifie pas de nouvelles valeurs, qui tente d’imiter son adversaire et qui n’a pas d’autre ambition que de «rattraper et de dépasser» la production des métropoles capitalistes, n’a tout bonnement pas d’avenir. Le socialisme, pour le Che, était un projet historique d’une nouvelle société basée sur des valeurs d’égalité, de solidarité, de collectivisme, d’altruisme révolutionnaire, de libre discussion et participation populaires. Ses critiques – croissantes – envers le «socialisme réel», tout autant que sa pratique en tant que dirigeant et sa réflexion sur l’expérience cubaine sont inspirés par cette utopie (dans le sens donné à ce concept par Ernst Bloch) communiste.    •

1     Le katarisme, en référence au leader indigène Tupac Katari qui dirigea un soulèvement autour de La Paz à la fin du XVIIIe siècle, est un courant qui contribua à rénover un syndicalisme paysan bolivien, jusque-là allié aux régimes militaires. Ses leaders cherchèrent à lutter contre la cooptation des dirigeants syndicaux et à élaborer une idéologie indianiste sur laquelle s’appuyer dans les luttes. Le katarisme a «reconstruit» une identité indigène, là où les militaires comme les gouvernements du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) ne voulaient voir que des «paysans». De là découle une idéologie théorisant la double oppression du paysan, par sa condition économique, mais aussi par sa condition d’indigène victime de discriminations au sein d’un État colonial.
   Ses principaux dirigeants, comme Genaro
Flores, jouèrent par la suite un rôle-clé dans la
lutte pour le rétablissement de la démocratie. Les liens avec les militaires furent définitivement rompus avec la fondation de la Fédération paysanne de Bolivie (CSUTCB) en 1979, et son adhésion
à la Centrale ouvrière bolivienne (COB) l’année
suivante, première étape de la construction d’un syndicalisme paysan de lutte en Bolivie. (http://risal.info)

2     Simón José Antonio de la Santísima Trinidad Bolívar y Palacios, plus connu sous le nom de Simón Bolívar est né le 24 juillet 1783   à  Caracas au Venezuela, et est mort le 17 décembre 1830 à Santa Marta en Colombie.  Général et homme politique sud-américain, libéral et nationaliste, il est une figure emblématique de l’émancipation des colonies    espagnoles d’Amérique du Sud dès 1813. Il participe de manière décisive à l’indépendance des actuels Bolivie, Colombie, Equateur, Panamá, Pérou et Venezuela. Bolivar a participé à la création de la Grande-Colombie, dont il souhaitait qu’elle devînt une grande confédération politique et militaire regroupant l’ensemble de l’Amérique latine.
Bolívar est aujourd’hui une icône politique et militaire dans de nombreux pays d’Amérique latine et dans le monde, il a donné son nom à un très grand nombre de places, de rues ou de parcs. Son nom est aussi celui d’un Etat du Venezuela, d’un Département de la Colombie et surtout d’un pays, la Bolivie. On retrouve des statues à son effigie dans la plupart des grandes villes d’Amérique hispanophone, mais aussi à New York, Lisbonne, Paris, Londres, Bruxelles, Le Caire, Tôkyô, Québec, Ottawa. (wikipédia)


*     Emmanuel Broillet a collaboré en tant qu’anthropologue socioculturel avec le Bureau international d’Education (BIE, UNESCO) et le Bureau international du Travail (BIT, ONU) à Genève. Il donne actuellement des conférences en tant que consultant indépendant. Emmanuel Broillet a obtenu un Master of Arts (en anthropologie) à l’Université de Queensland, Australie, et un doctorat à l’Université de Berne. Depuis le début des années 90, il a mené des recherches ethnographiques en Mélanésie (Nouvelle-Calédonie) et en Amérique centrale (El Salvador). Dans le cadre de ses recherches, il poursuit la phase finale de sa thèse d’habilitation à l’Université de Fribourg.
**    Ce texte est le manuscrit de la conférence intitulée «Souveraineté du peuple ou impérialisme – qu’est-ce qu’une authentique démocratie?» présentée par l’auteur lors du Congrès «Mut zur Ethik» du 4 au 6 septembre 2009 à Feldkirch/Vorarlberg.