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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°51, 28 décembre 2011  >  L’inégalité économique croissante aux Etats-Unis détruit les bases de la société: le fair-play et l’esprit de solidarité [Imprimer]

L’inégalité économique croissante aux Etats-Unis détruit les bases de la société: le fair-play et l’esprit de solidarité

par Joseph Stiglitz, Etats-Unis

Cela n’a aucun sens de contester l’évidence. Aujourd’hui, 1% des Américains gagne presque un quart du revenu national total. En ce qui concerne les réserves et les avoirs, la classe supérieure fait encore meilleure figure car elle possède 40% de ces fonds. Ce petit nombre de personnes a fait des gains ex­orbitants. Il y a 25 ans, leur part dans les catégories mentionnées, s’élevait à 12% et 33%.
Quiconque vante le génie et l’esprit d’entreprise de ces riches et assure qu’avec la marée montante tous les bateaux seront soulevés un jour, se trompe magistralement. Certes, le revenu de 1% de la population a augmenté de 18% au cours de la décennie passée – mais pendant ce temps, celui de la classe moyenne a diminué. Surtout les hommes qui n’ont qu’un diplôme d’école secondaire et pas de diplôme universitaire gagnent de moins en moins; leur revenu a baissé de 12% au cours des dernières 25 années.
Pendant que plusieurs anciens bastions de l’inégalité en Amérique latine, tel le Brésil, s’efforcent avec succès ces dernières années d’atténuer la souffrance des pauvres et de niveler les différences de revenus, nous nous accommodons du fait que l’inégalité augmente dans nos pays.
Certains haussent les épaules face à de telles injustices concernant les revenus. Selon eux, ce qui importe n’est pas la façon dont le gâteau est distribué, mais le fait qu’il s’agrandisse. Mais cette affirmation est absolument fausse. Premièrement, l’inégalité croissante a inévitablement des répercussions sur l’égalité des chances. La disparition de l’égalité des chances signifie un gaspillage de l’une de nos plus importantes ressources – l’être humain. Deuxièmement, le déséquilibre du ­marché, qui conduit à l’inégalité – justement les monopoles – ainsi que les avantages fiscaux pour certains groupes d’intérêt, réduit l’efficacité de notre économie. Troisièmement et peut-être le point le plus important: une économie moderne nécessite des «mesures collectives», elle dépend des investissements publics dans l’infrastructure, la formation et la recherche. Pourtant aux Etats-Unis, nous investissons depuis longtemps beaucoup trop peu dans l’infrastructure, la recherche fondamentale et la formation. Et d’autres coupes dans les budgets de ces domaines sont prévues.
Tous ces développements se manifestent inévitablement quand la richesse est ré­partie unilatéralement dans une société. Plus l’écart de revenu s’élargit, moins les riches ont envie de dépenser leur argent à des fins sociales. Les riches ne dépendent pas de l’Etat pour compléter leur formation, pour consulter un médecin ou pour se soucier de leur sécurité – tout cela, ils peuvent se l’acheter eux-mêmes. En conséquence, leur distance à l’égard des «gens ordinaires» s’agrandit et ils perdent progressivement toute compassion qu’ils ont peut-être ­éprouvée autrefois. Ils émettent également des réserves envers un renforcement de l’Etat – qui pourrait, après tout, utiliser son pouvoir pour arranger les choses en enlevant une partie de leur richesse pour l’investir dans des causes sociales.
De toutes les pertes qu’impose le 1% des riches au reste de la société américaine, ce qui est peut-être le plus important est l’érosion de notre identité, pour laquelle le fair-play, l’égalité des chances et l’esprit de solidarité est si important. Pendant longtemps, les Américains se sont vantés du fair-play au sein de leur société, dans laquelle chacun avait la chance de réussir, mais entre-temps, les statistiques disent autre chose: les Américains de la classe inférieure et même de la classe moyenne ont moins de chances de réussir à atteindre le top que les citoyens de nombreux pays européens.
Etant donné que le chômage des jeunes aux Etats-Unis s’élève à environ 20% (et dans certains endroits et certaines franges de la population au double), qu’un Américain sur six cherche un emploi à temps plein et n’en trouve pas et qu’un Américain sur sept obtient déjà des coupons alimentaires, il faut supposer que les richesses des riches n’ont aucune possibilité de s’infiltrer dans les couches inférieures, elles sont apparemment retenues par quelque chose.
Il n’est pas besoin d’être un prophète pour prédire que cela mènera à un abstentionnisme croissant. Déjà lors des élections présidentielles de 2008, seulement 21% des jeunes entre 20 à 29 ans ont exercé leur droit de vote, ce qui correspond à peu près au taux de chômage de cette tranche d’âge. Nous avons tout récemment vécu que des millions de personnes sont descendues dans la rue pour protester contre les conditions d’oppression politique, économique et sociale dans leurs sociétés. Les régimes égyptien et tunisien ont été renversés. Les familles dirigeantes des pays voisins regardent d’un air inquiet par les fenêtres de leurs belles maisons entièrement climatisées – seront-elles les prochaines?
Compte tenu de ces événements, nous devons bien nous demander quand les populations des Etats-Unis descendront dans la rue. La situation dans notre pays correspond à maints égards à celle des lieux lointains qui sont secoués par des révoltes. Le gratin de notre société (1%) possède les plus belles maisons, a accès aux meilleurs établissements d’enseignement et aux meilleures cliniques spécialisées, profite de la meilleure vie possible, mais il y a quelque chose qu’il n’a manifestement pas pu acheter avec son argent: la prise de conscience que son destin est indissolublement lié à celui des 99% restants. Dans l’histoire de l’humanité, les élites ont finalement toujours reconnu cette évidence. Mais toutefois trop tard.    •

Ce texte cite des extraits du livre intitulé «Occupy!», récemment publié par l’auteur. 2012.
ISBN 978-3-518-06221-0
Première parution dans: Focus, no 49 du 5/12/11
(Traduction Horizons et débats)