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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°5, 4 février 2013  >  Le dernier témoin [Imprimer]

Le dernier témoin

Il a traversé l’enfer à plusieurs reprises, mais il est toujours resté une personne droite. Une visite chez Erwin Jöris à l’occasion de son centenaire

par Stefan Martens

Un immeuble dans une banlieue de Cologne. Le neveu ouvre la porte de l’appartement. Le neveu a dépassé, lui aussi, largement les 70 ans. Erwin Jöris se lève de son fauteuil. Il fête son centenaire. Il salue avec une poignée de main ferme. On sent l’esprit combattant de cet homme encore grand. Depuis plus de 50 ans, il vit à Cologne, pourtant il n’a jamais renoncé à sa «gueule berlinoise». Aux parois de la salle de séjour, des souvenirs en images: Jöris encore jeune homme, le document de remise de la croix fédérale du Mérite, des amis et sa femme Gerda. «Elle est morte il y a 4 ans», dit-il «elle était allongée soudain ici sur le sol.»
Erwin Jöris est témoin d’un siècle guerrier et rempli de souffrance. Avec son histoire de double persécuté sous la dictature de Hitler et celle de Staline, certainement aussi le dernier témoin.
Berlin 1918/19, juste après la fin de la Première Guerre mondiale. Les journées révolutionnaires. Les Spartakistes combattent contre les troupes gouvernementales. Erwin Jöris a juste 7 ans. Son père est membre de l’USPD (parti social-démocrate indépendant d’Allemagne), une scission gauche du SPD. Chez lui, à la maison, des réunions secrètes ont lieu. Le petit Erwin écoute ces conversations. «Nous, les enfants, on s’apercevait naturellement quand des personnes étrangères allaient et venaient. Mes frères préféraient dormir, moi je restais éveillé et je tendais l’oreille.» Jöris se souvient de l’ambiance: «On devait faire attention, car quelque chose pouvait se passer à tout instant, par exemple une tuerie. J’ai vu des corps tout ensanglantés dans la rue. Des hommes avaient été fusillés par décision de la cour martiale. Je me souviens de la grande colère, qui me saisissait en voyant comment on se comportait envers les gens.»
A 15 ans, Jöris adhère à la Ligue des jeunes communistes d’Allemagne et devient bientôt son dirigeant dans le district de Berlin-Lichtenberg. A cette époque, le NSDAP gagne de l’influence. Jöris est témoin d’innombrables combats de rues et dans les salles entre les troupes brunes de la SA et les jeunes communistes. Il s’y mêle fortement, animé par l’idée d’une société juste.
Le menuisier de formation raconte comment sa conception du monde a commencé à connaître les premières fissures: en 1931, une «coopération inquiétante» commence entre le KPD et le NSDAP en Prusse. Les deux partis initient un vote populaire visant à dissoudre le Landtag et à renverser le gouvernement socio-démocrate prussien. Lors d’une assemblée de son parti, Jöris proteste en vain: «Personne ne le croirait aujourd’hui, si on ne l’avait pas vécu soi-même: les communistes couraient avec les chemises brunes à travers les villes prussiennes. Nous avons assisté à une action commune entre Hitler, Hugenberg et Thälmann.» En novembre 1932, les nazis et les communistes ont organisé en commun une grève des travailleurs des transports publics de Berlin: «Il faut s’imaginer cela: Ulbricht et Goebbels ont conclu un front commun.» Jöris voit combien de ses camarades passent au NSDAP.

Au camp de concentration de Sonnenburg

1933 – Hitler prend le pouvoir. L’incendie du Reichstag. Les communistes sont les premiers à subir les conséquences. Erwin Jöris est arrêté par les gens de la SA et livré dans un ‹Sturmlokal› [localité où se rencontraient régulièrement les membres de la SA, ndlt.]: «Déjà à l’entrée, j’avais la nausée. D’anciens camarades m’ont accueilli avec des mugissements railleurs.»
Jöris va d’abord à la prison de Spandau, après au camp de concentration de Sonnenburg, pourtant son esprit combattant est intact: «Sur le trajet, on a chanté l’Internationale.» A Sonnenburg, il apprend à connaître Erich Mühsam et Carl von Ossietzky. «Une fois, je n’ai pas vu Ossietzky pendant quelques jours. Après, je ne l’ai presque pas reconnu: son visage était vert et bleu, marqué par la torture.» Jöris et les autres prisonniers ont dû regarder comment les incarcérés creusaient leur propre tombe. «On mettait un cercueil en plein milieu de la cour. On nous commandait de marcher autour du cercueil et de chanter une chanson de marche.»
Après trois mois, Jöris est libre. Il doit déclarer par écrit qu’il ne participera plus à des «actions hostiles à l’Etat». «Nous avons signé le papelard, après tout, on n’était pas obligé de s’y tenir après notre libération.»

Hotel Lux

Le parti fait passer Jöris à Moscou en passant par Prague, il doit recevoir une formation de cadre et aller à l’école du Komintern (Internationale communiste). A Moscou, il est logé dans le célèbre «Hôtel Lux», où résident de nombreux communistes éminents. Toutefois, le menuisier se trouve dans une simple chambre commune dans l’arrière-cour de l’hôtel. Ensuite, a lieu un entretien de cadre devant une commission. Jöris rapporte tout, même sa signature sur le papier nazi. Un membre de la commission lui aboie que c’était la capitulation devant le fascisme. «Cet homme était Herbert Wehner, à côté de lui était assis Wilhelm Pieck.» Quand Erwin Jöris raconte cela, sa voix s’élève et sur son front se forment des plis de colère. Se tournant vers Pieck, Jöris poursuit en aboyant: «Tu as combattu avec Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Ils ont été assassinés et toi, tu vis …» Jöris, le rebelle. Il ne peut s’empêcher de répliquer. «Je ne voulais pas qu’on me reproche d’avoir capitulé.»

Le quotidien russe

Jöris n’est pas admis à la formation de cadre, au lieu de cela, il doit d’abord faire ses preuves en travaillant dans une fabrique de machines à Swerdlovsk dans l’Oural. Là, il apprend à connaître le quotidien russe et voit, ce qui n’était pas destiné à ses yeux. «Regarde donc dans les lotissements des ouvriers», lui chuchote un Russe. Jöris voit des boulangeries qui sont surveillées par des soldats: «Quand les ouvriers avaient du pain noir un jour, ils étaient les plus heureux au monde. Souvent, j’ai vu des travailleurs se tenant vers le portail de l’usine et qui n’avaient pas le droit de rentrer à la maison. Au lieu de cela, ils étaient chargés sur des camions pour travailler ‹volontairement› dans les kolkhozes. Mais les bonzes rouges vivaient comme des princes.» Jöris rend visite à des familles russes. «Quand on buvait là de la Vodka, alors les Russes commençaient à parler. Là, j’en ai appris davantage qu’à l’école du Komintern et sur tout ce qui n’était pas inscrit dans la feuille du parti.»
En juin 1937, Jöris est rappelé à Moscou par la commission de contrôle du Komintern. Là non plus, il ne se fayote pas, il pose plutôt des questions et se plaint des conditions. Il tombe dans le tourbillon des grandes épurations, qui ne touchent pas seulement le PCUS (parti communiste de l’Union soviétique). Les communistes allemands et étrangers en exil soviétique sont aussi pris, et innombrables sont ceux qui sont fusillés.
Pour des raisons d’«intrigues trotskistes», Jöris est arrêté par le service secret russe NKVD, et incarcéré à la Loubianka, la prison mal famée à Moscou. Même là-bas, il se dispute avec ses sbires: «Celui qui n’est pas dans un camp de concentration en Allemagne aujourd’hui, est chez vous à la Loubianka.» Là, où la plupart des prisonniers attendent leur exécution …
Erwin Jöris boit une gorgée de café. Combien de souffrance peut supporter un être humain? On ne se pose jamais cette question. Il raconte sans plainte et sans amertume. Il n’a jamais pu faire autrement que de s’opposer à tout ce qui signifie l’arbitraire et l’injustice.
«Cette cellule de masses à la Loubianka était pour moi le vrai congrès du parti. Il y avait là des gens du gouvernement, des syndicats, des scientifiques, des curetons. Et si vous êtes avec eux pendant des mois, alors vous apprenez ce qu’est le communisme.»
Lorsque Jöris refuse de demander la nationalité soviétique, il est expulsé de l’Union soviétique en Allemagne et pris par la Gestapo en détention provisoire.
Après sa libération, il travaille dans l’entreprise parentale de vente de charbon. Il se retire du travail illégal du KPD. Ses expériences en Union soviétique l’ont rendu étranger au parti.
1940. Même Erwin Jöris n’est pas épargné et doit rentrer dans la Wehrmacht. D’abord, il participe à la campagne de France, ensuite, il est engagé au front de l’Est, en Ukraine – contre l’Union soviétique, qu’il voulait pourtant toujours défendre. Lors du retrait de la Wehrmacht, où il est alors engagé comme chauffeur de camion pour une antenne chirurgicale, il est capturé par les Soviétiques comme prisonnier de guerre en 1945. Dans les derniers jours avant la capitulation, il est blessé par des éclats d’obus. Au moins, en raison de sa blessure de guerre, il peut sortir du camp de prisonniers de Mojaïsk près de Moscou et rentrer à Berlin. Là, il travaille de nouveau dans l’entreprise paternelle de vente de charbon. Il a définitivement tourné le dos au parti. Il ne veut pas entrer dans le SED.

Au goulag

La guerre est finie, avec sa femme Gerda, il veut aller à Lichtenberg, son ancien district berlinois pour construire une vie à deux – bien sûr sans engagement politique. Cependant, il est dénoncé par un ancien camarade, avec lequel il s’était disputé en pleine rue. «Nous étions à la Loubianka, pendant que vous flattiez les fascistes», lui rugit Jöris. L’ardent communiste d’autrefois est condamné à 25 ans de camp de travail en Union soviétique pour soi-disant espionnage, diffamation de dirigeants de parti et trahison du prolétariat. «Ta gueule gèlera en Sibérie», lui aurait dit le juge d’instruction. «La tienne aussi», réplique Jöris audacieusement.1
Après un court séjour en détention provisoire à Berlin-Hohenschönhausen, Erwin Jöris se retrouve en Union soviétique – dans un wagon de prisonniers, il atteint lors d’un transport collectif le Goulag de Vorkouta au cercle polaire nordique, insulté comme «cochon de fasciste», affecté au travail dur dans une mine de charbon, souvent passant 10 heures par jour sous terre. La vie au camp est insupportable. «Beaucoup me disaient: ‹Soit je suis libre l’année prochaine, soit je suis un cadavre.› Pour les encourager je disais toujours: ‹L’année prochaine, tu n’es ni libre ni mort, tu t’es seulement habitué à cette situation. Vous leur faites seulement plaisir quand vous vous lamentez›.»
Après trois ans, on sent des soulagements dans le camp, les dirigeants du camp sont mesurés dans leurs punitions – une conséquence du rapprochement entre l’Union soviétique et la jeune République fédérale. «Un jour, le coiffeur m’a dit: ‹Nous avons reçu l’ordre de ne plus couper les cheveux court à aucun Allemand du camp.›» En décembre 1955, juste après la visite légendaire de Konrad Adenauer à Moscou, Erwin Jöris est libéré et peut rentrer en Allemagne.

Réparation tardive

Sa femme l’a attendu. Ils quittent Berlin-Est et trouvent finalement une nouvelle patrie à Cologne, et Jöris trouve un travail dans un entrepôt frigorifique. «Au début, j’étais soupçonné d’être un criminel de guerre, parce que j’étais revenu si tard de la captivité. Lors d’une assemblée d’entreprise, j’ai clarifié et rectifié les choses, et à partir de là, les gens étaient de mon côté. J’y ai travaillé pendant 22 ans.»
Quelques décennies plus tard, en 1995, à 83 ans, Erwin Jöris reçoit des dédommagements tardifs: il est réhabilité par le tribunal supérieur de guerre de Russie, le jugement contre lui est cassé.
Deux livres et un film rendent hommage à l’histoire de vie d’Erwin Jöris. Il est souvent allé dans des écoles et a participé à de nombreuses manifestations, aussi pour permettre aux jeunes gens un propre jugement sur les erreurs et les faiblesses de l’histoire. «Je ne suis jamais venu en voulant montrer les autres du doigt. Non, il faut raconter les erreurs qu’on a faites soi-même – cela marche bien.»
Quand Erwin Jöris raconte sa vie, c’est un homme qui parle, qui a gardé en toutes circonstances sa liberté intérieure et aussi encouragé les autres dans des moments lugubres. Il ne perd pas son temps à se demander comment il a survécu à tout ça. «J’ai cherché des alliés et je n’ai jamais permis qu’on m’interdise la parole. Je voulais survivre.»
Il ne ressent pas de haine contre ses bourreaux: «Je ne connais pas la haine. Je considère ce qu’ils ont fait comme de la bêtise. Pourquoi devrais-je les haïr? Ils devaient remplir leur norme, sinon ils auraient été eux-mêmes liquidés.»
Le visiteur se demandera, ce qui ressort des paroles de ce centenaire.
Un enfant, une jeune personne qui développe dans sa famille et son environnement ses propres idées, une attitude personnelle et une réflexion analytique face aux déroulements politiques, est apparemment mieux paré contre les tempêtes de ce monde.    •
(Traduction Horizons et débats)

1    «Das Leben von Erwin Jöris», in: Andreas Petersen. Deine Schnauze wird dir in Sibirien zufrieren. Ein Jahrhundertdiktat. Wiesbaden 2012.