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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  Nº32, 6 août 2012  >  L’objectif est toujours le même: faire la paix [Imprimer]

L’objectif est toujours le même: faire la paix

Appeler à violer l’interdiction d’utiliser la force stipulée par le droit international, c’est appeler à violer la Constitution

hd. Dans la lettre ci-dessous adressée à l’éditeur et aux rédacteurs en chef du journal berlinois «Der Tagesspiegel», Dieter Deiseroth, juge au Tribunal administratif fédéral allemand, s’élève résolument contre le fait d’appeler les Allemands à accepter désormais que la guerre soit considérée comme une «continuation de la politique par d’autres moyens» et à rompre avec le principe inscrit dans la Loi fondamentale selon lequel l’Alle­magne doit respecter le droit international et ne plus jamais participer à une guerre d’agression.

Monsieur l’Editeur,
Messieurs les Coéditeurs,
Messieurs les Rédacteurs en chef,
Je me permets, à titre privé, de m’adresser à vous à propos de l’article de l’historien Alexander Gauland paru le 23 juillet dans votre journal et intitulé «Pazifistische Melodien». Malgré tout le respect que j’éprouve pour la liberté d’opinion de chacun, je suis très étonné, voire horrifié, de constater qu’un journal libéral-conservateur réputé comme le «Tagesspiegel» publie un texte qui appelle au mépris et à la violation du droit constitutionnel et du droit international.
L’historien Gauland, ancien chef de la chancellerie hessoise du ministre-président Walter Wallmann (CDU), a la réputation d’être un théoricien du conservatisme bien informé qui a publié sur le sujet de nombreux textes que j’estime. L’aspect scandaleux de son article du «Tagesspiegel» réside à mon avis dans le fait qu’il soit favorable à ce que, dans les décisions sur la défense, par des moyens militaires, des intérêts en matière de politique extérieure et de sécurité, on ne considère que des critères utilitaires.
Ce faisant, Gauland veut ignorer en particulier l’interdiction de tout usage de la force militaire dans les relations interétatiques qui a été inscrite dans la Charte des Nations Unies et constitue un acquis historique après les crimes de la Seconde Guerre mondiale. La Charte ne prévoit que deux exceptions à ce principe: la force peut être utilisée premièrement suite à une autorisation explicite du Conseil de sécurité (art. 42) et deuxièmement pour permettre à un Etat et à ses alliés de se défendre en cas d’agression armée (légitime défense) en attendant que «le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales» (art. 52).
Cette interdiction de recourir à la force, inscrite dans la Charte, fait partie du droit international contraignant (jus cogens) et donc des «règles générales du droit international public» au sens de l’article 25 de la Loi fondamentale allemande. Selon le droit constitutionnel explicite, elles «font partie du droit fédéral. Elles sont supérieures aux lois et créent directement des droits et des obligations pour les habitants du territoire fédéral».
Or Gauland, fidèle en cela à Machiavel ou à Clausewitz, se moque de ces limitations du recours aux moyens militaires. Il va jusqu’à plaider en faveur de leur violation en se réclamant explicitement de Bismarck, ministre-président prussien qui entendait gouverner «par le sang et par le fer».
Il est piquant de constater que Gauland qui, en tant qu’ancien secrétaire d’Etat, est soumis aux obligations du statut de la fonction publique et évidemment aux principes de la Constitution, se prononce officiellement en faveur de leur violation. Cela présente un aspect disciplinaire important. En effet, selon le statut de la fonction publique (article 47), les fonctionnaires retraités et les anciens fonctionnaires titulaires d’une pension n’ont pas le droit d’agir «au mépris de l’ordre constitutionnel libéral et démocratique».
Cet ordre implique en tout cas, nonobstant toute mauvaise interprétation du concept, la soumission absolue de tout pouvoir «à la loi et au droit», inaliénables dans une démocratie constitutionnelle (art. 20-3 de la Loi fondamentale). Et le droit international fait partie de «la loi et du droit». Un fonctionnaire à la retraite qui, par opportunisme politique, plaide en faveur de l’utilisation de la force des armes en se référant publiquement à la déclaration de politique générale de Bismarck, ministre-président de la Prusse, en 1862, et à sa formule «par le fer et le sang» qui traduisait son mépris du droit et des décisions à la majorité, en appelle à la violation permanente de la Loi fondamentale et du droit international.
A vrai dire, je ne comprends pas non plus qu’en tant que responsables de la rédaction du journal, vous ayez publié un article qui contient apparemment de graves défauts journalistiques. D’où Gauland tient-il l’idée que «les Allemands», donc 80 millions de personnes, «ne comprennent rien à la force militaire» et qu’ils sont «seuls au monde à la rejeter de manière absolue»? Comment Gauland définit-il «le monde»? Parle-t-il de tous les citoyens de la planète? Ou des gouvernements? Ou seulement de la majorité des gouvernements occidentaux, qui ne sont pas «le monde»? Il s’agit là de simplifications évidentes, dignes de discussions de café du commerce, qui traduisent une ignorance de la complexité du réel et des problèmes délicats. De la part d’un historien qui a reçu une formation scientifique, c’est – et je pèse mes mots – gênant.
Le scandale d’un tel plaidoyer d’un ancien haut fonctionnaire en faveur de la violation de la Constitution et du droit international a une portée qui dépasse ce cas particulier. Il s’agit de s’opposer à une évolution tendant à considérer à nouveau comme normal, en Allemagne, le recours à la force à des fins politiques au mépris du droit et à essayer de convaincre l’opinion publique de la justesse de cette idée monstrueuse.
Dans son article, Gauland appuie stratégiquement son propos en discréditant moralement, en traitant de doux rêveurs politiquement incapables ceux qui s’opposent à l’utilisation de la force au vu des horreurs de la guerre et notamment de l’escalade de la violence exercée en particulier contre les non-combattants («dommages collatéraux») ou qui du moins s’en tiennent au strict respect des limites imposées par la Constitution et le droit international.
Je vous saurais gré de me donner la possibilité de répliquer de manière appropriée dans votre journal à l’article d’Alexander Gauland.

Dieter Deiseroth, juge au Tribunal administratif fédéral

(Traduction Horizons et débats)