Discours de Madame Micheline Calmy-Rey, Présidente de la Confédération, Cheffe du Département fédéral des Affaires étrangères, prononcé à l’occasion de la réunion de l’Albisgüetli de l’UDC zurichoise, Zurich, le 21 janvier 2011
Monsieur le Président,
Madame la Présidente
du Comité d’organisation,
Messieurs les Conseillers fédéraux,
Mesdames et Messieurs les Conseillers et Conseillères nationaux et Conseillers et Conseillères aux Etats,
Messieurs les Conseillers d’Etat,
Mesdames et Messieurs les Députés au Grand Conseil et Conseillers communaux,
Mesdames, Messieurs,
Je viens d’apprendre que le conseiller national Hans Fehr a été tabassé par des manifestants. Cela ne va pas. Nous sommes ici pour combattre avec les paroles et pas avec les poings.
Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier de votre invitation et de votre accueil ici à l’Albisgüetli. Winston Churchill affirmait: «Si deux personnes disent toujours la même chose, l’une d’entre elles est de trop.» Je vais donc m’efforcer aujourd’hui, à titre exceptionnel, de ne pas défendre le même avis que mon ancien collègue au Conseil fédéral Christoph Blocher.
Mesdames et Messieurs,
Le Schützenhaus, où nous nous trouvons, est un lieu traditionnel zurichois, sans aucun doute un endroit sûr où entreposer des armes, plus sûr en tout cas que tout autre endroit. Ici, les canons ont tonné à partir de 1898 et, depuis quelques années, il semblerait que ce soit à boulets rouges que l’on tire sur les adversaires politiques. Certaines voix s’alarment: «L’Albisgüetli? Dieu du Ciel, non! Autant se jeter dans la gueule du loup!»
Je n’ai aucun problème à venir ici; on n’y trouve pas plus le loup que le diable, et de cornes on ne voit au pire que celles d’un bouc. J’avais en réalité l’intention d’arborer ce soir la tenue léopard que je portais au festival du film de Locarno. Mais j’ai eu pitié de Zottel, le pauvre bouc de l’UDC, que je ne voulais pas perturber inutilement.
La réunion de l’Albisgüetli est devenue un événement incontournable de l’UDC zurichoise. C’est pourquoi j’ai volontiers répondu à votre invitation. Elle me donne l’occasion – certains critiques diraient peut-être, entourée de bons patriotes –, elle me donne l’occasion donc, d’évoquer l’attachement à notre beau pays et l’engagement à son égard.
Je dois l’admettre, je vais à la rencontre ici, à l’Alibsgüetli, d’une Suisse qui ne m’est pas très familière: Zurich, fief de Zwingli, le «Knabenschiessen», le bastion de l’UDC, le repli. Je représente une Suisse avec laquelle vous devez probablement vous sentir moins à l’aise: Genève, Rousseau, Calvin, une femme politique socialiste, l’ouverture.
Cela constitue-t-il une raison suffisante pour ne pas se parler?
La Suisse n’est pas soudée par une langue, une origine ou une religion. Ce qui nous unit, c’est la volonté de vivre ensemble. Ce qui fait notre cohésion, ce sont nos institutions politiques. Notre tradition de démocratie pacifique. Notre attachement à nos régions, à nos lacs, à nos villes, à nos villages et à nos montagnes. La volonté de répondre les uns des autres. La conviction de la nécessité de respecter les minorités. L’expérience qui nous a montré que le pluralisme et la diversité nous ont toujours permis d’aller de l’avant et continueront de le faire. Le patriotisme, c’est tout cela et bien plus encore. C’est sur cela que se fondent nos valeurs, lesquelles maintiennent l’unité de notre pays. Cela nous appartient, à nous tous. Nous sommes tous des patriotes qui avons l’amour de notre pays et de son peuple. En raison de sa diversité, justement. Parce que nous vivons dans un pays dans lequel différentes personnes de différentes cultures et parlant différentes langues ont bâti un Etat solide, un Etat qui protège ses citoyens et leur donne une patrie. Un Etat aussi, dans lequel les armes ne représentent pas une menace pour la population civile.
La Suisse n’a pas de frontières naturelles, pas plus qu’une langue ou une culture uniforme. La Suisse est la Suisse car elle en a la volonté. C’est ce qu’artistes et penseurs n’ont eu de cesse de souligner. Jeremias Gotthelf, dans «L’araignée noire», décrit de la façon la plus saisissante la peste qui s’abat sur la robuste population paysanne de l’Emmental, fauchant les vies. La mort et la désolation sont partout. Attentats terroristes, guerres, mondialisation, pauvreté ou bouleversements climatiques, ces risques ne connaissent pas de frontières. Ils ne sont toutefois pas une punition divine et Jeremias Gotthelf le savait déjà en son temps: il faut de la volonté pour lutter contre le fatalisme. Et cette lutte s’entend non pas de manière isolée mais solidaire.
Jean-Jacques Rousseau était le penseur suisse de la liberté politique, celui qu’invoquent aujourd’hui encore, de manière directe ou indirecte, tous les peuples qui aspirent à la liberté et à l’indépendance, des Balkans jusqu’en Palestine, du Caucase jusqu’en Afrique, d’Amérique latine jusqu’en Asie. Rousseau a posé le principe d’une appartenance de l’individu à une communauté indépendante et homogène et d’un statut de citoyen auquel il n’est permis d’accéder qu’en reconnaissant l’existence de valeurs communes. Il s’agit là d’une pensée suisse, dont l’impact s’est étendu au fil des siècles jusqu’à ce jour, et dont nous pouvons être fiers.
Avec Gotthelf, Rousseau et bien d’autres dans notre bagage historique, nous n’avons aucune raison d’éprouver de la crainte et de l’insécurité face aux épreuves de notre époque. Nous pouvons prendre ces problèmes à bras-le-corps, ensemble et dans un esprit d’ouverture sur le monde, en étant conscients de nos forces.
Quand je me rends à l’étranger, je constate l’intérêt considérable que suscitent notre système de santé, nos assurances sociales, notre système d’éducation, l’esprit novateur qui caractérise la science et l’économie de notre pays, notre capacité à assurer un haut niveau de sécurité intérieur à des coûts relativement bas et notre faculté d’intégrer les étrangers tout en préservant notre identité et nos traditions. Notre fédéralisme nous permet d’aborder les problèmes à des niveaux régionaux et de rechercher des solutions concrètes en collaboration avec toutes les personnes concernées. Nous ne devons pas régler simultanément tous les problèmes partout: les cantons et les communes offrent à la sphère politique un espace permettant de tester les nouvelles mesures et les nouvelles idées dans un cadre limité. Les milieux économiques et scientifiques, les partis et les associations, les employeurs et les employés, les experts et les scientifiques, tous participent étroitement à la recherche de solutions. Cela permet de développer des solutions pragmatiques adaptées.
Quand je me rends à l’étranger, je constate que notre pays est apprécié en tant que pays neutre, qui a su adapter la tradition des bons offices à l’époque actuelle. Si notre pays est apprécié, c’est parce que nous ne ménageons pas nos efforts dans la recherche de solutions, même dans les cas de conflits compliqués, parce que nous entretenons de bonnes relations avec pratiquement tous les autres Etats et parce que nous nous engageons dans l’aide humanitaire et la coopération au développement. Nous sommes respectés parce que nous défendons fermement nos intérêts et nous sommes appréciés parce que nous sommes ouverts aux compromis. Mais nous sommes aussi appréciés parce que nous ne suivons pas aveuglément l’un ou l’autre acteur politique et parce que nous œuvrons pour faire évoluer le droit à l’échelle internationale. Quiconque connaît l’histoire de notre pays le sait: le droit international est un droit suisse, décidé et développé en grande partie par la Suisse et dans son intérêt.
En tant que présidente de la Confédération, j’aimerais qu’en 2011 nous gardions à l’esprit ces forces qui sont les nôtres. 2010 n’a pas toujours été une année facile. Notre pays a ressenti lui aussi les effets de la crise financière et économique. Si, selon les statistiques, nous nous portons mieux que d’autres, derrière les chiffres se cachent des personnes qui subviennent difficilement à leurs besoins. Chez nous aussi, il faut raviver la solidarité envers les plus démunis. Chez nous aussi, le clivage entre les riches et les pauvres se creuse. Chez nous aussi règnent le chômage et l’insécurité. Pour affronter ces problèmes et relever ces défis dans un esprit positif, nous avons besoin d’un gouvernement fort et uni, qui parle d’une seule voix. C’est en ce sens que je compte m’engager cette année, d’autant plus que la mondialisation réclame à grands cris une collaboration internationale.
Mesdames et Messieurs,
Gérer avec succès la collaboration internationale est aujourd’hui la clé de la souveraineté. La souveraineté ne peut nous conduire à nous replier dans nos montagnes et à ériger des remparts autour de nous. Ce n’est pas ainsi que nous réglerons les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Et nous ne les réglerons pas non plus en nous réfugiant dans un passé idéalisé. Nous savons que ces problèmes et ces défis sont là et ils se fraient un chemin dans nos vies à tous les niveaux. L’isolement n’est pas une option. Nous devons profiter des marges de manœuvre dont nous disposons pour développer des solutions adaptées à notre époque et modeler notre espace en étroite collaboration avec nos voisins européens.
Certaines questions revêtent une importance particulière pour la Suisse:
• Premièrement: notre relation avec l’Union européenne. La politique actuelle, la libre circulation des personnes et Schengen ont permis à la Suisse de réaliser ses objectifs de prospérité et de sécurité, voire de les dépasser. L’accès au système d’informations Schengen a rendu les contrôles plus rapides et plus efficaces. Par contre, le bilan est mitigé pour ce qui touche à l’indépendance et à la souveraineté de notre pays. Nos relations avec l’UE ne doivent pas être basées sur le principe de l’adaptation autonome de notre législation au droit communautaire. Nous voulons que cette année soit l’occasion de dynamiser la voie bilatérale. Notre but est de négocier pour notre économie un accès optimal au marché européen. Nous souhaitons fonder nos relations avec l’UE sur une base plus stable. Et cela nécessite de créer un nouveau cadre institutionnel, qui permette de concilier les intérêts de la Suisse, désireuse de conserver son auto-détermination tout en ayant accès au marché européen, avec ceux de l’UE, qui vise une harmonisation des règles en vigueur dans le marché intérieur.
• Deuxièmement: Les relations avec nos voisins, y compris sur le plan fiscal. Actuellement, nous sommes en train de négocier un impôt libératoire avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne, afin de régulariser le passé et de réglementer l’avenir dans le domaine fiscal. Il s’agit également des relations transfrontalières. La majorité des cantons helvétiques ont des frontières avec l’étranger, que traversent chaque jour 220 000 frontaliers, 1,3 million de personnes et près de 700 000 véhicules. Ces relations importantes doivent être structurées. Bien entendu, il s’agit aussi de l’aéroport de Zurich.
• Troisièmement: Nous voulons préserver notre influence et nos intérêts dans les institutions globales, en contribuant à résoudre la crise financière et en conservant notre poids dans les institutions de Bretton Woods.
• L’année 2011 mettra à l’épreuve notre capacité de performance et notre volonté de nous impliquer dans la résolution des problèmes globaux. Les crédits-cadres pour l’aide humanitaire, la coopération au développement, l’aide aux pays de l’Est et la politique de paix doivent être renouvelés. J’aimerais pouvoir compter sur tous les partis au Conseil fédéral pour reconduire et développer ces activités couronnées de succès et internationalement reconnues de la politique extérieure suisse.
Mesdames et Messieurs,
A terme, se perdre dans de faux problèmes et mesurer notre politique étrangère à l’aune des campagnes électorales suisses sonnera le glas de notre crédibilité internationale et desservira nos intérêts.
Nous pouvons par contre étendre notre influence en nous engageant, en cessant de pleurer sur notre sort et de nous plaindre
du reste du monde, en misant, avec réalisme et confiance, sur les atouts de notre pays
et sa tradition, et enfin, en réalisant que nous pouvons aussi nous servir de ces atouts,
dans notre intérêt, à l’extérieur de nos frontières.
Le monde n’attend pas de la Suisse qu’elle se fasse oublier mais au contraire, qu’elle prenne sa place. Il veut que nous lui montrions ce qui a fait la grandeur de la Suisse: son pragmatisme et son équilibre, sa capacité au compromis, son sens de la solidarité et son engagement, et enfin sa culture de la participation politique et du débat démocratique. Ce dont le monde n’a pas besoin, en revanche, et ce dont ce pays, lui non plus, n’a que faire, ce sont la marginalisation et l’exclusion, la xénophobie, l’avarice et l’agressivité. Aucune de ces caractéristiques n’a fait la réussite de la Suisse.
Mesdames et Messieurs,
Jeremias Gotthelf nous a montré, dans ses histoires de la vie paysanne en Emmental, à quoi conduisent l’égoïsme, les querelles et le mépris de ses voisins. Aujourd’hui, le message de Gotthelf est toujours vrai: ce n’est pas en se fermant au monde et en rejetant, voire dépréciant ses voisins que la Suisse deviendra plus grande et plus prospère. Un pays fort et sûr de lui comme le nôtre n’a pas besoin de cela.
On dit souvent, en parlant de la globalisation, que le monde est un village. Si c’est vraiment le cas, alors je suis convaincue que la Suisse doit, dans le respect d’une tradition toute helvétique, participer à la vie de ce village, se rendre à l’assemblée de la commune, s’impliquer dans la vie locale, s’acquitter parfois, malheureusement, de quelques taxes et participer aux exercices des pompiers. Car après tout, qui sait? Il se peut qu’un jour nous ayons nous-mêmes besoin de l’aide de ce village.
Je vous remercie de votre attention. •
Source: Département fédéral des Affaires étrangères DFAE