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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°32, 16 août 2010  >  Des sources du bonheur [Imprimer]

Des sources du bonheur

Le rôle des institutions démocratiques

par Bruno S. Frey et Aloïs Stutzer

Une des questions majeures pour les sciences sociales, objet d’incessantes enquêtes, est d’identifier les déterminants du «bonheur individuel». La question de savoir quelles institutions accroissent le bonheur de l’homme en société ne relève pas seulement de la philosophie politique, elle est aussi traitée par l’économie, et, dans la plupart des pays, le rôle des institutions démocratiques à cet égard devient un objet prioritaire d’études.
Ces dernières années, d’importantes recherches en économétrie ont démontré de façon convaincante les effets politiques bénéfiques des institutions démocratiques. Plus les citoyens ont accès à des procédures de démocratie directe («initiative populaire» et référendum), et plus la politique des gouvernants reflète effectivement les préférences des électeurs. Ces résultats proviennent majoritairement d’études sur échantillons de population menées aux Etats-Unis et en Suisse, les deux pays où, de loin, la pratique du référendum est la plus répandue.

Le présent article entend aller plus loin; nous allons montrer que plus la démocratie directe est développée, plus les citoyens sont «heureux». En outre, nos analyses montrent que le niveau supérieur de bonheur associé à cette démocratie directe n’est pas seulement la conséquence des bénéfices poli­tiques qu’elle entraîne mais celle du processus même de la possibilité de participation des citoyens.
Le bonheur est considéré ici comme l’évaluation subjective qu’en font les individus. Comme ils sont supposés être les meilleurs juges en la matière, le bonheur est mesuré par une enquête d’opinion.
A l’analyse des déterminants institutionnels du bonheur doit s’ajouter la mesure de l’influence des variables économiques sur son niveau: le chômage a un effet fortement négatif sur le bonheur, et un revenu élevé accroît le bonheur subjectif, mais pas dans des proportions très fortes. L’étude s’attache également aux effets des variables démographiques (âge, sexe, situation de famille) sur le bonheur.
Notre enquête sur le rôle des institutions de démocratie directe dans l’accroissement du bonheur s’inscrit, par la méthode, dans un ensemble d’études portant sur la comparaison des institutions politiques dans différents pays. Il va de soi qu’il est difficile d’isoler les effets de telle ou telle institution sur le bonheur subjectif, en raison des grandes différences existant d’un pays à l’autre, mais le problème est moins aigu et la difficulté moins grande quand la comparaison du rôle des institutions par rapport aux autres facteurs se fait entre les différentes composantes (cantons ou Etats) d’un système fédéral.
La première partie de cet article plante le décor en exposant les effets positifs de la démocratie directe sur la politique, d’un point de vue à la fois théorique et empirique, et en posant l’hypothèse d’une relation entre démocratie directe et bonheur. La seconde partie souligne les bénéfices qu’apporte aux citoyens le seul fait de disposer du droit de participer directement à la décision politique et analyse le contre-exemple des résidents étrangers, qui ne bénéficient pas du droit de vote. La troisième partie traite des effets du chômage et du niveau de revenus sur le bonheur. Viennent ensuite la présentation des données et des résultats empiriques obtenus dans notre enquête sur la Suisse, et enfin la conclusion.

Effets positifs de la démocratie directe

Dans le développement historique de la démocratie, on peut distinguer trois étapes. La première est la démocratie directe athéni­enne, définie par le système de l’Assemblée du peuple, où tous les citoyens de la cité-Etat avaient le droit de siéger. La seconde est celle de la Révolution française, avec son principe de représentation, qui permet à la démocratie de s’étendre à un vaste terri­toire. La troisième étape est celle de la démocratie «semi-directe» (en Suisse ou dans les Etats américains) qui permet au citoyen de se prononcer sur certains problèmes politiques précis à travers des «initiatives popu­laires» et des référendums. Parlements et gouvernements sont en charge des princi­pales décisions, mais les électeurs jouissent du dernier mot sur les éventuels changements constitutionnels ou sur les questions majeures pour la société. Dans ce système, les hommes poli­tiques sont plus directement les «Agents» des électeurs, qui assument le rôle «Principal».1
Il y a en effet trois raisons qui font que les hommes politiques ne suivent pas nécessairement les souhaits exprimés par les électeurs.
1)    Leurs préférences personnelles diffèrent systématiquement de celles des électeurs puisqu’ils peuvent attendre de la politique des rentes substantielles (revenus élevés, privilèges de toutes sortes, voire pots-de-vin),
2)    Sans doute les hommes politiques sont-il soumis périodiquement à réélection (en général tous les trois, quatre ou cinq ans), mais, entre chaque élection, ils peuvent poursuivre leurs objectifs propres.
3)    Même des hommes politiques sincèrement dévoués au bien public ne savent pas avec certitude ce que souhaitent vraiment leurs électeurs: il leur appartient de le deviner à partir d’informations plus ou moins sûres.
Conséquence de ces trois déviations, on observe, par exemple, que les cycles politiques ont des effets sur les variables macroéconomiques. Le gouvernement n’est pas un acteur «bienveillant» (c’est-à-dire, dans le modèle retenu, exclusivement dévoué au bien public), et l’on peut même parler de coalition implicite des élus et partis (la «classe politique») contre les électeurs. Le modèle de l’«économie constitutionnelle» a proposé différentes solutions pour contrôler le gouvernement: l’une est d’accroître la compétition entre les partis, l’autre est la création d’une cour constitutionnelle ou d’autres juridictions auprès des­quelles l’électeur pourrait trouver un recours. Cependant dans les deux cas, la mise en œuvre de ces solutions doit être confiée aux membres d’une classe politique dont il y a peu de chance qu’elle renonce facilement à ses pouvoirs.
La démocratie directe, pour sa part, offre une solution radicalement différente: le pouvoir de défier et de contrôler la classe politique est attribué aux citoyens eux-mêmes. Dès lors qu’ils disposent du droit de provoquer des référendums, on peut espérer que les décisions des politiques respecteront les souhaits des électeurs plus efficacement que dans le système de la démocratie représentative.

Preuves empiriques

Un grand nombre d’études empiriques ont montré de façon convaincante que les institutions de démocratie directe donnent des résultats qui bénéficient aux électeurs. Dans le cas des Etats américains, on a pu démontrer que la dette publique par habitant est substantiellement inférieure là où la procédure référendaire demande une majorité qualifiée. Toutefois, là où les dépenses publiques pour l’éducation sont soumises à référendum, elles sont plus importantes qu’ailleurs. Dans le cas de la Confédération helvétique, les preuves économétriques sont encore plus fortes, car la démocratie directe y est encore plus développée qu’aux Etats-Unis: dans les villes suisses où la démocratie directe est bien établie, les dépenses publiques sont inférieures de 14% et croissent moins vite qu’ailleurs. De plus, dans ces villes, la part de l’autofinancement est supérieure de 5%, ce qui fait que la dette publique par habitant y est inférieure de 45%, pourcentage considérable. D’autres études montrent que l’évasion fis­cale est moins forte dans les cantons où la démocratie directe est la plus pratiquée. Enfin, il a été prouvé que le produit national brut par habitant est supérieur d’environ 5% dans ces cantons. Toutes ces études reposent sur des estimations qui veillent à peser soigneusement la part d’autres facteurs sans rapport avec la démocratie directe, et elles établissent une relation de cause à effet entre les résultats politiques de la démocratie directe et leurs conséquences en termes de comportement des individus (évasion fiscale) et d’activité économique (revenu).
Dans ces conditions, si la démocratie directe produit non seulement des résultats politiques positifs mais aussi des conditions économiques et sociales plus avantageuses pour les citoyens, on peut s’attendre qu’ils bénéficient également d’un niveau de «bonheur subjectif» déclaré plus marqué que ceux qui ne jouissent pas des mêmes possibilités de participation directe à la décision poli­tique.

Bénéfices liés à la procédure

Les citoyens ne tirent pas seulement avantage des résultats des consultations directes et de leurs conséquences matérielles, mais aussi de la procédure même: à leurs yeux, la possibilité qui leur est donnée de voter directement sur des questions politiques est un atout, quel qu’en soit le résultat.
Ce bénéfice lié au processus même de la démocratie directe tient avant tout au débat public préliminaire à chaque consultation: la démocratie directe ouvre un processus de discussion sérieuse, en principe accessible à toute la population, qui fait que tous les votes se font en pleine connaissance de cause. Ce débat démocratique ne s’interrompt d’ailleurs pas avec l’issue du scrutin: après chaque référendum, la discussion se poursuit sur l’interprétation de son résultat et sur d’autres référendums à envisager pour l’avenir. Ce processus continu bénéficie non seulement aux «gagnants» de la consultation mais aussi aux «perdants», car les deux catégories considèrent que le système leur a véritablement permis d’exprimer leurs préférences.
On doit donc s’attendre que le bénéfice tiré de la possibilité de participer à des consultations démocratiques directes accroisse le bonheur subjectif des citoyens. Les étrangers qui résident dans le canton, exclus des votes, sont moins bien lotis.

Déterminants économiques du bonheur

L’évaluation par l’opinion de l’êtat de l’économie a fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales. Trois approches économétriques principales (fonctions de bien-être matériel individuel, fonctions de réaction, fonctions d’élection et de popularité) cherchent à analyser empiriquement l’influence du chômage, du niveau de revenu et de l’inflation. La troisième approche, celle qui analyse les réactions des électeurs aux conditions économiques à la fois dans leurs suffrages et dans leurs réponses à des enquêtes d’opînion a donné lieu à une énorme littérature. Ces réactions sont en général attribuées à «l’hypothèse de responsabilité»: quand les électeurs expriment leur absence de satisfaction à l’égard de l’état économique existant, ils en rendent le gouvernement responsable. On a montré que ce sont les variables économiques du chômage et de l’inflation qui ont le plus d’incidence sur la baisse des suffrages en faveur du parti au pouvoir: une augmentation de 1% du taux de chômage réduit le vote en faveur du gouvernement en place de 0,4 à 0,8%, et la réduction est du même ordre pour tout point d’inflation supplémentaire.
En revanche, une modification du taux de croissance du revenu réel par tête, même positive, est en général sans effet statistiquement signifiant sur le vote des électeurs et la popularité des gouvernants en place. Il est vrai que certaines études ont isolé des effets positifs statistiquement signifiants, mais les variations de ces effets sont d’une amplitude bien plus étendue que ceux observés pour le chômage et l’inflation.
On peut donc s’attendre à ce que ces variables économiques aient sur le bonheur subjectif déclaré un effet comparable à celui qu’elles ont sur la popularité des gouvernants.

Analyse et enquête

Notre enquête a été effectuée auprès de plus de 6000 personnes résidant en Suisse:2 La variable dépendante appelée «bonheur» a été mesurée par la question suivante: «Dans quelle mesure êtes-vous content de la vie que vous menez aujourd’hui?». Simultanément, les personnes interrogées se voyaient soumettre un tableau de notation de t à 10 dont seules les deux notes extrêmes étaient explicitées (le 1, «totalement mécontent» et le 10, «totalement content»). L’analyse de la distribution des réponses révèle un niveau de contentement élevé, 8,2 sur 10 en moyenne: 29% des personnes interrogées ont même coché la case 10 («totalement content»), 17% la case 9, 27% la case 8. Au bas de la classification, la note l, «totalement mécontent» a obtenu 0,4%, la note 2, 0,5%, la note 3, 0,9%.
La grande variable explicative, objet principal de cet article, est la possibilité pour le citoyen helvétique de participer à des consultations démocratiques directes, laquelle n’est pas la même dans les vingt-six cantons. Rappelons que dans ce pays à structure fédérale, ce sont les cantons qui ont les plus grandes compétences politiques, et qu’au niveau national, outre les institutions représentatives que sont le parlement et le gouvernement, il existe aussi des procédures de démocratie directe. Au niveau des cantons, les deux grandes institutions de démocratie directe sont l’«initiative populaire» pour changer la constitution ou les lois du canton, et le référendum (obliga­toire ou facultatif selon les cantons), pour empêcher l’adoption de nouvelles lois, pour en changer, ou pour décider de nouvelles dépenses pu­bliques. Le déclenchement de ces procédures varie d’un canton à l’autre (notamment en ce qui concerne le nombre de signatures requises pour lancer une «initiative populaire» ou un référendum facultatif, ou encore le délai légal pour la collecte des signatures). Un référendum sur les dépenses publiques peut concerner différents niveaux de dépenses supplémentaires.
Nous avons construit un indice des possibilités de participation à des consultations démocratiques directes ouvertes au citoyen, étalonné de 1 (niveau de possibilité le plus bas) à 6. Ce que nous entendions démontrer est que le niveau de démocratie directe offert aux citoyens exerce sur leur bonheur déclaré un effet statistiquement signifiant, robuste, important, venant s’ajouter à l’effet des déterminants démographiques et économiques jusqu’ici pris en compte par les études économiques. Selon nos estimations, le classement des déterminants du bonheur est, en ordre décroissant, celui-ci: démocratie directe étendue, variables économiques, variables démographiques.3 […]

Participation

L’indice des possibilités de participation à la démocratie directe a un effet positif de forte valeur statistique sur le bonheur, tous les autres facteurs influents étant considérés comme constants. Toute augmentation d’un point de l’indice (qui comporte six niveaux) augmente de 2,8% le nombre des individus interrogés qui se déclarent «totalement contents» (note 10). Cet effet positif est de taille:
–    il est aussi important que l’effet enregistré quand on passe de l’appartenance à la catégorie la plus basse de revenu (moins de 2000 francs suisses mensuels) à l’appartenance à l’avant-dernière catégorie (2000–3000 francs suisses par mois);
–    cet effet est encore plus marqué quand on prend en compte les variations géographiques de l’indice de démocratie directe, c’est-à-dire quand on compare les ré­ponses enregistrées dans le canton de Bâle (où l’indice de démocratie directe est le plus élevé, 5,69) à celles du canton de Genève (où cet indice est le plus bas, 1,75). Chez les Bâlois, la probabilité de se déclarer «totalement content» est supérieure de 11% à celle des Genevois;
–    tout le monde est affecté positivement par ce facteur institutionnel (alors que, par exemple, le fait d’obtenir un emploi n’augmente le bonheur subjectif que des seuls chômeurs).
Faut-il en déduire que les peuples heureux se dotent d’institutions de démocratie directe, ou, inversement, que c’est la démocratie directe qui favorise le bonheur individuel? Les procédures de référendum et d’«initiative populaire» ont commencé à se développer en Suisse au milieu du XIXe siècle, et l’adoption de ces instruments tient à l’influence conjuguée des révolutions américaine et française, ainsi qu’au mécontentement des citoyens helvétiques de l’époque: s’ils ont combattus pour obtenir ces instruments, c’était pour acquérir un plus grand poids politique face à des décisions parlementaires jugées arbitraires et face à l’influence des industriels sur les autorités cantonales. L’étude historique prouve que le choix en faveur de ces institutions démocratiques n’est pas la conséquence d’un bonheur préexistant. Ces dernières décennies, les dispositions institutionnelles dans les cantons suisses sont restés stables, ce qui concourt à l’idée d’un lien de causalité sans ambiguïté entre démocratie directe et niveau de bonheur déclaré.

Réponses aux critiques

Ces données empiriques se voient fréquemment opposer deux critiques alterna­tives: elles omettraient de prendre en compte d’autres variables, dans un cas le niveau des revenus dans le canton, dans l’autre son degré d’urbanisation.
1)    Niveau des revenus dans le canton: on oppose à ces résultats l’hypothèse que dans les cantons où la population dispose d’une richesse supérieure à la moyenne helvétique, les services publics peuvent être qualitativement ou quantitativement supérieurs. Par conséquent, si l’indice de démocratie directe et le niveau des revenus dans les cantons sont fortement corrélés, il se peut que le premier ne soit qu’un reflet des différences de richesse des cantons. A quoi l’on répond que l’inclusion du revenu national par tête dans l’équation ne change pas les résultats d’une manière significative: la différence de richesse entre les cantons ne contribue pas à expliquer les différences en matière de bonheur subjectif.
2)    Urbanisation: dans l’hypothèse où la démocratie directe serait un phénomène limité aux zones rurales, l’indice de démocratie directe tiendrait peut-être simplement à un effet négatif de l’urbanisation et non aux résultats et processus bénéfiques dus aux droits de participation politique. Pour séparer ces deux sources possibles d’avantages et de désavantages pour les individus, la variable «urbanisation» a été incluse dans l’expression de la fonction microéconométrique de bonheur: on découvre alors que l’effet positif de la démocratie directe sur le bonheur ne change pas significativement, et que ceux qui vivent dans les zones urbaines sont simplement un peu moins heureux.
La démocratie directe a donc un effet réel et important sur le bonheur déclaré des citoyens helvétiques, quelles que soient les différences de richesse et d’urbanisation des cantons.

Le gain par le droit de participation

Le simple fait de disposer de la possibilité de participer à des consultations démocratiques directe est-il en soi bénéfique pour le citoyen? Pour répondre à cette question, il fallait trouver un groupe qui puisse servir de contre-exemple, en l’occurrence celui des étrangers qui résident en Suisse et qui n’ont pas le droit de participer aux consultations (mais ils bénéficient quand même des résultats favorables des référendums). De fait, en moyenne, les étrangers déclarent un niveau de bonheur inférieur à celui des citoyens helvétiques, et l’analyse économétrique montre qu’ils sont relativement moins heureux que les citoyens dans les cantons où la démocratie directe est la plus développée. Toutefois, les étrangers sont quand même un peu plus heureux dans les cantons où la démocratie directe est très développée que dans ceux ou elle l’est le moins. Il est donc prouvé que le gain induit par le simple droit de participer aux consultations, en plus de leurs résultats bénéfiques, est une importante source de satisfaction pour les citoyens.

Chômage

Chez les individus au chômage, le niveau de bonheur déclaré est nettement inférieur à celui des personnes interrogées ayant un emploi. Soulignons que ceci tient au fait de ne pas avoir d’emploi, et non pas à la baisse de revenu que le chômage implique: le fait d’être sans emploi impose un stress et une douleur qui ne sont pas liés à la question pécuniaire,
La perte de bonheur liée au chômage est substantielle: quand on compare les personnes en quête d’emploi aux autres, le pourcentage de ceux qui se déclarent peu heureux (notes 1, 2, 3, 4) augmente de 10,4%. Notons qu’au haut de l’échelle, l’impact du chômage est énorme: le pourcentage de ceux qui se déclarent parfaitement heureux baisse de 21%, ce qui montre, comme on s’y attendait évidemment, que l’êtat de chômeur (indépendamment des effets sur le revenu) est toujours très mal vécu.

Revenu

La corrélation entre niveau élevé de revenus et niveau élevé de bonheur déclaré est statistiquement significative, mais pas autant qu’on pourrait le croire: dans le groupe des personnes disposant du revenu te plus élevé (plus de 5000 francs suisses par mois), le pourcentage de ceux qui se déclarent «totalement content» n’est supérieur que de 6,8% à celui des personnes à revenus faibles. De plus, dans le second groupe des revenus élevés, un nombre encore supérieur d’individus (9,2%) se déclarent totalement contents de leur vie. Néanmoins, les effets marginaux sont très inférieurs à ceux qui tiennent au chômage, ce qui montre que l’emploi est plus important que le revenu dans la perception du bonheur.
Ces résultats concordent avec ceux des études, déjà citées, portant sur les fonctions d’élection et de popularité des hommes politiques, ainsi qu’avec les études sur le bonheur dans d’autres pays pour d’autres périodes.

Démographie

Le bonheur déclaré est systématiquement corrélé à des caractéristiques démographiques: les plus de 60 ans se déclarent plus heureux que les moins de 30 ans. Femmes et hommes présentent les mêmes niveaux de bonheur déclaré si l’effet positif du statut de femme au foyer est considéré séparément. De plus, les étrangers ont moins de chance d’atteindre aux niveaux élevés de bonheur que les citoyens helvétiques. Les individus passés par renseignement supérieur déclarent un niveau de bonheur subjectif supérieur. Les couples, avec ou sans enfants, sont plus heureux que les célibataires, les parents célibataires et les gens vivant dans des collectivités. Ces résultats concordent tout à fait avec des études menées sur d’autres pays et pour d’autres péri­odes.

Enseignements

Notre enquête menée auprès de 6000 personnes résidant en Suisse apporte de fortes preuves empiriques à l’idée que les facteurs institutionnels (ou constitutionnels) exercent une influence systématique et importante sur le bonheur tel que les individus le perçoivent. La possibilité ouverte aux citoyens de participer à de fréquentes consultations directes élève le niveau de bonheur déclaré.
L’influence de ces institutions politiques sur le bonheur concorde avec l’hypothèse que, dans un pays où le recours à la démocratie directe est développé, les hommes politiques sont davantage contraints de suivre les préférences des électeurs que dans les pays où la démocratie directe est faible. De plus, la simple possibilité de participer à des consultations directes est bénéfique au citoyen. Les étrangers bénéficient des résultats du système et non pas de la procédure (puisqu’ils en sont exclus). On constate même que les étrangers qui vivent dans un canton où la démocratie directe est très développée en retirent systématiquement des satisfactions, bien que celles-ci soient inférieures à celles qu’en retirent les citoyens du canton.
Conformément aux résultats d’autres études sur le sujet, la situation de chômage entraîne une très forte diminution du bonheur déclaré. Quant au revenu élevé, il a un effet statistiquement positif sur le bonheur, mais réduit.
Une étude portant sur douze pays européens apporte d’intéressants résultats sur les variables économiques. L’inflation est un déterminant important du bonheur subjectif, dont elle abaisse le niveau:4 un point supplémentaire d’inflation doit être compensé par environ 150 dollars (valeur 1985) supplémentaires de revenu par tête. Un point supplémentaire dans le taux de chômage doit être compensé par environ 165 dollars supplémentaires de revenu par tête: on voit que le coût d’un point supplémentaire d’inflation et d’un point supplémentaire de chô­mage sont très proches, comme le confirment les études sur les fonctions d’élection et de vote.
Au total, notre analyse montre que les facteurs politico-institutionnels, tout comme les facteurs économiques et démographiques, ont un effet systématique et important sur le bonheur.•

Source: Commentaire, no 91/automne 2000, pp. 513–21.
(Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Bardos)

1    N.d.t.: Ce vocabulaire reprend celui du modèle théorique dit du «Principal-Agent», ou «Principal» désigne le commanditaire et «Agent» l’agent dexécution.
2    L’enquête a été effectuée de 1992 à 1994, avec pour objectif l’étude de la pauvreté en Suisse. Voir l’ouvrage de Leu, Burri et Priestler (1997). Les informations recueillies viennent à la fois d’entretiens avec les individus avec les statistiques fiscales.
3    La variable dépendante «bonheur» étant ordinale, l’estimation a été réalisée par la méthode du maximum de vraisemblance appliqué à un modèle probit polytomique. Les estimations sont pondérées.
4    Voir à ce sujet le livre de Di Tella, MacCulloch et Oswald (1999). Notre enquête portant sur un échantillon de la population, l’influence sur le bonheur de l’inflation et des compromis entre chômage et inflation n’a pas été étudiée.