L’importance de la démocratie directe pour la garantie de la paix sociale Comment protéger la démocratie directe en périodes difficiles? (partie 3)par Werner Wüthrich, docteur ès sciences politiquesDans la partie 2 de cette série d’articles, le lecteur a fait connaissance de l’ordre économique de la Suisse contenu dans la Constitution fédérale de 1874. Sur le fond, il est aujourd’hui encore formé par trois piliers: 1. la liberté du commerce et de l’industrie (aujourd’hui liberté économique) en tant que liberté individuelle du citoyen; 2. le principe de la liberté du commerce et de l’industrie en tant qu’idée directrice pour l’organisation de l’ordre économique et 3. la démocratie directe – donc la participation du peuple pour placer les pierres angulaires du cadre régulateur et pour poser les jalons pour l’avenir. L’entre-deux-guerres avec la grande crise économique des années 1930 et la période de la Seconde Guerre mondiale furent des époques spéciales car en ce temps-là, on débâtit sur les bases de l’ordre économique. On signa un accord de paix dans l’industrie métallurgique et on soumit au peuple au total dix initiatives populaires: cinq d’entre elles sur le maintien de la démocratie directe – notamment dans le domaine de l’économie. Les cinq autres soulevaient des questions fondamentales de l’économie. Les idées d’Adam Smith ont-elles encore cours en ces temps difficiles? John Maynard Keynes est-il la nouvelle figure de proue qui nous montre la voie vers l’avenir? Est-ce Karl Marx ou le Pape qui ont les meilleures idées pour résoudre la crise économique grave? Peut-on mettre en pratique le «droit au travail», en tant que droit de l’homme, dans un ordre économique libéral? Et si oui, comment? De telles questions ont été discutées et débattues avec véhémence – et finalement décidées dans les urnes. La démocratie directe est-elle possible dans le domaine de l’économie?Après la Première Guerre mondiale, les doutes ou même les attaques contre la démocratie directe ne vinrent pas des extrémistes, comme on aurait pu le penser, mais du Conseil fédéral et du Parlement. Nombreux étaient les parlementaires fédéraux qui soulevèrent la question suivante: le peuple est-il vraiment capable, également en périodes difficiles, de débattre et de décider de questions économiques exigeantes et souvent compliquées? «Les lois fédérales sont soumises à l’adoption et au rejet populaire si la demande en est faite par 30?000 citoyens actifs ou par huit cantons. Il en est de même des arrêtés fédéraux qui sont d’une portée générale et qui n’ont pas un caractère d’urgence.» Pendant longtemps on n’a pas pris en compte ce détail très important des arrêtés fédéraux urgents dans la Constitution car jusqu’à la Première Guerre mondiale, il n’a pratiquement jamais été utilisé. Après la guerre, cela a changé. Alarme dans la population – de nombreuses initiatives populairesLorsque la pratique du droit d’urgence du Conseil fédéral et du Parlement prit une ampleur de plus en plus flagrante, la population s’alarma. De nombreuses initiatives populaires furent déposées. On voulait stopper la politique de passer outre la population et mettre le holà à la tentative d’introduire par la petite porte la démocratie représentative. Les auteurs étaient soutenus par une partie des professeurs de droit public – notamment par le Zurichois Zaccaria Giacometti. La liste des cinq initiatives populaires qui poursuivaient toutes cet objectif est si impressionnante, que je la présente ci-dessous. Les nombreux citoyens récoltant ces signatures ne voulaient pas abolir le droit d’urgence mais le concevoir de manière à ce que les droits populaires et l’Etat de droit soit maintenus.
Conclusion: trois des cinq initiatives populaires qui voulaient réformer le droit d’urgence ne furent pas soumises au peuple parce que le Conseil fédéral les a renvoyées aux calandres grecques ou parce que la Seconde guerre mondiale éclata. La dernière initiative fut retirée en 1953. Deux initiatives ont été rejetées. Uniquement un contre-projet inoffensif du Parlement fut accepté. Cela montra que ce n’était pas si facile de trouver une base juridique convaincante pour la question du droit d’urgence. Est-ce l’affaire des juges de décider de ce conflit constitutionnel?Dans ce contexte, il ne faut pas omettre une autre initiative populaire. Un comité fort de plusieurs professeurs de droit public – dont Zaccaria Giacometti et Fritz Fleiner – proposa de créer un tribunal constitutionnel pour régler de tels conflits. Il incomberait à un collège de juges de se prononcer sur ce qui était urgent et ce qui ne l’était pas. Ce comité récolta également des signatures et déposa une initiative populaire qui fut soumise au vote du peuple le 22 janvier 1939. Les adversaires argumentèrent qu’ils ne voulaient pas d’un Etat de juges et qu’on pouvait observer dans l’Allemagne de Hitler à quel point les juges s’orientaient rapidement selon l’air du temps. Ils déclarèrent que le peuple était le seul garant de la Constitution et des droits fondamentaux et que ce devoir faisait partie du droit à l’auto-détermination et de la souveraineté du peuple, valeurs à n’abandonner en aucun cas. Dans les urnes, les votants s’opposèrent avec 71% des voix à l’institution d’un tribunal constitutionnel. Tous les cantons en firent de même. Régime des pleins pouvoirs pendant la Seconde Guerre mondialeAu cours de la Seconde Guerre mondiale, la situation continua à s’aggraver. Le 30 août 1939, le Parlement avalisa à l’unanimité les «pouvoirs extraordinaires du Conseil fédéral» («Arrêté fédéral sur les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de la neutralité»), donna au gouvernement de vastes compétences pour prendre les mesures nécessaires face à la guerre et de les mettre aussitôt en vigueur. A cette époque, le Conseil fédéral et le Parlement décidèrent d’environ 600 arrêtés de pleins pouvoirs – sans possibilité de référendums. Notamment Zaccaria Giacometti observa cette pratique d’un œil critique. Alors que pendant la Première Guerre mondiale, le peuple put s’exprimer dans les urnes sur l’introduction d’un «impôt de guerre» (taxation des revenus et des fortunes) qu’il accepta avec plus de 90% des voix, le Parlement introduisit pendant la Seconde Guerre mondiale les impôts pour la défense nationale (IDN) et sur le chiffre d’affaires (ICHA) (actuellement: «impôt fédéral direct» et «taxe sur la valeur ajoutée» TVA) sans demander l’avis du peuple. Il resta pourtant au peuple le moyen ultime de l’initiative constitutionnelle. Malgré leur régime des pleins pouvoirs, les autorités fédérales n’osèrent pas ignorer les initiatives populaires. C’est pourquoi on continua à récolter des signatures et à organiser des votations populaires pendant la guerre. Début 1943 par exemple, au moment où une des batailles les plus cruelles de l’histoire mondiale eut lieu à Stalingrad, on récolta des signatures pour deux initiatives populaires concernant le «droit au travail». Les soldats en service actif participèrent à la récolte des signatures, ce qui permit le dépôt des deux initiatives avec un nombre impressionnant de signatures et les votations populaires correspondantes eurent lieu à la fin de la guerre. Retour à la démocratie directeLe débat au sujet du droit d’urgence (ou droit de nécessité) et le maintien des droits populaires ressurgit aussitôt après la fin de la guerre car le Conseil fédéral et le Parlement se montrèrent récalcitrants à abandonner le droit d’urgence. Le 6 décembre 1945, l’Assemblée fédérale accepta «l’arrêté fédéral restreignant les pouvoirs extraordinaires du Conseil fédéral» qui limita les mesures urgentes prises par le Conseil fédéral aux situations exceptionnelles «ne pouvant, à cause de leur urgence, se prendre par la voie de la législation réglementaire». (Kölz 2004, p. 780). La notion de «situation exceptionnelle» suscita la méfiance du public. Les radicaux et libéraux vaudois (Ligue vaudoise) lancèrent quelques semaines plus tard l’initiative populaire «Retour à la démocratie directe» qu’ils déposèrent à Berne le 23 juillet 1946. Leur texte portait la griffe du professeur Zaccaria Giacometti qui était membre du comité d’initiative. Le texte de cette initiative fut repris dans sa version intégrale lors de la révision totale de la Constitution fédérale de 1999: «Art.165 Législation d’urgence L’initiative ne trouva pas de soutien dans la «Berne fédérale». Le Conseil national la refusa clairement par 84 voix contre 43 sans élaborer de contre-projet. Le Conseil des Etats la rejeta, de manière encore plus prononcée, par 19 voix contre 1. Les quatre partis représentés au gouvernement s’opposèrent également à cette initiative populaire. Lors de la votation populaire du 11 septembre 1949, la Suisse se retrouva dans une situation n’étant pas totalement inhabituelle: bien que toute la classe politique, c’est-à-dire les grands partis, le Parlement et le gouvernement s’y soient opposés, le peuple et les cantons acceptèrent l’initiative et mirent ainsi, après plus de 20 ans, un terme à un débat harassant sur la protection de la démocratie directe dans les temps difficiles. Cette initiative populaire ancra le droit d’urgence dans la Constitution, valable aujourd’hui encore. Cette initiative fut un évènement clé dans l’histoire de la démocratie directe. Zaccaria Giacometti – hommage à une grande personnalitéDans ce contexte, il faut rendre hommage au rôle primordial qu’a joué Zaccaria Giacometti (1893–1970). Le professeur zurichois de droit public, issu de la fameuse famille d’artistes du val Bregaglia, a fortement marqué le débat dès les années 1920. Giacometti se voyait comme gardien de la liberté et de la démocratie, se réclamant toujours, dans ses ouvrages, du caractère spécifique suisse. Il mit en avant que le raisonnement du Conseil fédéral (préconisant que les circonstances fondaient le droit de nécessité) se trouvait en contradiction avec les principes étatiques fondamentaux de la Suisse. Dans ce contexte, il parla de la décomposition de l’Etat libéral, fédéraliste et démocratique. Culture démocratique vivanteIl faut ajouter encore ceci: Giacometti put exprimer sa critique massive à l’encontre de la politique du Conseil fédéral et du Parlement sans être importuné. Le droit d’urgence ne limitait ni la liberté d’expression individuelle ni la liberté de la presse – ce qui n’était pas du tout évident à cette époque. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y eut bien des tentatives de limiter la liberté de la presse afin de – selon le Conseil fédéral – ne pas provoquer les dirigeants de Berlin. Mais en général les libertés d’expression et de presse furent garanties également en ce temps-là. Test pour la nouvelle procédure dans la haute conjonctureLa nouvelle réglementation du droit d’urgence fut bientôt testée dans la pratique et Zaccaria Giacometti put observer de quelle manière le Conseil fédéral et le Parlement traitèrent des nombreux projets juridiques d’urgence selon la nouvelle procédure. De nombreuses personnes s’attendaient en 1949 à un développement économique semblable à celui d’après la Première Guerre mondiale – avec inflation et une reprise hésitante. Mais il en fut autrement. Un redressement économique jamais vu arriva et les autorités étaient bientôt occupées avec les excès d’une économie ultra-dynamique. Dans les années 1960, on enregistra dans tout le pays par moments moins de 100 personnes au chômage. Ceux qui perdaient leur emploi en trouvèrent un nouveau le plus souvent quelques heures après et pouvaient choisir entre au moins dix offres. Des heures supplémentaires devinrent un état permanent accablant la vie des familles. Les économistes parlaient de surchauffe conjoncturelle et de suractivité. On fit appel à des centaines de milliers de main-d’œuvres étrangers pour faire tourner le moteur économique – d’abord de l’Autriche, puis de l’Italie et plus tard des autres pays méridionaux. La pénurie de logement connut par moments des dimensions dramatiques. Toutes les infrastructures tels les routes, les canalisations, les écoles, les transports publics etc. ne suffirent plus du tout aux exigences élevées de la société et à la croissance de l’économie. On dut construire notamment de nouvelles écoles et des stations d’épuration des eaux, moderniser les transports publics, construire des autoroutes. Les autorités étaient fortement sous pression. La pollution de l’eau, par exemple, était devenue telle que l’on ne pouvait plus se baigner dans le lac de Zurich ou dans le lac de Lugano. Suite à l’augmentation de la demande à l’intérieur du pays et à l’étranger, les prix augmentèrent massivement, si bien que l’inflation prit des dimensions menaçantes et augmenta, à la fin des années 1960, de 12% par an. Des fonds en fuite et des fonds spéculatifs venant de l’étranger aggravèrent encore la situation.
Années dorées – les Suisses satisfaitsLa démocratie directe fonctionnait de manière exemplaire. Personne ne se plaignait. Le peuple fut appelé 10 fois aux urnes et accepta à chaque fois les mesures proposées par le Conseil fédéral et le Parlement. La participation au vote baissa dans certaines votations à moins de 30% – très loin des 85% que mobilisa le vote sur l’initiative de crises en 1935. La grande majorité des Suissesses et Suisses et des immigrés étaient contents. Les salaires étaient bons. Les heures supplémentaires continuelles pesaient certes sur la vie de famille. Les nouveautés dans les ménages tels le réfrigérateur, le lave-linge, pour beaucoup la première voiture, le téléviseur, les logements plus grands et ainsi de suite rendaient la vie plus simple et plus agréable. Davantage de vacances et le passage à la semaine de cinq jours transformèrent la vie disons au niveau d’aujourd’hui. Nous, la génération d’après-guerre, connaissions le phénomène du chômage uniquement par les récits de nos parents et grands-parents. Nous avions le privilège de grandir dans un monde totalement différent. «Les droits de l’homme, donc les libertés individuelles, doivent protéger la liberté et la dignité des êtres humains face au pouvoir de l’Etat, permettre l’épanouissement de la personnalité et former ainsi un rempart juridique contre l’actualisation de la toute-puissance étatique. […] Oui, la Suisse représente le cas unique de démocratie, où le peuple en tant que législateur est lui-même gardien des droits de l’homme, et elle apporte ainsi de la plus belle manière la preuve vivante de la possibilité d’existence d’un véritable Etat libre et démocratique.» Extrait du discours officiel |