Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°29/30, 28 juillet 2010  >  Antithèses aux «thèses» de la Commission fédérale pour la jeunesse [Imprimer]

Antithèses aux «thèses» de la Commission fédérale pour la jeunesse

L’ennemi c’est le nihilisme

par Jeanne Hersch

«Thèses» nocives

Les Thèses concernant les manifestations des jeunes en 1980 sont devenues un best-seller, paraît-il, non seulement en Suisse, mais en Europe, et en particulier en RFA. Pourtant cette brochure n’apporte rien de neuf: elle réunit et systématise (à peine, et plus en apparence qu’en réalité) ce que «tout le monde» a dit et écrit à ce sujet. J’entends par «tout le monde» la grande majorité des gens qui, de façon à peu près homogène, donnent le ton par lés médias: journalistes, sociologues, théoriciens de l’éducation, tous ceux qui font métier de comprendre le présent et l’avenir, d’avoir l’esprit ouvert, généreux, de penser avec le cœur, créativement et sans élitisme, au même moment, les choses que la masse, selon eux conformiste et craintive, n’ose pas penser.
La seule nouveauté − mais elle est importante − de la brochure en question, c’est qu’ayant été «élaborée par la Commission fédérale de la jeunesse», elle confère pour la première fois le sceau de l’officialité aux thèses qu’elle contient. Elle jouit ainsi d’un prestige spécial pour justifier le recours à la violence, pour rendre les adultes − parents, éducateurs, autorités − incertains, perplexes et tâtonnants, enfin pour affaiblir le sens de l’ordre légal (tout en prétendant le respecter), au point que des enclaves d’anarchie paraissent indispensables.

La majorité silencieuse soupçonnée d’apathie

Nous vivons une époque où d’énormes sottises, devenues clichés, intimident. En voici, presque au hasard, quelques exemples. Selon la brochure, c’est la majorité silencieuse de la jeunesse «normale» qui se trouve soupçonnée d’apathie, d’indifférence, et d’offrir ainsi un terrain favorable à la drogue. Sitôt après, il est dit qu’en 1968, les troubles impliquaient «une élite» en mesure d’analyser la situation et la société et d’en déduire «des programmes systématiques».
Ceux qui ont suivi de près 1968 et ses «programmes» apprécieront. Selon les Thèses, si le mouvement actuel n’a pas de buts, c’est évidemment la faute du système scolaire et des maîtres. En revanche, on souligne que ce mouvement s’attaque à des «problèmes concrets»: il exige par exemple des «centres autonomes». C’est être «concret» à bon compte.
La violence de ces jeunes, souligne-t-on, «n’est pas une fin en soi»; mais pour des preneurs d’otages ou des cambrioleurs non plus. Les auteurs affirment que «les possibilités personnelles» des jeunes sont toujours plus réduites − alors qu’il est évident que de mémoire d’homme, jamais, à aucune époque, autant de «possibilités personnelles» et aussi diverses, n’ont été offertes dans tous les domaines (formations diverses, activités de service, voyages, culture, musique, livres, musées, peinture, sports, cheval, voile, ski) à autant de jeunes de toutes conditions.
Il est vrai, tout le monde dit comme la brochure. Un vieux montagnard de mes amis affirmait: «Tout le monde le dit? Alors c’est sûrement faux.» Le comble est peut-être atteint quand la Commission affirme que l’ordre public n’est violé par les jeunes qu’« en état de légitime défense». Enfin, elle insinue que «les jeunes disent peut-être tout haut ce que nous osons tout au plus penser tout bas». Lâches que nous sommes! Prenons modèle sur ces jeunes. Osons dire tout haut ce que nous pensons, malgré les clichés, et l’intimidation de «tout le monde».
Ce que je pense, ce n’est pas ce que la Commission fédérale soupçonne. Je vais tâcher de prendre le problème autrement.

Quels experts?

Mais auparavant, j’ai une question à poser.
Cette brochure me paraît à ce point nocive que le public, où elle est largement diffusée, a le droit de savoir qui en est effectivement responsable.
La Commission compte, outre son président, 21 membres. Combien d’entre eux ont donné leur accord aux Thèses telles qu’elles ont été publiées? Je voudrais demander à chacun s’il les a personnellement approuvées ou si une minorité de la Commission a pris ses distances. S’est-il vraiment trouvé en Suisse une Commission de 22 personnes pour signer et assumer la responsabilité d’un texte comme celui-ci?

Sécurité et protection

Ces mots, je crois, ne figurent pas dans les Thèses. Il est vrai qu’ils ne sont guère dans le vent. Pourtant ils désignent quelque chose d’essentiel pour des jeunes, et tout spécialement pour les jeunes plus fragiles, plus exposés, dont il est question ici.
Les violents d’aujourd’hui − une faible fraction de la jeunesse − ont tous été, il n’y a pas longtemps, de très petits enfants, entièrement dépendants, pour survivre, de leur entourage immédiat, bon ou moins bon, et d’abord de leur mère. Le petit humain vient au monde plus inachevé, plus incapable de vivre par lui-même, que n’importe quel autre nouveau-né. Ce qui doit s’organiser alors, en lui et autour de lui, c’est sa sécurité, condition préalable de son autonomie future.
Cette sécurité lui est assurée du dehors, par autrui − par la fidélité de la présence et la régularité de la nourriture. Plus tard, il marche, la main dans la main d’une grande personne, il parle, et le plus souvent il interroge, attendant et acceptant d’avance la réponse. Peu à peu, il prend de l’indépendance, va seul vers ce qu’il désire, compare les réponses entre elles et avec son expérience propre. Mais il a déjà appris une langue, qui lui a été donnée du dehors, qui est celle de sa tribu, et qu’il lui faut parler comme les autres, même pour dire autre chose que les autres, sous peine de n’être jamais compris.
Cette réalité donnée, ambiante et commune, est essentielle. Elle ne disparaît ni avec l’adolescence, ni avec l’âge adulte. Elle ne se réduit ni à la famille, ni à l’école, ni à la société. Elle est liée à la condition mortelle, désirante, nostalgique, de l’être humain. Sans son acceptation harmonieuse, il n’y a pour lui ni autonomie, ni liberté, ni véritable choix.
Il est probable − mais non certain − que beaucoup des jeunes violents dont parle la brochure n’ont pas connu en temps voulu la sécurité, la protection, qu’assure la fidélité d’un amour. Sans doute leur font-elles encore défaut aujourd’hui.
Ce n’est pas ce qu’ils disent? C’est vrai. La Commission semble croire qu’ils ne s’expriment pas. Mais si, ils disent une foule de choses, et la Commission les reprend, elle qui se veut leur porte-parole. Je prends ce qu’ils disent très au sérieux, en tant que symptômes du mal réel dont ils souffrent, mais non en tant que diagnostic de ce mal. Je crois que les jeunes se trompent souvent − encore plus souvent que les adultes ou les vieux − sur leurs véritables besoins. Eux aussi, comme les membres de la Commission, répètent ce que tout le monde dit. Même quand c’est manifestement absurde.
Quelque chose, pourtant, leur manque. Et même, beaucoup de choses, semble-t-il. Parfois, dirait-on, presque tout.

Les choix du «tout est permis»

Essayons de saisir ce qui leur manque. D’abord, disions-nous, une certaine sécurité, une certaine manière de se sentir protégé qui s’acquiert dès la toute petite enfance, mais aussi par la suite.
Si cela a été manqué, on ne le rattrapera plus. Il importe de comprendre comment ce manque initial est vécu dans l’adolescence, puis par de jeunes adultes, à l’âge où il ne s’agit plus de tenir une main sûre en traversant la rue, ni de compter sur une présence tutélaire répondant à tous les besoins, inconditionnellement.
Les menaces n’ont pas disparu: ce sont avant tout les examens, scolaires et professionnels, les possibilités d’échec à l’école ou dans le métier. Devant les dangers de l’enfance, la conduite à tenir était imposée par l’adulte. Maintenant il faut savoir soi-même, vouloir soi-même, savoir soi-même ce qu’il faut vouloir. Naguère encore, des maîtres prenaient le relais des parents. Il y avait aussi des règles de comportements protectrices, et enfin, au pire, en cas d’échec, la règle ultime de la résignation. Maintenant, plus. Les jeunes se trouvent souvent seuls, souvent seuls à force de mépris, devant les choix vertigineux du «Tout est permis».

Déboussolés par l’infinité des possibles

Voici la première erreur du diagnostic banal, repris par la Commission: on prétend que «les jeunes» ont toujours souffert et continuent à souffrir de répression. Mais c’est le contraire qui est vrai: certains d’entre eux se sentent perdus, sans boussole, devant l’infinité des possibles, qui, de ce fait, perdent leur sens: quand on peut aller n’importe où, à quoi bon aller quelque part?
Tout est permis, et tout est possible. Il suffit dès lors d’écarter le monde des adultes pour retrouver la facilité comblée du paradis. «Un espace de liberté», comme dit la Commission, − et ces jeunes n’auront plus besoin de personne.
Certains faits pourtant auraient pu frapper les observateurs (je ne dis pas «les experts»). Partout où il y a un maître ou une maîtresse dignes de ce nom, ils sont assiégés par leurs élèves comme jamais auparavant. Partout où vit vraiment une famille, avec toutes ses contraintes, elle attire une foule de jeunes qui, comme des satellites, s’attachent à elle et ne peuvent plus s’éloigner.
Au fond, et contre toutes les apparences, la plupart de ces jeunes cherchent la maman, le papa, le maître, la famille qu’ils n’ont pas eus. Peut-être, sur ce point, la Commission ne me contredira-t-elle pas. Mais alors, comment remédier à cela, maintenant qu’il est trop tard? Sûrement pas par un « Centre autonome», par un «espace de liberté» qui est exactement le contraire de ce dont ils ont besoin, même s’ils croient sincèrement en avoir envie. Car le Centre autonome, c’est le vide − l’arbitraire − le néant ennemi.

La révolte: une réaction, pas une issue

Certes, les Thèses contiennent quelques rares «vérités», malheureusement vite faussées par leur contexte ou leur interprétation idéologique. Ainsi, il est vrai que les jeunes souffrent de solitude, d’isolement et manquent de vrai dialogue, mais ni les causes, ni les remèdes mentionnés dans la brochure ne me paraissent pertinents.
Il est vrai que «la formation élémentaire encore donnée à la majorité d’entre eux n’est souvent qu’une voie de garage, les conduisant au mieux à un job interchangeable et anonyme», − mais il ne suffit pas de constater cette situation pour admettre que «seule la révolte «représente» une réaction appropriée». Au contraire: à nous de chercher − tâche bien plus difficile − une issue positive à une telle donnée inacceptable. La révolte est bien une réaction, mais nullement une issue.
Commençons par «l’extérieur»: l’agitation des jeunes, allant jusqu’à l’émeute − son surgissement, son développement, ses agents. Nous examine­rons ensuite ce que les auteurs des Thèses nous disent du contexte social, de la manière dont il est ressenti; puis, ce qu’ils nous disent du contexte familial, et des effets qu’ils lui attribuent. Nous nous demanderons si et dans quelle mesure, les griefs de la Commission contre la société et contre la famille d’aujourd’hui concernent vraiment cette société et cette famille, et non pas, pour certains d’entre eux, la condition humaine elle-même, en ce qu’elle comporte de permanent, et que tout être humain doit, par conséquent, au fil de son éducation, découvrir, comprendre et assumer.
Enfin, à la lumière de ce qui précède, nous tenterons de comprendre ce qui manque réellement à ces jeunes, leurs véritables besoins, et comment il serait possible d’y répondre.

Les troubles

Il est caractéristique que l’on ne trouve dans la brochure aucune analyse concrète des manifestations telles qu’elles se sont succédé au cours d’une année dans diverses villes suisses, et surtout à Zurich. «Les troubles» qui éclatèrent alors restent parfaitement abstraits, − comme reste abstraite l’idée de «Centre autonome».
J’ai assisté à certaines «manifestations», observé avec soin leurs acteurs et le déroulement des faits. Il ne s’agit nullement, comme il est suggéré à la page 9, d’une explosion spontanée et imprévue de «force physique, qui ne peut plus guère s’épanouir dans le monde urbain éloigné de la nature». La «manifestation» est conçue d’avance, non pas évidemment par la grande masse des jeunes, mais par ces «petits groupes clandestins» auxquels la Commission reconnaît qu’il faut attribuer «les incendies», et dont le recours à la violence armée ne saurait cependant être exclu (pourquoi «cependant»?).
La manifestation est conçue d’avance par quelques-uns, avec la complicité d’un groupe de suiveurs (cent, deux cents, trois cents?), dociles et excités, placés d’avance là où il faut. «La Commission ne croit pas que les troubles aient été provoqués par des manipulateurs professionnels.» Que seraient, dans son esprit, des «manipulateurs professionnels»? Je n’en sais rien. Ce dont je suis convaincue, ayant longuement observé le comportement de quelques meneurs, c’est qu’ils ont suivi un entraînement. J’ignore où, quand, comment, et je n’ai aucune preuve. Mais leur stratégie, leur technique, leur manière d’entraîner les autres, leurs gestes anormalement brusques, d’une soudaineté acquise, trahissent un dressage par des exercices répétés. Il serait très intéressant d’apprendre où, ces dernières années, ils ont passé leurs vacances.
Cela n’est pas notre affaire ici, c’est celle de la police. Il nous faut seulement retenir ceci: les «manifestations», les émeutes de jeunes ne sont pas aussi spontanées qu’on le dit, et il n’y a pas seulement «des éléments qui cherchent à en profiter à des fins criminelles, peut-être aussi politiques». Il y a des instigateurs.
Mais notre problème, c’est d’abord celui des quelques centaines de suiveurs. Pourquoi les instigateurs peuvent-ils compter sur ce milieu réceptif, inflammable? Et une deuxième question: pourquoi ces quelques centaines peuvent-ils ensuite entraîner des milliers de jeunes avec eux?
Là est le problème. Il nous faut le circonscrire, en comparant notre temps aux époques passées. Il est vain de le comparer à un paradis pour jeunes qui n’a jamais existé, qui ne peut pas exister. Il nous faut découvrir pourquoi, de nos jours, quelques instigateurs entraînés peuvent, plus facilement qu’en d’autres temps, déclencher des émeutes de jeunes dans les villes prospères d’un pays libre.

«Une certaine manière de légitime défense»?

D’après la Commission, et conformément au cliché mille fois répété aujourd’hui, la faute en est à «la société» actuelle, et c’est à ce sujet que les Thèses enchaînent, sans aucun examen critique, clichés et slogans.
Le thème fondamental, c’est que dans notre société, les individus voient se rétrécir sans cesse leurs possibilités personnelles. Ils subissent, en fait, dans un contexte prétendument tolérant, des pressions de plus en plus fortes. Ainsi, selon la Commission, une véritable violence s’exerce indirectement sur les jeunes, si bien qu’ils se trouvent en état de légitime défense et acculés à recourir eux-mêmes à la violence pour conquérir «l’espace libre» qui leur est indispensable. L’expérience de la violence subie est même chez eux si forte, si évidente, qu’ils ne comprennent pas qu’on leur reproche d’y recourir à leur tour.
Nous sommes tous, hélas, tellement accoutumés, par les médias notam­ment, à un tel langage qu’il ne nous fait plus ouvrir de grands yeux. Nous voilà prêts à reconnaître qu’aucune société passée n’a été pour les jeunes aussi oppressive que celle d’aujourd’hui. Soyons un peu plus concrets.
On nous donne quelques exemples. Les jeunes n’ont pas la possibilité de s’exprimer. Ils se heurtent à «la violence indirecte» lorsqu’ils cherchent un appartement ou le moyen d’occuper leurs loisirs selon leurs désirs. Ils souffrent de l’atmosphère empoisonnée des immeubles locatifs. Ils ont dû subir le passage d’une période économiquement prospère à un temps de récession, avec toutes les frustrations que cela implique. Enfin, se sentant exclus d’une culture ambiante élitaire, ils se trouvent rejetés dans les ghettos d’une subculture, d’ailleurs trop chère pour eux.

Pouvoir ou savoir s’exprimer

Il y a de tout là-dedans. Reprenons ces quelques thèmes, si usés qu’ils soient.
Les jeunes n’ont pas la possibilité de s’exprimer. Est-ce vrai? Tout est relatif, bien sûr. Mais justement parce que tout est relatif, un tel énoncé n’a de sens que par comparaison avec d’autres époques, d’autres circonstances. Or nous nous souvenons tous d’un temps où les enfants et les jeunes n’avaient guère que le droit de se taire, tant qu’on ne s’adressait pas à eux. Je ne vois pas d’époque où l’on ait été plus curieux de ce que pensent, vivent, veulent les jeunes, que la nôtre, pas d’époque où on les ait aussi ardemment invités à parler, écrire, participer, où l’on ait été plus curieux de connaître leur solution aux problèmes dans lesquels nous nous débattons.
Mais peut-être la Commission veut-elle dire que les jeunes souffrent de n’être pas capables de s’exprimer? Là elle touche juste. En effet, la fameuse «créativité», à laquelle tend aujourd’hui à se réduire la formation, n’apprend pas aux jeunes à s’exprimer, elle ne leur en donne pas les moyens. Un être humain apprend à s’exprimer à travers l’expression des autres et d’abord à travers une langue très bien dite «maternelle», qu’il reçoit toute faite, avec ses possibilités infinies. Si on refuse de la lui enseigner, s’il refuse de l’apprendre, sous prétexte de s’en inventer une bien à lui, il ne s’exprimera jamais car nul ne le comprendra. Bien plus: il n’aura sans doute rien à exprimer.
Il s’agit aujourd’hui, paraît-il, d’«exploser» ou de «s’éclater». Mais ce n’est pas là un moyen d’expression.
Les moyens d’expression s’acquièrent à travers une culture, ce qui ne veut nullement dire: à l’université, ni «une culture élitaire». Qui refuse toute culture ne s’exprimera jamais − et la subculture dont on parle tant n’est qu’un slogan, déjà désespérément vieilli.

Le désir peut-il fonder le droit?

Voyons ce qu’il en est de «la violence indirecte». La Commission semble englober sous ce terme toute résistance, toute difficulté à laquelle les jeunes se heurtent lorsqu’ils cherchent à satisfaire leur désirs, de quelque ordre qu’ils soient. Ainsi il y a «violence indirecte» lorsqu’un jeune veut quitter le toit familial ou la chambre d’étudiant louée pour s’installer en toute souveraineté dans son propre appartement et qu’il se trouve dans l’impossi­bilité d’en acquitter le loyer.
Il y a «violence indirecte» lorsqu’un jeune qui s’intéresse à la navigation ne peut pas posséder son propre voilier pour y passer ses vacances (cet exemple ne se trouve pas explicitement dans la brochure, mais je l’ai entendu mentionner à la radio comme grief capital contre «notre société»); ou bien lorsque, désirant visiter une région des antipodes, les frais de transport le forcent à y renoncer.
Il s’agit là, on le voit, de limitations économiques. Celles-ci ne correspon­dent à une «violence indirecte» que dans l’optique d’une philosophie sociale selon laquelle une société n’est exempte de violence que lorsque chacun peut y satisfaire tous ses désirs, sans limitation aucune, − ce qui revient à dire que le désir y engendre le droit.
Autant dire qu’une société sans «violence indirecte» n’a jamais existé et n’existera jamais. Est-il excessivement réactionnaire de rappeler aux mem­bres de la Commission comme aussi aux jeunes dont elle se veut le porteparole, que pour être mis à la disposition des jeunes un appartement doit d’abord être construit, par des hommes qui doivent être payés pour pouvoir vivre, qu’il en va de même pour un voilier, ou pour un avion ou un bateau transatlantique, et que par conséquent, dans toute société passée, présente et future, les jeunes humains se heurteront, pour satisfaire leurs convoitises, à un prix à payer? Prix à payer dont ils pourront ou non s’acquitter selon que le travail de leurs parents ou leur travail propre aura contribué à produire des biens nécessaires à leur société?
Ce n’est pas sans une certaine confusion que je me vois contrainte de rappeler de telles évidences. Cela dit, il est bien évident aussi qu’il existe, dans ces rapports de prix et de travail, des injustices considérables que toute société démocratique s’efforce de corriger ou de réduire par la contrainte des lois. Il y aurait là, pour les jeunes si sensibles aux injustices, un vaste champ d’action. Mais les lois ne sauraient avoir pour fin de fonder le droit sur le désir. Et ce ne peut être le droit d’aucune personne ni d’aucun groupe de décréter où commence «la violence indirecte» quand les désirs de certains ne peuvent être satisfaits. La société n’est pas, ne sera jamais, et n’a pas à être, le Jardin d’Eden. Mais étant démocratique, elle se prête à la persuasion et à la correction légale de son fonctionnement, sans violence. Livrée à la violence, elle n’est plus qu’un lieu d’affrontement où règnent les plus forts.
En justifiant le recours à la violence de certains jeunes par une prétendue «violence indirecte» ou «légale», les Thèses trompent les jeunes sur la nature de la société en général, sur la démocratie en particulier; elles les corrompent en les empêchant de mûrir et de comprendre leur condition d’hommes.
Si, comme je l’ai préconisé auparavant, nous comparons d’ailleurs notre société actuelle avec celle d’époques révolues, nous découvrons que l’exposé des «causes» par la Commission n’est pas seulement nocif pour les jeunes, mais encore qu’il ne correspond pas à la réalité. J’ai déjà souligné le fait que jamais, de mémoire d’homme, autant de possibilités de tout ordre − culturel, sportif, professionnel, etc. − n’ont été offertes à autant de jeunes de toutes les couches sociales. Jamais ils n’ont eu aussi vite autant de voies possibles pour s’affranchir de la tutelle familiale et choisir leur manière de vivre. Jamais ils n’ont disposé d’autant de loisirs − on ne leur dit guère qu’il y a une quarantaine d’années le mot «vacances» n’avait de sens que pour une infime minorité − et jamais ils n’ont pu en fait les meubler à leur guise aussi facilement.
On nous parle de «l’atmosphère empoisonnée» des immeubles locatifs, et, certes, pour certains grands ensembles, on s’est fourvoyé. Mais à quelles conditions de logement compare-t-on les immeubles actuels? De quelle époque? A quelles conditions d’habitat du passé le peuple dans son ensemble serait-il prêt à revenir?
On nous parle des frustrations engendrées par le passage de la prospérité économique à la récession. Là, il s’agit de quelque chose de réel. Mais beaucoup des critiques faites à la société contemporaine visent précisément ce que la prospérité a déployé. Et les troubles de jeunes n’ont pas attendu la récession pour se produire. Il est d’ailleurs plutôt étrange d’appeler «vio­lence indirecte» les limitations économiques découlant d’une période de récession.
Tout cela montre que «les troubles» des «jeunes» ont d’autres causes et qu’en effet, disant «ce que tout le monde dit», la Commission se trompe.

Famille et isolement

Les Thèses insistent beaucoup sur l’isolement dont souffrent les jeunes, sur le manque de communication dont ils cherchent à sortir par le «langage» de la violence. Ici la Commission a raison − mais il faut interpréter une telle constatation.
Chose remarquable, il est très peu question, et très sommairement, dans ce contexte, de la famille. Pourtant la famille devrait être, semble-t-il, le refuge immédiat contre l’isolement, le lieu privilégié de la communication. Manifes­tement, elle ne l’est pas. Pourquoi?
On nous dit seulement que les familles sont trop petites, les parents trop absorbés par ailleurs pour dialoguer comme il faudrait. On suggère le recours aux «communautés». Or, personne n’a réussi à montrer jusqu’ici que les formes de vie communautaires fussent plus stables, et leurs membres, à la longue, plus disponibles et plus ouverts au dialogue. Est-ce vraiment tout ce qu’il y a à dire aujourd’hui sur les familles − ou bien la Commission a-t-elle reculé devant ce qu’il y aurait à dire, et qui ne va pas, loin de là, dans le sens des clichés «autorisés»?
Il est vrai que les jeunes souffrent d’isolement et de manque d’échanges, vrai que les familles, trop petites, ont plus de peine à maintenir un climat vivant de présence et de disponibilité. Mais la «petite famille», réunissant seulement la mère, le père et deux enfants ou même un seul, ne date pas de l’année 80, ni même des années 70. Elle n’explique sans doute que pour une très faible part que l’isolement soit devenu pour tant de jeunes à ce point insupportable. Ajoutons que l’isolement est vécu aussi dans des familles plus nombreuses, souvent renforcé par les tâches ménagères accrues.
Il ne paraît pas non plus pertinent de l’attribuer à la trop longue durée de la journée de travail et, pour le grand nombre, à l’excès des préoccupations professionnelles, puisque jamais dans le passé il n’y a eu autant de parents libres à partir de cinq ou six heures du soir, deux jours entiers par semaine sur sept, et quatre semaines au moins par année. Je ne dis pas qu’un tel calendrier et un tel horaire soient satisfaisants ou les meilleurs possibles. Les problèmes de la durée du travail sont trop complexes et diversifiés pour être traités en passant. Simplement, jamais le travail professionnel n’a laissé plus de possibilités qu’aujourd’hui à ceux qui veulent avoir une vraie présence auprès de leurs enfants.

Les mères qui travaillent «au dehors»

Mais il faudrait ici, bien sûr, parler des mères de famille qui travaillent professionnellement au dehors. C’est à elles que se posent les problèmes réels. C’est leur présence qui, effectivement, manque aux enfants au retour de l’école. C’est elles qui trop souvent ne peuvent pas être disponibles pour les jéunes et leurs problèmes, car, quoi qu’on en dise et malgré une meilleure participation des pères aux travaux ménagers, elles continuent, dans l’immense majorité des cas, à s’acquitter d’une double ou même d’une triple tâche, dans l’urgence et la fatigue. J’y reviendrai plus loin.
De cela, les Thèses ne parlent pas. Elles auraient l’air, peut-être, d’être contre le travail professionnel de la femme − ce qu’il convient d’éviter à tout prix.
Quoi qu’il en soit, il me paraît difficile d’imputer comme on le fait partout, et comme la Commission n’a pas manqué de le faire, l’isolement des jeunes dans leur famille, à la société, au «système social», ou aux immeubles locatifs − sauf, justement, dans le cas où des mères se voient contraintes par l’insuffisance de ressources familiales, à travailler à l’extérieur contre leur gré. Encore faut-il examiner selon quelles normes et par rapport à quels besoins les ressources sont jugées insuffisantes et le sont effectivement.
Mais alors, si ce n’est pas la faute de la «société», pourquoi ce désert familial? A qui, à quoi faut-il s’en prendre, qui soit autrement profond et qu’il importerait de comprendre, afin d’y faire face, faute de pouvoir le « changer»?

Permanence de la condition humaine

La Commission nous dit que les jeunes vivent dans «l’espérance d’un monde libre de toute pression sociale, étatique et économique». «Liberté de mouvement, créativité, chaleur humaine» sont pour eux des «besoins vitaux», ils veulent «changer l’atmosphère».
Comme on les comprend. Une telle «espérance» plus ou moins explicite a été le ressort constant de l’histoire humaine, et sans elle, rien de valable n’aurait sans doute été accompli. Seulement ceux qui ont réalisé quelque chose de valable grâce à une telle espérance savaient en même temps qu’ils ne pouvaient que progresser tant soit peu dans cette voie. Ils savaient qu’«un monde libre de toute pression sociale, étatique et économique» n’avait jamais existé et n’existerait jamais. Car tant qu’il y aura des hommes, il y aura des conflits entre eux, nécessitant des contraintes.
A cause de leurs divergences: ils ne se représentent pas de la même manière le monde idéal dont ils rêvent, ni les voies et les moyens pour s’en approcher. A cause de leurs ressemblances: ils convoitent souvent les mêmes biens, qui n’existent qu’en quantité limitée, ils désirent vivre au même endroit, ils veulent d’abord le bien de leurs proches − et peut-être aucun d’entre eux n’aime-t-il son prochain comme soi-même. La liberté de mouvement de l’un dérange l’autre, et ainsi de suite. «Changer l’atmo­sphère» (voici un mot désormais magique: changer), qu’est-ce que cela veut dire? Est-ce revenir, encore une fois, à celle du Jardin d’Eden?
L’être humain est un être de désir, un être nostalgique, et donc un être par nature insatisfait. C’est là une condition de l’histoire, de la liberté, de l’homme même. Alors, bien sûr, il veut «changer l’atmosphère», surtout s’il est jeune et qu’aucun adulte ne lui a jamais parlé de sa condition d’homme, parce qu’il n’y a lui-même jamais réfléchi.
Aucun ordre, aucun droit, dans aucune société, ne saurait être légitime si l’on admet qu’une «violence quotidienne indirecte» s’exerce dès qu’un jeune ne peut pas se procurer l’appartement ou les vacances de ses désirs. Si les jeunes ayant rencontré une telle «violence» en sont «meurtris» au point de ne pas comprendre qu’on condamne leur violence directe à eux, c’est que personne n’a même commencé à leur faire comprendre ce que c’est qu’être un homme ou un citoyen.
Certes, les familles ont des difficultés. Mais quand, dans quelle société a-t-on connu, si on considère le grand nombre, ou même, à vrai dire, la petite classe privilégiée, des familles qui n’en avaient pas? Est-ce bien là qu’il faut chercher les facteurs spécifiques qui ont joué en 1980?
Ainsi donc, si on lit les Thèses en s’arrachant tant soit peu aux clichés qui semblent aller sans dire, on découvre que l’analyse de la Commission n’a guère saisi, dans son réquisitoire, contre « la société», que des traits constants de la condition humaine et de toute société d’hommes connue jusqu’ici − des traits d’ailleurs, à maints égards, moins marqués dans la société actuelle que dans toute autre société de notre passé. Il semble donc peu pertinent et peu efficace d’y voir les causes d’un phénomène aussi surprenant chez nous que les explosions de violence répétées d’une fraction de la jeunesse en 1980. Un diagnostic en grande partie erroné conduit évidemment à une thérapie qui risque d’aggraver le mal. Personnellement, je pense même que la diffusion du diagnostic de la Commission représente en soi un facteur grave, contribuant à égarer davantage un grand nombre de jeunes sur leurs véritables besoins.
La Commission insiste sur «le sentiment de répression» des jeunes. Certes, ce «sentiment» existe chez bon nombre d’entre eux. Mais un certain degré de répression existe dans les contraintes de toute formation, de toute adaptation à la vie en société. Pourquoi alors «le sentiment de répression» est-il devenu intolérable? Quels sont ici les vrais facteurs spécifiques actuels − abstraction faite des meneurs qui jettent l’allumette et compte tenu seulement de la minorité inflammable où se propage le feu?

Données spécifiques de notre temps

Il nous faut ici découvrir des facteurs propres à notre époque et sans précédents. On pense aussitôt aux effets des conquêtes techniques récentes, qui ont métamorphosé l’environnement, les conditions de vie, de travail, de communication, bref tous les aspects extérieurs de nos existences − ce qui ne saurait se produire sans conséquences profondes sur la pensée et l’affectivité.
Malgré certains bavardages sur le retour au bon vieux temps, personne ne songe sérieusement à abolir ces techniques omniprésentes. C’est donc au niveau de leurs conséquences sur la vie profonde des communautés et des individus qu’il faut aller chercher «les causes» de la situation actuelle, ainsi que !es remèdes possibles. Donc: au niveau de la culture, des mœurs, de l’éducation.
De puissants courants des sciences humaines ont propagé une conception fataliste et superstitieuse, selon laquelle culture, mœurs, éducation dérivent inévitablement des techniques productives d’une époque. On ne pourrait dès lors que les subir, les constater et les décrire comme des données de fait. Si tel était le cas ni la culture, ni les mœurs, ni l’éducation ne mériteraient leur nom. Il ne s’agirait que de mécanismes un peu plus complexes, et rien dans le monde des hommes n’aurait plus de sens.
C’est renoncer trop facilement à la liberté de l’homme, à son «sens du sens» et des valeurs. Même si l’influence des techniques productives est plus profonde et étendue qu’on ne voudrait l’admettre, il nous incombe de juger cette influence même par rapport à des valeurs qu’elle n’impose pas, et à déterminer un comportement dont nous soyons responsables.

Apprentissage

Il est étrange d’observer, en une époque où psychologie et sociologie ont pris l’ampleur que l’on sait, à quel point, dans ces deux domaines, des évidences premières reconnues de tout temps, sont aujourd’hui négligées, oubliées, parfois niées. Je reviens ainsi, par un autre biais, à mon thème initial.
Le genre humain est le seul à développer une histoire, c’est-à-dire à profiter de la succession des générations pour transmettre l’acquis de chacune d’elles, au lieu de se contenter d’une succession purement répétitive. C’est là une donnée psychologique et sociale décisive, qui implique, avec chaque génération nouvelle, un apprentissage profond et étendu, et de plus en plus profond et étendu: apprentissage de la vie en société, apprentissage sans cesse repris de la condition humaine, avec son passé, son présent, son avenir, apprentissage de l’acquis.
Cette situation initiale du petit humain, d’avoir à apprendre, implique chez lui une incertitude initiale, quelque chose d’interrogatif, à quoi des réponses doivent être données. Non pas le genre de réponse qui détruit l’interrogation et réduit au silence, mais celle qui rassure, approfondit et permet de continuer. Le petit humain a tout de suite besoin de règles, d’habitudes, d’exigences régulières et constantes, c’est-à-dire déjà de mœurs. Très vite il cherche des modèles à imiter. Il invente des conduites en regardant autour de lui pour savoir si elles sont permises ou non − ce qui pour lui se confond d’abord avec ce qui risque de faire mal ou non. Il tâte interrogativement le monde, et les grandes personnes dont il dépend. Il est audacieux ou même téméraire lorsqu’il «sait» qu’il possède chez l’une ou plusieurs d’entre elles un recours, un refuge absolument sûr, inconditionnel. Par imitation, il apprend à parler.
Rien de tout cela ne disparaît chez l’adolescent, ni même, à vrai dire, chez l’adulte. Les rapports se modifient, les proportions changent, mais rien ne disparaît, aussi longtemps que persiste le vouloir-vivre.
Quand l’enfant brave l’adulte, qu’il enfreint soudain ou progressivement une interdiction, c’est bien sûr souvent sous l’impulsion d’un désir plus fort que la crainte. Mais plus profondément, il provoque l’adulte afin que celui-ci rétablisse un ordre qui lui est à lui essentiellement nécessaire. Si l’adulte y manque, la provocation peut aller jusqu’à la grande scène de désespoir. Un enfant de cinq ans, dans une telle circonstance, voyant son père distrait ou trop préoccupé pour réagir, lui adressa ce reproche: «Tu es un père faible». Il réclamait l’ordre indispensable dont son père était le garant.
Il ne s’agit donc pas d’un apprentissage nécessaire au seul fonctionnement de la société. Il s’agit d’un besoin fondamental de l’individu humain pour lui-même. Il a besoin d’apprendre la société et la vie en société, d’apprendre la condition humaine, afin de l’assumer tout en la modifiant dans la mesure du possible, d’apprendre l’histoire des hommes afin de s’y insérer, d’y jouer son rôle, d’y devenir lui-même.

Une culture sans passé et une société sans mœurs …

C’est dans le domaine de l’apprentissage indispensable à l’histoire que notre époque se distingue des précédentes. N’est-ce pas dans ce domaine qu’il nous faut chercher les causes spécifiques de l’étrange malheur dont souffre une partie de notre jeunesse, et des «troubles» auxquels elle se laisse entraîner? Ces causes, dès lors, doivent être saisies au niveau de notre culture, de nos mœurs, de l’éducation donnée à nos enfants.
Nous n’avons pas su assimiler et «digérer» culturellement la révolution scientifique et technique qui a métamorphosé notre environnement et nos conditions de vie. A vrai dire, nous ne l’avons presque pas tenté. Nous sommes incapables de saisir, de mimer la science, la technique, en tant que recherche humaine, en tant qu’histoire d’une démarche particulière de l’esprit humain. Nous nous sommes contentés d’en absorber certains mots, l’énoncé de certaines lois sans nous référer à des méthodes, et d’utiliser des produits livrés avec leur mode d’emploi.
Il en est résulté une extrapolation arrogante des connaissances scientifi­ques et techniques au domaine proprement humain, une atrophie profonde et générale du sens de la continuité et du devenir, donc de l’histoire (bien que chacun n’ait que l’histoire à la bouche), une démesure naïve des prétentions et des exigences dans tous les domaines, en particulier dans celui de la liberté, dont il ne reste, faute de lien entre liberté et finitude comme aussi entre liberté et vérité, qu’une passion sans substance, vide.
La Commission touche juste lorsqu’elle souligne que «la tolérance et le pluralisme» ont «perdu une bonne partie de leur substance». Mais ce n’est pas parce qu’elles ont été «des conquêtes positives du rationalisme». C’est parce que tolérance et pluralisme n’ont de substance que lorsque vit dans une culture le sens de ce qui, dans la condition humaine, dépasse l’évidence rationnelle et empirique, ce qui en elle reste irréductible et mystérieux, c’est-à-dire la vérité au-delà des vérités. Cela, le vrai rationalisme ne l’ignore nullement, car plus il est rigoureux, et plus il reconnaît les limites de la raison.

Une «culture» sans passé

Il est absurde d’attribuer, comme le fait la Commission, cette perte de substance à un «filet de l’ordre légal» dont les mailles seraient «de plus en plus serrées», dans la circulation routière, par exemple, ou en économie, parce que «l’AVS contribue à la bureaucratisation de la vie». La Commission ferait bien d’interroger, par exemple, les vieux paysans de nos montagnes pour savoir si l’AVS, à leurs yeux, «diminue leurs possibilités d’épanouissement» et bureaucratise leur vie.
La perte de substance historique a pour conséquence une «culture» qui se veut sans continuité, sans passé, sans modèles, sans «mise en forme» dans aucun domaine (ce ne serait que «manipulation»), sans exigences définies, sans contraintes déclarées. Bien sûr, une culture qui se prétend telle ne cesse de mentir et de se démentir elle-même, car les besoins vitaux et sociaux continuent à s’imposer sous peine de chaos et de mort. Les explosions, animales et affectives, si elles ne sont pas apprivoisées par des formes, il faut bien les mater. Cette «culture» ne s’est donc pas seulement vidée de substance, elle s’est remplie de mensonge.
Elle ment de bien des manières encore. Dans ce milieu social amorphe, dépouillé de ses formes, où l’exigence de chacun devrait faire loi, il faut bien proclamer que tous sont égaux en tout (ce qui n’a rien de commun avec le vrai sens des Droits de l’homme). «Nous sommes tous des poètes.»
Nous ne sommes pourtant pas tous des poètes, et la vie manifeste à l’évidence que si chacun est unique en son mystère d’être humain, tous sont inégaux en fait. D’où l’émulation sportive, seule reconnue, on ne sait pourquoi. Mais dans les autres domaines l’inégalité fait scandale, révélant le vide et le mensonge d’une culture incapable d’assumer ses conditions et qui entretient la révolte par la théorie d’un paradis pubertaire.

Une société sans mœurs

Les mœurs, bien sûr, reflètent étroitement la culture, sa sincérité, sa cohérence, ou son mensonge. Les ethnologues, qui sont en passe de devenir les gourous de notre société, nous ont montré combien les mœurs varient d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre, d’un peuple à l’autre. Mais si diverses qu’elles soient, ces sociétés ont quelque chose en commun: elles ont toutes des mœurs. Nulle part les hommes n’ont vécu n’importe comment. Partout il a existé, il existe, des formes sociales ayant en quelque sorte autorité sur les individus, si bien qu’elles ne peuvent être violées sans l’élan d’une révolte et le risque d’une sanction.
Partout, sauf aujourd’hui, en théorie, dans nos sociétés occidentales. Selon la théorie de «tout le monde», nos sociétés occidentales se sont libérés de toutes les formes sociales héritées du passé. Il n’en reste que quelques survivances, condamnées à bref délai.
«Mœurs», aujourd’hui, signifie «conventions», et «conventions» signifie «préjugés», que tout esprit libre se doit de rejeter, afin de «s’épanouir» dans toute sa «créativité». Inventera-t-il alors d’autres formes sociales, d’autres mœurs, qu’il aura passées au crible de son sens critique?
L’ennui, c’est que des mœurs, cela ne s’invente pas, même si on veut mettre «l’imagination au pouvoir». Justement, les mœurs, quelles qu’elles soient, ne tirent leur efficacité, leur force contraignante sur les passions humaines, que du fait qu’elles sont socialement transmises. Le «sens critique», si «créateur» qu’il se veuille, est impuissant à instaurer des mœurs nouvelles. En revanche, il a le pouvoir aujourd’hui, en particulier lorsqu’il dispose des médias, des grands instruments de diffusion qui façonnent la «culture de masse», de détruire les mœurs existantes, préparant ainsi quelque chose qui n’a encore jamais existé: une société sans mœurs.
Ce n’est pas ici le lieu de réfléchir fondamentalement à ce que peut signifier pour les hommes une situation aussi nouvelle. Mais il faut voir quelques-unes de ses conséquences pour les jeunes.

L’état de nature

Une société sans mœurs n’est pas une société sans contraintes, une société de liberté. Telle est bien pourtant la conviction propagée au cours des dernières décennies par les inconscients irresponsables ou les stratèges cyniques du nihilisme: il suffirait d’abolir dans la société ce qui gêne les individus pour retrouver l’harmonie générale et la liberté de chacun.
Or une société sans mœurs n’est plus une société. Elle retombe, non au Jardin d’Eden, mais à l’état de nature, où, dans l’affrontement des besoins, règne le droit du plus fort.
Une société sans mœurs est aussi sans histoire, car rien ne s’y transmet. Elle est aussi sans lois, sans institutions, sans respect, sans adultes.
Jamais, je crois, aucune jeunesse humaine n’a eu à vivre dans une telle «société». Une partie de celle d’aujourd’hui est prise d’angoisse et de vertige. Elle n’a rien à quoi se tenir, rien à quoi se référer, et devant elle, pas d’adultes. Seulement des adolescents vieillis, qui ont peur d’elle et qui lui font la cour. Personne pour attendre d’elle, pour exiger d’elle quelque chose qui puisse donner un sens à son apprentissage.

Dans l’impasse

Car − ô paradoxe! − apprentissage il y a, et même prolongé, et généralisé. C’est bien ce qu’il y a de pire, et, pour des jeunes, de plus insupportable: alors qu’on ne fait que dénoncer l’hypocrisie bourgeoise des mœurs de naguère, la théorie partout propagée d’une société de liberté sans mœurs se trouve constamment démentie par des nécessités de fait, si bien que l’hypocrisie actuelle bat tous les records.
Elle en a, bien sûr, des mœurs, cette société, dans la mesure où elle reste une société! Elle satisfait des besoins, règle des conflits, coordonne les efforts, assure les continuités, elle sélectionne les hommes, freine les inégalités. A ces fins, il lui faut bien contraindre, par des mœurs d’abord, puis par des institutions et des lois.
Des jeunes dont les parents prétendent avoir l’esprit ouvert et sans préjugés découvrent soudain, parfois durement, ce qu’il en coûte, même à leurs yeux, d’avoir pris leurs discours à la lettre, ou parfois d’avoir suivi leur exemple. Ou encore ils se découvrent soudain dans l’impasse, sans moyens pour organiser leur vie ou pour servir à quelque chose. Les adolescents vieillis, en général, se sont mieux tirés d’affaire. Il vivent, souvent très bien, des anathèmes qu’ils jettent, dans leurs discours, leurs livres, leurs articles, leurs chansons, à travers les médias, sur la société qu’ils désagrègent.
Mais pour les jeunes: impasses, non-sens, hypocrisie. Alors là, je serais d’accord avec la Commission: pour les jeunes, victimes des Thèses qu’elle défend, il ne reste parfois pas d’autre recours que la violence.

Culture

Comment espérer une culture, dans une société sans adultes, qui se rêve sans mœurs, sans institutions, sans lois, sans interdits − alors qu’il lui faut assumer les exigences et les rigueurs du monde industriel dont les rouages sont d’une complexité sans précédent? Comment des rêves désincarnés, qui évacuent le réel, la condition sociale, la condition humaine, pourraient-ils engendrer une culture?
Véhémente, utopique, hypocrite, désincarnée, la prétendue culture d’au­jourd’hui a en outre coupé les ponts avec la culture passée. Le discrédit général jeté par le rêve d’une société sans mœurs sur les valeurs, les modèles, les institutions, les conventions, rend par exemple toute notre littérature classique incompréhensible. Les enjeux en paraissent absurdes. Mais cela est vrai aussi des autres arts: de jeunes compositeurs, de jeunes peintres, qui aiment les œuvres du passé se plaignent d’être dans l’impasse: ils ne peuvent ni continuer, ni rompre − d’autant plus que les formes de la rupture sont pour la plupart devenues désormais des clichés, dans le conformisme de l’anticon­formisme actuel.
La Commission nous dit que les jeunes ont besoin d’espaces pour y déployer leur propre «subculture», ou «culture alternative», comme on dit aussi. Reste à savoir s’il s’agit après tout de culture, de «créativité» tendant à assumer dans des formes une condition réelle − ou seulement d’un éclatement contre le mur du fond de l’impasse.

Education

Les jeunes d’aujourd’hui sont déjà, dans l’ensemble, le produit des écoles et des méthodes corrigées et recorrigées sans trêve après 1968. Si l’on croit la Commission, il est difficile de parler d’un succès. Les jeunes, selon elle, souffrent d’un intolérable isolement, ils ne savent pas communiquer, ils se sentent incompris et aliénés, ils sont fragiles, meurtris par la vie. Eprouvant un immense besoin de s’exprimer, ils se sont créé − dit-elle − un langage qui leur est propre, un «contre-langage», qui est un moyen pour eux de crier leur désespoir, et dont la violence, si je comprends bien, n’est qu’une variante. Ils tendent à se réfugier dans les ghettos de la subculture trop chère, hélas, pour eux, mais indispensable, du fait que la culture ambiante, élitaire, n’est accessible qu’à peu d’individus.
Ce constat de la Commission est sans doute désolant pour les éducateurs actuels, parents et maîtres. Il montre d’abord qu’à force d’inciter les enfants et les jeunes à toujours parler et à ne jamais écouter, on a atrophié en eux le don naturel de communiquer. On ne leur a pas transmis la joie d’apprendre, de maîtriser et de ne jamais maîtriser assez le langage commun. On ne leur a pas appris par expérience que pour comprendre vraiment autrui je dois prêter une grande attention à ce qu’il dit parce que je l’aime, et que lui-même ne me comprendra qu’à cette condition. On ne leur a pas appris que pour ne pas être seul, il ne suffit pas de se réunir par centaines et milliers. Ils sont fragiles, c’est vrai, meurtris par la vie, c’est vrai, mais on ne leur a appris ni à être aimés, ni à aimer, ni à supporter, on ne leur a pas montré qu’il y a des efforts à faire. En outre, comme je l’ai dit en commençant, il leur manque sans doute l’indispensable sécurité initiale, parce que leurs parents déjà, sans doute, ne savaient plus combien il est difficile (et merveilleux) d’être un être humain. Le «contre-langage» qui leur sert à crier leur désespoir n’en est pas un. Le contre-langage véritable, ce serait le silence, pour écouter autrui.
Ecouter qui? Les adultes, d’abord. Mais s’il n’y en a pas? Les jeunes ne peuvent pas vivre sans adultes. Alors, faute d’adultes, ils pourraient au moins être à l’écoute des adultes du temps passé, ceux de l’histoire réelle et ceux qui ont été créés par les légendes et les poètes, ces adultes qui naguère peuplaient la pensée et l’imagination des enfants et des adolescents, et à travers lesquels, bien avant de l’affronter eux-mêmes, ils exploraient la condition humaine dans toutes ses dimensions. Cela appartient désormais à «la culture élitaire». Ces adultes-là, les jeunes ne les connaissent plus, ou ils ne savent plus les accueillir en eux-mêmes. Comment s’étonner de leur solitude?
Avant d’essayer de dire, d’après ce qui précède, quels sont les véritables besoins des jeunes, je voudrais examiner plus particulièrement deux domaines pour eux essentiels: le métier et la sexualité.

L’apprentissage du métier

L’une des impulsions essentielles, décisives, qui donnent leur tonus aux activités et aux efforts de tout jeune être humain, jaillit du choix et de la perspective du métier, c’est-à-dire de la fonction qu’il compte exercer pour se rendre utile, justifier sa présence dans la société et mériter ce qu’elle lui donne. L’expression «gagner sa vie», «gagner son pain» ne signifie pas autre chose. Se préparer à un métier, découvrir celui qui convient le mieux à ses aptitudes et ses goûts, et apprendre à y exceller, quel qu’il soit, c’est là un des ressorts essentiels (non pas le seul) de la formation et de l’apprentissage de l’enfant et du jeune.
Or, une double série de slogans tend à le discréditer et à le détruire. La première découle du discrédit du métier, du travail, quel qu’il soit, au service des autres et de la société. On prend appui sur la condition de salarié, sur l’exploitation réelle ou supposée de celui qui travaille, sur l’injustice sociale diffuse et indifférenciée, pour faire de toute activité utile une forme de complicité avec «le système» abhorré. Il faut bien gagner de l’argent pour vivre, mais en travaillant le moins possible. Ne trouvent grâce que des activités artistiques ou para-artistiques, et certaines professions «libérales» auxquelles on accède par l’université. Elles seules sont jugées dignes d’êtres humains.
La Commission a raison de souligner que, pour beaucoup de jeunes, la formation élémentaire n’est qu’«une voie de garage» conduisant à un «job», «un gagne-pain interchangeable et anonyme, alors qu’ils désirent une activité épanouissante et utile au bien commun». Mais l’erreur, et la Commission n’y échappe pas, c’est de croire et de faire croire que dans une société humaine chacun peut avoir «une activité épanouissante et utile au bien commun». La condition humaine est chose rude et qui s’apprend: une société quelle qu’elle soit comporte des tâches qui doivent être exécutées, bien qu’elles ne soient pas en elles-mêmes «épanouissantes» pour ceux qui s’en acquittent − sinon par la certitude qu’ils peuvent avoir, justement, d’être «utiles au bien commun».
Et le progrès légitime, la vraie justification de notre civilisation indus­trielle, c’est que, grâce aux machines, il y aura toujours moins d’hommes astreints à de telles tâches, et que ceux-ci n’y seront astreints que pendant un temps de vie de plus en plus réduit.

Tous égaux?

Mais c’est justement cette finalité: devenir capable d’accomplir un travail à la fois épanouissant et utile au bien commun qui devrait être le stimulant efficace au cours de la formation des enfants et des jeunes. Ils ont d’autant plus de chances d’accéder à de telles fonctions que leur apprentissage aura été meilleur.
Nous voici confrontés aux idées de sélection et d’émulation, et cela m’amène à la seconde série de slogans destructeurs: celle qui prétend que les hommes sont tous égaux, non pas, comme le dit la Déclaration universelle, «en dignité et en droit», mais en fait, par leurs capacités et leurs dons, et que toute émulation entre eux − autre que sportive − est inhumaine.
C’est là un nouveau mensonge, qui s’ajoute à celui dont il a été question précédemment, d’une société se prétendant «libre», «sans mœurs», où tout est permis − alors qu’en pratique le jeune découvrira qu’une telle «liberté» reste impraticable. Apprendre la condition humaine, c’est apprendre à la fois l’égalité absolue des hommes en dignité, chacun étant un être unique, capable de liberté responsable, − et leur inégalité de fait en toutes choses, notamment quant à leurs capacités, leurs dons, leur ardeur au travail, et ainsi de suite.
Il y a «un donné» dans la condition humaine, que la liberté de chacun lui permet à la fois d’assumer et de modifier, mais non d’abolir. Dès l’école, l’enfant doit découvrir cette inégalité et apprendre à vivre avec elle, l’orienter et lui donner un sens. Au contraire, la pédagogie actuelle s’efforce de la nier, de la dissimuler, de supprimer l’émulation. A la fin de son apprentissage, le jeune la découvre soudain, au moment où elle se révèle décisive pour sa place dans la société. On l’a trompé. L’inégalité est inacceptable. C’est donc là société qui a tort et il faut la détruire.
Il est vrai d’ailleurs que cette société reconnaît aussi peu sa dignité d’être humain que l’inégalité de ses dons. Sinon, pourquoi n’offre-t-elle à tous ceux qui n’iront pas à l’université qu’un apprentissage strictement professionnel, saupoudré de culture générale? Aujourd’hui règne une véritable superstition de l’université. Tout le monde doit y aller. Hors d’elle, pas de salut.
Mais c’est que manquent, pour les non-universitaires, les filières parallèles longues, conçues sur mesure selon les familles de métiers, qui offriraient à ceux qui se vouent à un travail manuel, d’acquérir une culture étendue et profonde, centrée sur ce travail même, et leur permettant de se situer dans l’espace, le temps et l’histoire. Une telle formation ne devrait jamais être obligatoire, mais offerte à ceux dont la main se veut intelligente, consciente, reliée à la pensée, située dans le réseau des lois du monde et de la société.
Ce serait prendre en charge la dignité des hommes en même temps que leur inégalité, reconnaître à la fois la nécessité inéluctable d’une sélection et le devoir, dans des sociétés riches comme les nôtres, de donner à chacun ses chances humaines − au lieu de mentir et de fuir dans une égalité rhétorique et illusoire les devoirs réels de notre condition.

La sexualité

L’autre «ressort» décisif de l’activité humaine, c’est tout ce qui se rattache à l’amour, en tant que recours contre la solitude et contre la mort. Recours contre la solitude par le partage d’une vie commune, recours contre la mort par la procréation. Quelles que puissent être les variations historiques et ethniques de l’amour vécu par les êtres humains, il représente un noyau commun qui tient à cette donnée universelle: l’homme se sait mortel et il connaît sa vulnérabilité. Même le bonheur, même le plaisir se rattachent à cette donnée, centrale et première.
La sexualité est à la racine de l’amour, non à cause du plaisir qu’elle procure, mais parce que ce plaisir a pour enjeu, chez l’homme, le nœud du corps et de l’esprit. C’est par elle avant tout que l’être humain devient, comme disait Rimbaud, «une âme et un corps» − le terme essentiel étant le «et». Un seul acte peut être rapproché à cet égard de l’acte sexuel, c’est le travail créateur par lequel un artiste véritable incarne une intention dans la matière sonore ou plastique d’une œuvre. Encore n’est-ce peut-être qu’une métaphore.
On entrevoit ce que pourrait et devrait être une «éducation sexuelle». Il est d’ailleurs profondément erroné de croire que l’éducation sexuelle ait été introduite récemment dans nos écoles. Il y a longtemps qu’elle était pratiquée au fil des lectures, des contes, des œuvres de la littérature, de l’histoire. Evidemment l’éducation à travers Tristan et Iseut ou Phèdre n’était pas la même que celle dispensée aujourd’hui.
Elle ne suffisait pas. Il y manquait une information positive très simple et indispensable. Mais celle-ci, à elle seule, est encore plus déficiente. Même si on la saupoudre de quelques nuances de tendresse, elle laisse complètement au-dehors les grands enjeux de l’amour et de l’incarnation.

Recettes de plaisir

Ces enjeux sont en train de disparaître. On enseigne des processus de reproduction, des recettes de plaisir, des mesures de précaution. Il s’agit d’avoir, avec le moins possible de risque, le maximum de jouissance. «L’autre» est abstrait, ou tellement flou qu’il permet toutes les substitutions. Qui il est importe si peu que même son sexe, dirait-on, devient de plus en plus indifférent. Il est vrai qu’on apprend quand même, parfois, à lui faire aussi plaisir.
Quand les enjeux par lesquels on affronte l’échec tragique s’effacent, les risques se diluent et le sens se perd. La banalisation permissive tend non pas à accroître pour les jeunes le désir et les chances d’un amour, mais au contraire, et surtout pour les plus vivants et les plus exigeants d’entre eux, à les détruire d’avance, faute d’obstacles et de résistances.
Aucun chevalier ne tue plus le dragon pour conquérir sa princesse. Aucune princesse, d’ailleurs, ne s’attend à être conquise un jour. On couche ensemble, ce qui rend la sexualité inoffensive.
Il est vrai que là encore, les jeunes se voient cernés par le mensonge. Ils ne voient plus guère, autour d’eux, d’adultes qui vivent les exigences de l’amour, telles qu’on les cultivait en paroles, de leur temps. La pilule, l’interruption de grossesse, la guérison des maladies vénériennes semblent avoir, pour eux également, levé les interdits. Ces absolus, qui nourrissent les belles histoires d’amour de tous les temps, − ce n’était donc que de la peur?
D’autre part, ces jeunes découvrent que le «tout est permis» des «adultes» progressistes n’est pas plus véridique. Quand les conséquences de tous ordres, après tout, se produisent, on ne les aide guère à les assumer, et la société ne résout pas leurs problèmes. «Vous l’avez bien mérité», disent les faits, et les «adultes» aussi. La tolérance n’est qu’apparente, la pression sociale réelle et omniprésente.

Mensonges et vrais besoins

Résumons: ce qui me paraît le plus vrai, dans l’analyse de la Commission, c’est qu’elle souligne la perte de substance du libéralisme contemporain. Sa tolérance n’est au fond qu’indifférence − indifférence aux êtres humains et à la vérité. C’est une fausse tolérance, et le «tout est permis» qui en résulte est non seulement destructeur de sens et de structure, mais en lui-même hypocrite et mensonger.
La «culture» propagée par l’éducation est elle-même mensongère: elle ment sur la condition humaine en proclamant un droit à une société sans effort et sans contrainte, en nourrissant la prétention à un paradis pubertaire; elle ment sur la liberté, en faisant croire que tout être humain vient au monde libre et maître de lui-même, que la liberté est un «état de nature». L’enfant, l’adolescent a besoin d’apprendre les conditions de la liberté. Il apprend à respecter les règles, les institutions, les contraintes qui la rendent possible, malgré le règne de la force dans la nature, que personne ne peut prétendre éliminer ou vaincre une fois pour toutes. Il apprend aussi à devenir lui-même capable de liberté: pour être libre il faut bien, d’abord, être. Sinon, il retrouve le «tout est permis» abstrait où s’exprime justement la perte radicale de «substance» dont parle la Commission, ce «foyer de néant» qui détruit pour les jeunes le sens, l’espoir − faute d’enjeux, tant du côté du métier, que du côté de l’amour.
Pas d’adultes autour d’eux; pas de mœurs «reconnues» structurant l’existence personnelle et collective; pas de valeurs justifiant des choix; pas de protection, pas de vigilance attentive de la tendresse. Indifférence et isolement soulignent les Thèses avec raison − mais pour d’autres causes que celles qu’elles relèvent.
On comprend alors que certains jeunes se réfugient dans leurs «commu­nautés» exclusives, leurs ghettos qui ne sont pas des lieux d’échange, mais de solitudes noyées, submergées par le bruit. Ils se mettent des écouteurs pour ne pas s’entendre les uns les autres. Pour les plus sensibles, qui sont aussi les plus perdus, cela débouche sur les drogues et leurs infernales impasses. Et aussi, sur la violence.
Comme les membres de la Commission, je crois qu’il y a, la plupart du temps, dans la violence des jeunes, une provocation et un appel au secours. La société où ils vivent est molle, amorphe. Ils tentent de se heurter à une consistance, à une résistance, à des institutions, et surtout à des adultes, enfin. S’ils pouvaient ainsi susciter des adultes, qui sauraient résister et sévir, et ainsi les protéger du néant!
La réaction est lâche, inconsistante, frivole, chaotique. On les arrête, on les relâche, on les condamne, on les libère, on les arrête, on recommence, jusqu’à épuisement. On refuse un Centre autonome, on l’accorde un lendemain d’émeute, on le finance, on y fait une descente de police, on le ferme, on le rouvre. Il n’y a pas d’adultes, pas de monde adulte. Il y a la violence, la menace, les velléités, les complaisances, les explications, la psychologie, les clichés, les mots. Il n’y a personne. Nulle part. Ils sont seuls dans le non-sens.
On le voit: mon diagnostic est très éloigné de celui de la Commission. Il s’ensuit évidemment que les véritables besoins de cette partie (relativement petite en Suisse) de la jeunesse dont nous parlons ici m’apparaissent très différents.
Leur besoin le plus fondamental, et sans doute le plus largement répandu, c’est celui d’un vrai père, d’une vraie mère. Pas des parents-copains: un vrai père, une vraie mère, dont l’amour et la protection soient inconditionnels et l’autorité inébranlable. Ils ont besoin de maîtres, ou au moins d’un maître, dont la parole soit sans mensonge, l’exigence amicale et sans colère, l’engagement envers eux évident et sans faille. D’une façon plus générale, ils ont besoin d’adultes, d’hommes dont la seule présence montre que la vie peut être assumée et avoir un sens.
Plus ce père, cette mère, ces maîtres se font rares, et plus pressant se fait le besoin d’un encadrement par des formes sociales constantes, des règles claires, des institutions assurées, afin qu’ils puissent se situer, avoir des points de repère, sentir qu’ils sont quelque part, qu’ils ont leur place dans un monde, qu’ils ne sont pas jetés n’importe où. Cela n’implique nulle soumission superstitieuse, nul conservatisme. La sécurité première que donne un ordre vécu et admis est au contraire la condition d’une pensée critique ultérieure et de toute liberté effectivement vécue.
Si tout cela manque, alors en effet, comme dit la Commission, les jeunes ne peuvent que «crier leur désespoir, par la violence, le barbouillage, le bruit». Comme elle, je pense «qu’il faut s’interroger sereinement sur ce qui cloche dans l’ordre en vigueur.» Mais je ne crois pas que cet «ordre public soit synonyme de sclérose et d’oppression.» Au contraire: je crois qu’il n’y a plus d’ordre, plus personne pour l’assurer et l’incarner. Il n’y a plus que des mots, des comportements incohérents, des lâchetés. Quand on a peur, on cède, ou on feint d’engager «le dialogue». Il y a bien de quoi désespérer.
Dialogue! Mot magique. Il sert à tous usages. Mais il n’y a de dialogue que soumis à une règle commune, dans la dignité et le respect. Non dans la peur.

Suggestions

Mon diagnostic étant à peu près inverse de celui de la Commission, mes suggestions seront évidemment contraires aux siennes. Elle estime que «le mouvement» des jeunes exprime leurs préoccupations. J’ai tenté de montrer qu’il n’en est rien: il s’agit d’un symptôme, non d’une expression adéquate de ce qu’ils vivent. Elle affirme que «nous pouvons accepter la contestation comme une manifestation politique légitime.» Je dis: non, pas telle qu’elle a lieu jusqu’ici, car elle n’est pas «un processus démocratique», justement. En «l’acceptant» (ou plutôt en ayant des velléités de l’accepter, car il est impossible d’en assumer réellement les conséquences), nous achevons de ruiner, dans l’esprit des jeunes, le sens de ce qu’est «un processus démocratique» et le respect de la rigueur qu’il implique. Or rétablir ce «sens» et ce «respect», c’est, face aux jeunes violents, notre premier devoir.
Un processus démocratique se déroule sous le règne des lois, même s’il s’agit de changer les lois. Le bruit, la violence exclut tout «véritable débat», qui ne peut s’engager que lorsque le silence a été rétabli. Sinon, on ne s’entend pas. Bruit et violence sont ce qu’il y a de plus «matérialiste», puisqu’il s’agit d’étouffer le sens de la parole sous la masse matérielle du son.
Les provocations désespérées des jeunes à l’encontre de notre permissivité lâche et mensongère appellent la résistance nette, constante, consistante, du respect de la démocratie et de ses formes, même lorsque ce respect comporte des risques. C’est de cette résistance, j’en suis convaincue, que les jeunes ont besoin. Ainsi j’estime qu’engager «le dialogue» avec le «Mouvement des jeunes» un lendemain ou un surlendemain d’émeute, c’ést corrompre la jeunesse et ruiner en elle le sens démocratique. Toute concession obtenue par menace ou chantage est corruptrice. Les jeunes doivent faire l’expérience que la violence ne fait pas progresser la cause qu’ils croient ou qu’ils prétendent défendre, même si on la juge en partie justifiée. Rien ne peut être accordé «pour avoir la paix.»
Il aurait fallu dire aux jeunes du Mouvement, aux lendemains de leurs «manifestations» violentes: «Il se peut qu’il y ait des idées justes dans ce que vous demandez. Mais nous ne pouvons pas en discuter au milieu de la violence. Quand nous aurons eu, disons, deux mois de paix civile, revenez, et nous verrons ensemble ce qu’il est possible de faire.»
Que la peur de causer de nouveaux troubles, jointe aux divergences des organisations politiques et confessionnelles et à leurs arrière-pensées de propagande, ait entraîné un comportement inversé représente à mes yeux une défaite grave, démocratique et pédagogique.

Un espace de liberté?

La seule proposition positive de la Commission, c’est de créer des «centres autonomes», c’est-à-dire un lieu de réunion où (les jeunes) pourront expérimenter leurs idées d’autonomie et d’anarchie. On leur procurerait, «s’ils le désirent, des conseillers …». «Il faut le faire en renonçant à ses propres conceptions du vrai et du faux et en s’efforçant d’être pleinement disponible pour (eux). C’est la seule manière de regagner la confiance.»
Cette recommandation de la Commission découle de l’analyse qui la précède. Il est clair que si c’est la mienne qui est la bonne, un tel comportement de la part des adultes ne peut qu’aggraver le mal. Le centre autonome, tel qu’il est conçu et exigé par «les jeunes», est la réponse la plus malsaine possible à leur «malheur.»
D’abord: cette voie est impraticable à cause des conséquences pratiques qu’elle entraîne inévitablement. Ce que la Commission appelle «un espace de liberté», c’est une enclave qui échapperait entièrement à la loi, à la police, aux autorités élues. Même en faisant aux jeunes qui l’exigent une confiance illimitée quant à leurs intentions, on pouvait savoir d’avance qu’une telle expérience était vouée à l’échec: il est évident qu’au bout de très peu de temps tous ceux, tout ce qui s’efforce de vivre en marge de la loi iraient se mettre à l’abri dans un lieu ainsi «protégé».
Les expériences déjà faites le confirment, mais il ne pouvait pas a priori en être autrement. Marginaux de tout genre, délinquants, revendeurs de drogues devaient forcément s’y réunir. Il s’ensuivait la nécessité de contrôles fréquents, inévitables, et d’exclusions, et ainsi des occasions de conflits sans cesse renouvelés iraient s’aggravant.
Certains, parmi ceux qui exigeaient le centre, comprenaient fort bien cet engrenage et lui donnaient son rôle dans leur stratégie. A l’inverse, ceux qui, du côté «adulte», soutenaient cette exigence préféraient pour la plupart la paix dans l’immédiat, un week-end sans émeute, ils «gagnaient du temps» et s’arrangeaient pour espérer, contre toute évidence, un charmant foyer collectif de jeunes, plein de spontanéité, de créativité et d’harmonie. Par gain de paix, le Jardin d’Eden.
Etrange, combien cette époque cynique aime la Bibliothèque rose. Si les hommes pouvaient vivre ainsi en «centres autonomes», pourquoi auraient-ils inventé le dur système des lois qui les contraignent et de la force pour les faire respecter?

L’abandon au vide et au non-sens

Au niveau de l’éducation, admettre un tel centre autonome, c’est donc accroître l’aveuglement des jeunes devant les nécessités de toute société humaine, renforcer leur méconnaissance des réalités, se faire complice de leur «idéalisme» pubertaire. Non sans hypocrisie, ici encore, car aucun adulte responsable ne pouvait réellement assumer les conséquences de ce qu’il préconisait: la reconnaissance et le financement d’un centre dont nul ne serait responsable et où ne s’exercerait aucun contrôle. Les groupements qui ont verbalement, à certains moments, assumé «une responsabilité» se sont, pour autant que je sache, dissous dans le silence lorsque certaines consé­quences inévitables ont été constatées par la police. C’était pourtant l’occasion de rendre évidente la nécessité du droit et de son règne sans exception sur toutes les parcelles du pays.
Plus graves encore: au niveau «vital», «affectif», des jeunes dont nous parlons, le consentement à leur «centre autonome» − tout abstrait et sans finalité déterminée − était lui-même profondément nihiliste. Il était accordé parce qu’on avait peur. Il abandonnait les jeunes au vide de leur vie, à leur non-sens: débrouillez-vous entre vous, pourvu que vous nous laissiez tranquilles. Il était inconsistant. Il ne pouvait que confirmer l’image que ces jeunes se font des prétendus «adultes», ces adolescents vieillis, et complai­sants.
Ce centre autonome est sans objet. Il est créé pour être, au moins en apparence, sans objet. Son seul objet, c’est que «les jeunes» y feront «ce qu’ils veulent». Seulement voilà, ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Alors on les livre au vide, à l’ennui.
Mais dans le Centre de Zurich, en attendant mieux, on vend publiquement du haschisch − chose interdite par la loi.
Il fallait refuser fermement et continûment la création de tout «centre autonome». Et si possible, proposer autre chose, pour répondre au mal véritable dont ces jeunes souffrent.
Si mon diagnostic est juste, l’ennemi des jeunes, celui qui les empêche de vivre et d’espérer, c’est le nihilisme. Non pas un nihilisme doctrinal, mais un nihilisme d’atmosphère. Il tient lui-même à l’insécurité initiale des parents, de la famille, au dénigrement constant de notre civilisation et de ce qu’elle a créé, de notre société, de ses structures et de ses valeurs, à la peinture obstinée d’un avenir qui n’est qu’une impasse, au réquisitoire contre toute forme de travail qui ne peut être qu’une complicité avec le mal. Et tout cela, harcelant des jeunes qui n’ont pas été vraiment aimés, et qui ne croient pas, le plus souvent, avoir sur cette terre une place bien à eux.

Que faire?

D’abord, dans un esprit anti-nihiliste, préserver les formes de vie et les sentiments qui malgré tout existent encore cahin-caha. Ni la nature, ni les siècles de culture ne se sont encore laissé entièrement abolir.
Créer les conditions qui permettent à la mère, d’abord, de remplir sa fonction irremplaçable, de façon continue, auprès du petit enfant.
Donc: éviter que le travail professionnel ne soit imposé à la mère par des contraintes économiques; aménager les horaires de travail; favoriser, pendant le nombre d’années voulu, les horaires à temps partiel; rendre possible, si la mère le désire, une interruption longue du travail professionnel tout en sauvegardant, grâce à des contacts réguliers, sa reprise ultérieure.
Améliorer les conditions de la vie familiale par les logements, l’environne­ment, etc. Stimuler, par les médias, l’intérêt des parents pour le développe­ment de leurs enfants.
Encourager et soutenir ceux des maîtres qui conçoivent en adultes leur rôle dans la vie de la classe. Renforcer la communauté de la classe scolaire, qui, pour beaucoup d’enfants, remplace la famille brisée ou déficiente. Aucune considération intellectuelle ne peut justifier l’éclatement de la classe, en un temps où elle est affectivement, à l’évidence, plus nécessaire que jamais. Travailler avec des camarades plus rapides ou plus lents n’a jamais nui à personne si le maître connaît son métier. Au contraire: c’est apprendre à la fois l’entraide et l’émulation, les deux faces de la vie en commun.
Nourrir la vie de la classe par les œuvres et les actes du passé en puisant dans la littérature et l’Histoire, afin que les enfants et les jeunes découvrent quelles sont les dimensions possibles de l’être humain et avec quelles réalités il peut se trouver aux prises. Montrer aussi, à l’aide du passé, les possibles tâches de l’avenir. L’enfant doit découvrir qu’il n’est pas une pure donnée naturelle, qu’il est situé et inscrit dans une longue, magnifique, terrible histoire, qui n’est pas finie et qui l’attend.
Rendre sensibles, concrètement, les sacrifices des chercheurs et des travailleurs qui ont accompli la révolution scientifique et technique; aider les jeunes à mesurer la transformation prodigieuse des conditions de vie au cours du dernier siècle, surtout du dernier demi-siècle − afin de substituer au tableau sinistre d’une société occidentale devenue intolérable la vision des progrès accomplis, et à l’indignation désespérée l’émerveillement, la gratitude, l’élan qui permettront de résoudre les nouveaux problèmes qui n’ont pas manqué de surgir.
Abolir, dans les médias, et surtout dans la télévision, le monopole de la sinistrose systématique, moins dans la propagande politique que dans les émissions dites culturelles.
Créer, en lieu et place d’un «centre autonome» vide et sans but, des centres voués, autour d’adultes passionnés, à des activités bien définies et diverses, où les moyens seraient à la disposition des jeunes.
Il existe ainsi, dans un pays en développement, des ateliers dirigés à la disposition de tous. Par exemple, dans les locaux consacrés à la musique, des instruments à cordes ou à vent se trouvent dans de petits locaux insonorisés où chacun peut s’exercer, en sollicitant, si tel est son désir, les conseils d’enseignants présents à certaines heures. Il y a même une grande salle où un grand nombre de jeunes et de vieux, assis côte à côte, s’exercent à jouer en orchestre sous la direction d’un professeur. Les participants arrivent et partent librement, selon leurs obligations. Ils appartiennent à tous les milieux sociaux. Ils ne savent presque rien au début, et d’après tous les témoignages, ils sont capables, au bout d’une dizaine de mois, de donner un concert. On y lit, sur les visages des vieux comme aussi des enfants, une tranquille ferveur.
Cela coûterait cher? Moins cher certainement qu’un «centre autonome», avec ses retombées à répétition.
***
Le 2e rapport de la Commission m’est parvenu alors que j’achevais la rédaction des ces Antithèses. Après lecture de ce rapport, je ne vois rien à changer à ce qui précède. La Commission se demande si le «mouvement» des jeunes «prétend à juste titre au monopole de la mobilité et de l’imagination», les adultes manquant, dans «leur pharisaïsme et leur suffisance», de sens critique et se contentant «de ce qui est». Ce faisant, elle reconnaît par le fait même que les violences des jeunes, si monotones et répétitives qu’elles soient, constituent des preuves «de mobilité et d’imagination». Elle renforce aussi, dans l’esprit des jeunes, la conviction erronée que le monde adulte est désespérément immuable − alors que les transformations de la société, au cours des dernières dizaines d’années, n’ont, par leur intensité et leur étendue, aucun précédent dans l’Histoire.
Le texte dans son ensemble n’apporte rien de neuf, sinon qu’il exhorte les adultes à mieux comprendre les jeunes, et les jeunes à se montrer plus indulgents envers les adultes: quelle que puisse être «la responsabilité de ces derniers dans leurs échecs», les jeunes ne devraient pas les en «punir par du mépris».
Tout cela part d’un bon naturel et d’une sincère volonté de réconciliation. Mais si mes Antithèses touchent juste, alors de telles exhortations ne sont guère propres à recréer pour les jeunes un monde structuré où ils puissent vivre. Ils restent seuls, dans une société au mieux pitoyable, une société sans adultes.
***
Qu’on me comprenne bien: j’espère qu’on l’aura senti, je ne pars pas en guerre contre «les jeunes», ni contre la fraction des «jeunes» qui revendi­quent leur Centre avec les moyens que l’on sait. Les coupables, ce sont avant tout ceux qui ont fait leur éducation, leur culture, ceux qui leur présentent une image intolérable de leur société, de leur pays, de leur avenir, et à vrai dire d’eux-mêmes. Les coupables, ce sont ceux qui ont détruit, autour des jeunes, un milieu adulte: nous, les «adultes» d’hier et d’aujourd’hui. Nostra culpa.

Genève 1981

Ce texte à été écrit il y a 30 ans. Il est publié avec l’aimable permission de la maison Liepman SA, Zurich.