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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°6, 15 fevrier 2010  >  La dignité humaine en dessus de tout [Imprimer]

La dignité humaine en dessus de tout

Les intérêts économiques doivent rester subordonnés

par Paolo Becchi*

Après de longues discussions, les deux Conseils du Parlement se sont mis d’accord sur le texte de l’article constitutionnel concernant la recherche sur l‘être humain. La controverse était fondamentale et concernait les points suivants: Au début des discussions le Conseil national a préconisé l’adoption d’une pure norme de compétence en faveur de la Confédération, tandis que le Conseil des Etats plaidait en faveur d’une réglementation plus élaborée qui devait énumérer explicitement les principes ­éthiques de toute recherche sur l‘être humain, notamment la dignité humaine.

Une énorme erreur

Finalement la deuxième conception s’est imposée, mais il s’agit là d’une victoire à la Pyrrhus. En effet, car le Conseil national a exigé que parmi ces principes éthiques à déterminer explicitement dans la Constitution, la liberté de la recherche, notamment, doive trouver sa place. ­Jusqu’à un certain point, le Conseil des Etats a pu résister à cette exigence (à mon avis c’était tout à fait opportun puisque la liberté de la recherche est déjà garantie par l’ar­ticle 20 de la Constitution). Mais ensuite il s’est décidé à abandonner et à se joindre à la conception du Conseil national sans s’apercevoir qu’il faisait là une énorme erreur.
Les Académies des Sciences et le Fonds national suisse ont immédiatement approuvé l’article constitutionnel. De toute évidence ils n’ont ni compris de quoi il s’agissait ni ce qui s’était passé au niveau politique. Ainsi, à l’avenir, on courrait le risque de voir utiliser des patients comateux, qui sont incapables de discernement, comme cobaye pour la recherche de nouvelles thérapies. C’est justement de la déclaration de Herman Bürgi, Conseiller aux Etats UDC – qui a précisé que, en cas de conflit, la dignité humaine devait l’emporter – et de la déclaration du Conseiller fédéral (de l’époque) Pascal Couchepin – qui a souligné que «la liberté de la recherche … n’a pas la même valeur que la dignité humaine» - que l’on peut déduire que la dignité humaine est une valeur.
Il ne serait donc pas important ­qu’elle soit représentée comme la valeur ­suprême! Comme il s’agit d’une valeur, elle ne peut pas se soustraire à la ­logique relativiste, et ainsi à la logique des valeurs écono­miques. Les valeurs ne constituent pas des réponses au relativisme en vigueur, puisqu’elles sont le résultat de décisions subjectives et déclenchent ainsi des conflits de valeurs. La conception de valeurs objectives ne fait que dissimuler les sujets qui se cachent derrière les valeurs. Ainsi, un représentant des valeurs objectives, pour qui la liberté de la re­cherche est la valeur suprême, ne s’intéressera pas à la dignité de l’embryon; tandis qu’un représentant des valeurs objectives, pour qui la dignité de la vie est la valeur suprême, considérera aussi quatre cellules artificiellement fertilisées comme intangibles. La logique des valeurs ne peut éviter son conflit intérieur, elle l’intensifie même. Et si la dignité de ­l’homme est définie comme valeur, elle ne peut pas se soustraire à la désastreuse propre ­logique de la valeur.
Cette logique est en fin de ­compte une logique économique. Les choses ont une valeur et, en tant que mar­chandises produites par le travail humain, elles ont même une valeur ajoutée. Ce n’est que l’être humain qui a une dignité (indépendamment de ce que les Suisses ­entendent par leur idée bizarre de «dignité de la créature»). Malgré son appa­rente ­faiblesse face à la propagation d’un laï­cisme dépassé qui n’est pas en état de se clarifier face à notre société post-sé­culaire, l’idée de l’homme en tant qu’«imago dei» ­prouve de nouveau toute sa vigueur. Afin de s’opposer au risque de la dissolution de ­l’espèce humaine suite à des mani­pulations artificielles, la religion adopte à nouveau un rôle important, même si c’est sous forme de théologie négative.

Soustraire la dignité au conflit des valeurs

Comme Hans Jonas nous le rappelle, nous devons nous imaginer l’homme «à l’image de Dieu», même si Dieu est mort. Aujourd’hui, la dignité humaine est la nouvelle traduction séculière du crédo (katechon) dont parlait Saint Paul: le dernier soutien dans une mer des valeurs agitées. On pourrait répliquer que la dignité humaine est la valeur suprême de la Consti­tution. Mais je viens d’expliquer qu’il est complètement inopportun de savoir si elle est aujourd’hui réellement la valeur suprême.
Pouvons-nous être sûrs qu’elle occupera demain aussi cette même place dans la hiérarchie des valeurs? En fin de ­compte, sa valeur pourrait s’effondrer comme celle des actions d’UBS jadis tant convoitées. Si l’on voulait soustraire la dignité de l’homme à cette logique des valeurs, il aurait été préférable de la laisser dans toute sa pureté absolue dans le nouvel article constitutionnel. Il faudrait entièrement soustraire du conflit des valeurs la dignité humaine, et elle devrait être reconnue comme un principe intangible. […]
Au reste, puisque dans le premier paragraphe de l’article constitutionnel en question la dignité humaine et la liberté de la recherche se trouvent au même niveau, le conflit entre ces deux principes, que le législateur aurait dû résoudre, est laissé aux tribunaux. Ceux-ci appliqueront les lois selon leurs appréciations au cas par cas et préféreront soit la liberté de la recherche, soit la dignité humaine. Au fond, c’est cela le bizarre chemin ­suisse vers la démocratie.

Source: Neue Zürcher Zeitung du 30/1/10
(Traduction Horizons et débats)

*Paolo Becchi est professeur ordinaire de droit et de philosophie étatique à l’Université de ­Lucerne.