Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°21, 26 mai 2008  >  La Corne de l’Afrique [Imprimer]

La Corne de l’Afrique

Les crises majeures – 1re partie: l’Ethiopie

par Stanislas Bucyalimwe Mararo

Appelée anciennement Abyssinie et tirant ses origines mythiques ou bibliques du roi Salomon, l’Ethiopie («pays des visages brûlés en grec») est, à côté du Libéria, le pays africain à n’avoir pas été colonisé. C’est le pays le plus grand de la Corne de l’Afrique, l’un des foyers des anciennes civilisations les plus connues du continent et pays riverain du fleuve Nil et de la Mer Rouge. Fortement christianisée dès le VIe siècle après J. C., pays au passé prestigieux (du royaume d’Axoum à l’empire éthiopien du XIXe siècle), il a résisté avec succès à l’expansion de l’islam, voire la colonisation européenne (victoire d’Adoua le 1er mars 1896 devant les troupes italiennes). Dirigée par la dynastie des Zagoués depuis le XIIe siècle, ses monarques les plus connus de l’histoire contemporaine sont Ménélik II (1889–1913), «negusä nägäst» ou roi des rois, et Hailé Séllassié I (1930–1936, 1941–1974). Ce dernier, qui recevait la grande partie de l’aide des Etats-Unis, fut renversé le 12 septembre 1974 par une junte militaire aux vélléités marxiste-léninistes et dirigée par Hailé Mariam Mengistu.

Communisme autoritaire sous Mengistu

Voilà donc l’Ethiopie passant d’un Etat dit messianique à un Etat socialiste. La Corne de l’Afrique, et plus spécialement l’Ethiopie, a subi ces trente dernières années deux famines majeures. La révélation, fin 1973, d’une grave crise de subsistance, au Nord, a entraîné la déposition de Hailé Sellassié, le 12 septembre 1974. Mengistu instaura une dictature communiste dure et sanguinaire, sous la bannière du Parti travailleur de l’Ethiopie: Au pouvoir, le Därg (Comité militaire secret ou Conseil militaire administratif provisoire qui avait renversé le roi Hailé Sellassié) s’engagea dans la Réforme agraire (mars 1975) afin de débarrasser les paysans du fardeau du féodalisme et de déchaîner les forces productives. Il mobilisa les étudiants, les professeurs et les militaires dans une campagne d’explication et d’alphabétisation, la Zämacha. Pris dans les luttes pour la terre, dans les conflits indépendantistes (alimentés et soutenus par les Etats-Unis, soucieux d’isoler le Soudan islamiste), dans ses rivalités internes, la Révolution remit son sort entre les mains d’un homme fort, Mengistu.
Allié de l’URSS, il lança, en 1979, la «Révolution verte», habillage dissimulant à peine la collectivisation des terres et l’agrandissement des fermes d’Etat. Alors que la paysannerie du Nord, attachée à la transmission lignagère de la tenure, avait refusé la Réforme agraire tandis que le Sud l’avait acceptée, les paysans, dans l’ensemble, s’opposèrent à la pseudo-Révolution verte. Or, alors qu’en 1984 on fêtait le 10e anniversaire de la Révolution, des bruits alarmants de famine atteignirent la capitale. Le président Mengistu commit les mêmes erreurs que le négus: Il nia, puis reconnut l’étendue du désastre qui touchait plus largement les terres du Nord et de l’Est et même du Sud. Malgré cela, il annonça l’extension des fermes d’Etat et la villagisation des campagnes. Le régime ne renonçait pas à l’extinction du mode de production paysan et bien plus, voulait accélérer la collectivisation en profi­tant de l’affaiblissement de la paysannerie (et des éleveurs). Cette politique brutale et cynique qui menaçait dans son existence 90% de la population éthiopienne apporta de nouvelles recrues aux fronts de libération, entraîna la défection de ministres, de diplomates, d’officiers, de fonctionnaires et heurta les paysans choqués, de plus, par des campagnes d’athéisme.

Sécession érythréenne

Un autre élément qui a pesé sur l’évolution interne est la question érythréenne. En effet, l’Erythée a été rattachée à l’Ethiopie par l’ONU pour former un Etat fédéré en 1952; l’Ethiopie transforma celle-ci en une province en 1962. Dès cette date naquirent progressivement plusieurs mouvements d’opposition: certains étaient d’obédience nationale comme le Front populaire démocratique du peuple éthiopien (FPDPE). Par contre, d’autres étaient régionalement et ethniquement ancrés. C’est le cas du Front populaire de libération du Tigré (FPLE) et l’Organisation démocratique du peuple Oromo (ODPO). Le FPDPE réussit, et ce avec la bénédiction de Washington, à s’emparer de la capitale en mai 1991. Ne pouvant pas survivre à l’effondrement de l’URSS, Mengistu fut vaincu malgré l’appui des troupes soviétiques et cubaines et contraint de chercher refuge au Zimbabwe où il vit jusqu’aujourd’hui. Toutefois, comme ce fut le cas avec son prédecesseur, l’ampleur de la catastrophe (famine) de 1984–1985 a hâté, sans nulle doute, la chute de Mengistu.
Le chef des tombeurs de Mengistu et son successeur est Meles Zenawi; le nouveau pouvoir, confronté au réveil des nationalités, reconnaît l’indépendance de l’Erythrée, effective le 3 mai 1993. Ce qui prive l’Ethiopie de sa façade maritime. Les anciens alliés qui sont pourtant tous tigréens et «se dis­putent l’héritage de la reine de Saba» (Meles Zenawi et Issayas Afeworki) sont entrés en guerre depuis 1998, une guerre qui n’a pas encore pris fin jusqu’aujourd’hui. Les «deux jumeaux», comme on les appelle, l’Ethiopie et l’Erythrée sont devenus des «frères ennemis» qui sont loin d’enterrer leur hache de guerre. Le calme qui règne actuellement est très fragile car il tient au bout du file grâce à l’œil vigilant de leur parrains américains. Addis-Abeba est le siège de l’Union Africaine (UA) depuis 1963. En plus, l’Ethiopie est constituée par une mosaïque d’ethnies (parmi lesquelles on trouve les Oromo/Gallas – les plus nombreux –, les Amhara, les Tigréens, les Falashas/Beta Israel, les Afars, les Somalis) et de régions aux constrastes bien marqués et correspondant parfois aux divisions ethniques. C’est pour bien répondre aux aspirations des uns et des autres que le régime actuel a fait de l’Ethiopie un Etat fédéral avec une autonomie plus ou moins renforcée des régions. Ce qui a apaisé un peu les revendications des Oromo.

Guerres sans fin

L’après-Mengistu n’a pas apporté la paix attendue. Cinq ans après le compromis politique et ethnique qui a abouti à l’indépendance de l’Erythrée, l’Ethiopie est entrée en guerre contre son nouveau voisin (1998–2000); comme nous venons de le dire, les Etats-Unis sont intervenus «pour calmer le jeu» et la paix ne repose que sur le bout du fil. En plus de la méfiance qu’ils se vouent, les dirigeants éthiopiens et érythréens nourrissent tous les deux des ambitions hégémoniques sur l’ensemble de la Corne de l’Afrique. Dans ce cadre, l’Erythtrée soutient les opposants à l’Ethiopie et vice versa. Comme la Somalie est demeurée un trou noir depuis la chute du régime de Siad Barré en 1991, elle est le havre de tous les combattants de la région. D’un côté, il s’agit surtout des rebelles éthiopiens dont le Front de Libération Oromo et l’Ogaden National Liberation Front; de l’autre côté, c’est la présence de l’Union des Tribunaux Islamistes dont l’importance n’a cessé de grandir à partir de 1991. En invoquant le motif de la sécurité et du droit d’auto-défense, l’Ethiopie intervint directement dans les affaires internes à la Somalie. Ces arguments éthiopiens allaient de pair avec ceux des Etats-Unis qui justifient cette intervention par la lutte contre le terrorisme et Al-Qaïda. Sur le plan politique, l’Ethiopie soutint la formation d’un gouvernement Fédéral de Transition somalien et l’élection d’un ancien opposant somalien, Abdul Yusu, à Nairobi en octobre 2004 comme président de ce gouvernement. Comme celui-ci a vécu en Ethiopie, c’est Addis-Abeba qui allait diligenter les affaires de la Somalie par son canal; ce qui fut fait dès que ce gouvernement fut transféré de Nairobi (Kenya) à Mogadiscio (Somalie) en février 2006. Faible, il ne put résister à l’assaut de l’Union des Tribunaux Islamistes qui réussirent à le chasser quelques semaines après, s’emparer de Mogadiscio, et contrôler, en plus de la capitale, une grande partie du Sud et du centre de la Somalie. L’Ethiopie intervint militairement en envoyant en Somalie près de 20 000 soldats dès décembre 2006 avec l’aval et l’appui des Etats-Unis (présence des marines et commandos de la CIA aux côtés des troupes éthiopiennes). Expulsés de Mogadiscio, ces Tribunaux Islamistes n’ont pas désarmé de sorte que l’Ethiopie qui a remis ses amis au pouvoir s’enlise dans ce bourbier somalien: elle soutient le gouvernement fédéral de transition alors que son rival, l’Erythrée, soutient les Tribunaux Islamistes et d’autres groupes anti-Ethiopie avec lesquels ils ont formé l’Alliance pour la relibération de la Somalie (ARS; plus de 5000 de ses soldats y seraient déployés); elle les soutient probablement avec l’aval et l’appui des Etats-Unis car ceux-ci ne semblent pas l’en dissuader. Les deux armées rivales éthiopiennes et érythréennes se trouvent face à face dans le front somalien. En prétendant asseoir son hégémonie, l’Ethiopie fait la sous-traitance de l’hégémonisme américain dans la région. L’impact de cette intervention armée en Somalie musulmane sur la politique interne en Ethiopie chrétienne est double: la montée d’une grogne dans l’armée qui risque d’aboutir à une véritable mutinerie (ce qui fragiliserait davantage le gouvernement de Meles Zenawi) et le réveil des sentiments sécessionnistes dans l’Ogaden ou du séparatisme ogadenien sous la bannière du Front de Libération nationale d’Ogaden que soutiennent l’Egypte (expression de la lutte entre l’Egypte et l’Ethiopie pour l’hégémonie régionale), la Lybie et les Somaliens opposés à l’Ethiopie. Comme Mamo Zeleke le dit si bien, «la guerre dans l’Ogaden menace l’unité éthiopienne, sur le plan ethnique, mais aussi religieux (Tigréens ou groupe au pouvoir de confession catholique dans le pays contre Somaliens musulmans de l’Ogaden» (voir bibliographie); à tout cela vient s’ajouter l’odeur du pétrole qui est un ingrédient supplémentaire dans cette guerre. La montée de la résistance contre l’occupation éthiopienne en Somalie ne rend pas la tâche facile à Addis-Abeba dans la région ni à Washington, son mentor. Du côté sud, le Kenya a fermé ses frontières pour limiter l’aflux des réfugiés somaliens dans un contexte où lui-même est confronté à des violences d’ordre politique et ethnique. L’Union Africaine qui y a envoyé, dans le cadre de la Mission africaine en Somalie, quelques troupes (on parle de 8000 hommes) pour maintenir la paix donne l’air d’être plus spectatrice qu’actrice décisive.     •

Bibliographie
Jean-Louis Peninou, «Tensions régionales et guerre contre le terrorisme. Un redéploiement stratégique dans la Corne de l’Afrique», in Le Monde diplomatique, décembre 2001.
André Dulait et al., La Corne de l’Afrique, Nouvel Enjeu stratégique, Rapport d’Information 200, Session Ordinaire du Sénat français 2002–2003.
Philippe Racekawicz, «Verouillage stratégique de l’Océan Indien», in Le Monde dipomatique, octobre 1995.
James E. Winkates, «US Policy Towards East Africa: Crisis Response Amid Limited Interests», in United States Interests and Policies in Africa. Transition to a New Era (edited by Karl P. Magyar), New York, Palgrave MacMillan, 2000, pp.99–138.
Ashok Swain, «Ethiopia, the Sudan and Egypt: The Nile River Dispute», in The Journal of Modern African Studies, XXXV, 4, 1997, pp. 675-694.
M. El-Fadel, Y. El-Sayegh, K. el-Fadl, and D. Khorbotly, «The Nile Basin: A Case Sudy in Surface Water. Conflict Resolution», in Journal of Natural Resource, Life Science Education, n°32, 2003, pp. 107–117.
Hamesso Boroda, «Corne de l’Afrique. Guerres par procuration», Afrique-Asie, n°154, juillet-août 2002.
Jean-Louis Miège, «Les rêves africans de l’Italie», www.african-geopolitics.org/show.aspx?ArticleId=3666.
Christophe Clapham, «Guerre et construction de l’Etat dans la Corne de l’Afrique», in Critique internationale, n°9, octobre 2000, pp. 93–111. (traduit de l’anglais par Hélène Arnaud)
Yann Gartner, «Enjeux et Perspectives des Relations Ethio-Soudanaises», avril-juin 2003.
K. Fukui and J. Markakis, «Ethnicity and Conflict in the Horn of Africa», London, James Currey, 1994.
N. Mburu, «Contemporary Banditry in the Horn of Africa: Causes, History and Political Implications», Nordic Journal of African Studies, vol. 8, n° 2, 1999, pp. 89–107.
M. Zeleke, «Dans le bourbier somalien», Afrique-Asie, mars 2008.
Note: L’auteur a complété son article par une bibliographie plus exhaustive encore. Les lecteurs intéressés à la liste complète sont priés de nous contacter.

Page africaine

pk. Horizons et débats publie dès aujourd’hui une série d’articles sur les crises africaines afin d’en expliquer la nature, les causes et les conséquences à nos lecteurs qui désirent en savoir davantage.
Dans chaque cas, il s’agira d’envisager les implications locales, régionales, nationales et internationales.
Les principaux foyers de crise seront abordés l’un après l’autre et chaque fois nous rappellerons l’histoire coloniale et postcoloniale, puis les tensions de la période de la guerre froide et enfin celles qui sont apparues après l’effondrement du bloc communiste. Nous espérons ainsi répondre le mieux possible à toutes les questions que se posent ceux qui n’ont suivi les événements que de loin ou qui ne les ont pas bien compris. La plupart des articles seront assortis d’une liste de publications qui permettront aux lecteurs intéressés d’approfondir le sujet.
Nous commençons notre série par la Corne de l’Afrique.

La corne de l’Afrique

La Corne de l’Afrique proprement dite comprend l’Ethiopie, l’Erythrée, Djibouti et la Somalie. La Grande Corne englobe en plus le Soudan, l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie. C’est une région pleine de tensions convoitée depuis des décennies par les grandes puissances, surtout depuis qu’on y a découvert, récemment, d’importants gisements de pétrole (Darfour) et en raison de sa situation géostratégique. Depuis des siècles, les grandes puissances savent que ceux qui possèdent la Corne de l’Afrique contrôlent les routes maritimes du canal de Suez à l’Asie et en même temps le Proche et le Moyen-Orient.