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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°26, 26 août 2013  >  «La Cour de justice de l’AELE – le petit frère de la CJUE» [Imprimer]

«La Cour de justice de l’AELE – le petit frère de la CJUE»

L’embrouille des dénominations: «La Cour de justice de l’AELE» n’a rien à voir avec l’AELE

par Marianne Wüthrich, docteur en droit

Selon les plans du Conseil fédéral, le plus haut tribunal de l’UE (CJUE) doit décider à l’avenir sur l’interprétation de nouveaux accords bilatéraux et ceux qui existent déjà (cf. Horizons et débats, no 23/24 du 25/7/13) entre la Suisse et l’UE. Maintenant, Carl Baudenbacher, président de la prétendue «cour de justice de l’AELE» s’exprime avec un grand écho dans les médias suisses. Il s’indigne que le Conseil fédéral veuille accepter des juges étrangers. Pas même lors d’un match de foot d’équipes locales, l’une des équipes a le droit d’amener son propre arbitre. Il a raison. C’est ce que pense plus qu’un contemporain sceptique en ce qui concerne l’UE, je ne suis pas non plus pour des juges étrangers.
«L’alternative» de Baudenbacher: La Suisse devrait enfin comprendre que le chemin bilatéral a fait son temps et qu’elle doit adhérer à l’Espace économique européen EEE. Alors, elle ne devrait pas se soumettre à «des juges étrangers», mais seulement à l’«autorité de surveillance de l’AELE» et à la «Cour de justice de l’AELE». («Handelszeitung» du 17/7/13 et du 15/5/12) Cela ne sonne pas mal, pense le contemporain sceptique en ce qui concerne l’UE, car l’AELE serait vraiment une alternative sensée aussi pour les Etats membres de l’UE prêts à quitter l’UE.
Apparemment il faut clarifier cette embrouille astucieuse pour que nous, les citoyens, y voyions à nouveau clair. Il faut souligner en première ligne: Ni la CJUE, ni la «Cour de justice de l’AELE» ne sont un chemin acceptable pour nous si nous voulons sauvegarder la souveraineté de la Suisse et l’indépendance de juges étrangers.

«Le plus haut juge de l’AELE attaque le Conseil fédéral», tel le titre du journal Handelszeitung du 17/7/13. «Le plus haut juge de l’AELE», c’est Carl Baudenbacher, président du tribunal et en plus Suisse: cela éveille évidemment la confiance – ou quand même pas?

«La Cour de justice de l’AELE – le petit frère de la CJUE»

Nous reprenons ici intentionnellement le titre principal de cet article, car c’est une citation de Carl Baudenbacher lui-même.1
Pourquoi le bureau central de l’UE a choisi le nom de «Cour de l’AELE» pour le «petit frère», reste opaque. Parce que ça sonne moins offensif que CJUE n° 2? Ou parce qu’à Bruxelles, on avait compté pouvoir intégrer tous les quatre Etats membres de l’AELE dans l’EEE? Or, le 6 décembre 1992, le peuple suisse a contrecarré les plans des seigneurs et il s’est décidé à continuer le chemin indépendant suisse.
Mais même si la Suisse avait adhéré à l’EEE à l’époque, le nom resterait malgré tout faux: car la «Cour de l’AELE» n’a strictement rien à faire avec le fait que trois des Etats de l’EEE (la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein) soient en même temps des membres de l’AELE.
Donc, le choix du nom doit être caractérisé comme une embrouille astucieuse, inventée par des spin-doctors intelligents.

Qu’est-ce la «Cour de justice de l’AELE»?

Sur le site Internet de la «Cour de l’AELE», le lecteur germanophone trouve quelques informations dans une traduction de l’original anglais qui est extrêmement incorrecte – aucune indication cependant sur l’origine, même pas la date de fondation! Dans une époque où les chaires des historiens sont supprimées dans les universités et les instituts de recherche sur la démocratie, il ne faut pas s’en étonner, mais on peut néanmoins s’en indigner.
Nous nous référons donc aux explications du président du tribunal Carl Baudenbacher pour nous faire une image de la «cour de justice de l’AELE».2

But de la cour de justice: surveillance de l’application du droit de l’UE dans les trois nouveaux Etats membres de l’EEE

La «Cour de l’AELE» a été construite après l’adhésion de la Norvège, de l’Islande et du Liechtenstein à l’EEE pour assurer l’application uniforme du droit de l’UE dans ces trois Etats. Baudenbacher: «Cette ‹Cour de l’AELE› à Luxembourg, existant depuis le 1er janvier 1994, est chargée des décisions au sujet des affaires juridiques qui ont leur origine dans le pilier de l’AELE de l’EEE.» Baudenbacher parle de deux piliers de l’EEE: le «pilier de l’AELE» (c’est-à-dire les trois Etats mentionnés de l’EEE) et le pilier des Etats membres de l’UE.3
En même temps que la «Cour de l’AELE», l’UE a installé une prétendue autorité de surveillance de l’AELE (Efta Surveillance Authority, «ESA»).
Celle-ci ne surveille pas non plus l’AELE, mais les Etats de l’EEE, ou plutôt leur application et réalisation du droit de l’UE. La «Cour de l’AELE» est l’instance supérieure de l’ESA: «Elle [la «Cour de l’AELE»] juge surtout les plaintes de l’autorité de surveillance de l’AELE (Efta Surveillance Authority «ESA») contre l’un des trois Etats appartenant au pilier de l’AELE (la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein) en raison d’une prétendue violation de l’accord de l’EEE, ensuite elle juge les requêtes de décisions préjudicielles des tribunaux nationaux des trois pays mentionnés et les actions en nullité contre des décisions de l’ESA dans des affaires de compétition et de subventions publiques.»4
Il ne s’agit donc clairement pas du tout d’une «Cour de l’AELE», mais d’une Cour de justice de l’UE que l’UE a fondée, et qu’elle a intégrée dans sa structure juridique pour les trois Etats de l’EEE qui ne sont pas en même temps des membres de l’UE.
Le président du tribunal, Baudenbacher, l’écrit ici explicitement:
«L’ESA et la ‹Cour de l’AELE› sont des institutions parallèles à la Commission européenne et à la CJUE […].
Le droit de l’EEE qui est en vigueur dans le pilier de l’AELE se constitue du droit de l’UE. […] C’est pourquoi le droit de l’EEE est du même contenu que le droit de l’UE. Son interprétation uniforme dans les deux piliers de l’EEE est assurée par des règles d’homogénéité particulières. D’après celles-ci, la ‹Cour de l’AELE› doit suivre principalement la jurisprudence de la CJUE.»5
Cette déclaration est si monstrueuse qu’elle doit être clarifiée encore une fois:
L’ESA et la «Cour de l’AELE» ont uniquement été créées dans le but d’octroyer aux trois Etats de l’EEE, c’est-à-dire la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein, le droit de l’UE. La mission de la «Cour de l’AELE» est de «niveler sur le plan du contenu» sa jurisprudence avec la jurisprudence de la CJUE. Un «petit frère» qui doit faire ce que le «big brother» lui ordonne.

Organisation de la «Cour de justice de l’AELE»: pas de juges étrangers?

La «Cour de l’AELE» se compose de trois juges, un pour chaque Etat membre. Ils sont nommés pour six ans en accord avec leurs gouvernements. En ce moment, c’est Carl Baudenbacher (il représente le Liechtenstein), Páll Hreinsson (Islande) et Per Christiansen (Norvège). Les trois juges désignent eux-mêmes leur président pour trois ans.6
Remarques supplémentaires: premièrement, les juges ne sont pas choisis par le parlement national respectif, mais ils sont nommés par le gouvernement, ce qui représente le modèle tout à fait antidémocratique de l’UE. Deuxièmement, le Suisse Carl Baudenbacher est un juge étranger dans la Cour de justice, car la Suisse ne fait pas partie du tout de l’EEE!
Troisièmement et particulièrement central: un tribunal qui a pour mission de suivre de manière fondamentale la jurisprudence de la CJUH est un tribunal de l’UE, donc un «juge étranger».

Perte massive de souveraineté des pays de l’EEE grâce à la jurisprudence de la «Cour de justice de l’AELE»

Perte de souveraineté à l’exemple de la Norvège

«Plus de liberté d’action norvégienne et moins de contrôle par l’UE: ces derniers 20 ans, l’EEE a été de plus en plus étendu et il touche maintenant des champs politiques que la majorité des partisans parlementaires de l’époque avaient déclaré être à l’extérieur de l’EEE. Les exemples sont la politique régionale norvégienne, la politique du pétrole, l’administration des ressources naturelles ainsi que la politique de l’alcool. Depuis quelques années, les droits et les mesures pour empêcher le dumping social ont été remis en question par les autorités de contrôle de l’EEE, de l’ESA et de la ‹Cour de l’AELE›.»7

La «Cour de l’AELE» mine la souveraineté des trois pays qui lui ont été subordonnés plus que prévu dans le contrat de l’EEE

Carl Baudenbacher reconnaît cet élargissement actuel du contenu de l’EEE à travers la jurisprudence de la «Cour de l’AELE»: en fait, celle-ci devrait seulement suivre l’ancienne jurisprudence de la CJUH, tout en ne devant que prendre en considération la nouvelle jurisprudence [jurisprudence après l’adhésion à l’EEE des trois Etats]. «Le jugement nuancé entre ancienne et nouvelle jurisprudence est justifié au niveau de la politique de souveraineté. Mais la «Cour de l’AELE» ne s’est jamais référée à elle pour refuser l’exécution de la nouvelle jurisprudence de la CJUH. Des demandes respectives des Etats de l’EEE/de l’AELE ont été refusées. […] Surtout en Norvège, on déplore la perte de souveraineté liée à ces mécanismes.»8
Pour ceux qui trouvent ces formulations trop juridiques, il faut préciser: pour apaiser la crainte justifiée des Etats de l’AELE concernant une perte de souveraineté, on leur avait promis avant l’adhésion à l’EEE de ne pas devoir adopter d’emblée le futur droit de l’UE.
En réalité, la Cour de justice présidée par Baudenbacher impose, selon ses propres propos et bien qu’il n’y soit pas contraint, aux trois Etats aussi tous les règlements du droit de l’UE qui ont été créés juste après 1992. Si la Norvège ou les deux autres Etats appellent la «Cour de l’AELE», celle-ci ne se révèle pas être la protectrice des droits des pays qui lui sont subordonnés, mais comme «his masters voice».

Le pseudo-droit de participation comme prétexte

Le droit de participation à la création du droit de l’UE est pratiquement inexistant

Les Etats de l’EEE et de l’AELE n’ont toutefois, selon Baudenbacher, pas un «droit de participation» à l’adoption de nouvelles lois, mais «des droits de participation plus étendus» que la Suisse concernant l’élaboration de nouvelles lois européennes.»9 [mise en relief par l’auteur]
Baudenbacher ne concrétise pas les présumés droits de participation. Mais soyons conscients du peu que les Etats membres eux-mêmes ont à dire dans la mise en place de nouveaux droits européens (comme au sujet des plans de sauvetage de l’euro tel que le MES). Souvenons-nous comment les gouvernements et les Parlements de certains Etats de l’UE, qui n’avancent pas au même pas, sont mis sous pression par Bruxelles, moyennant des campagnes indicibles: comme par exemple l’Autriche et le Luxembourg au sujet de la question de l’échange automatique d’informations, ou la Hongrie, voulant protéger ses citoyens de l’expropriation par la conversion de leur dette hypothécaire en monnaie locale. Et le premier ministre David Cameron, voulant demander aux citoyens britanniques s’ils veulent rester dans l’UE ou s’ils préfèrent en sortir, est catalogué par la Centrale comme éternel sabot de frein et comme marginal.
Dans un club qui ne fait presqu’aucun cas de la souveraineté et de l’égalité de ses propres Etats membres, les droits de participation des non-membres comme la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein n’auront que peu de place.
Le fait que les trois Etats aient «des droits de participation plus étendus que la Suisse concernant l’élaboration de nouvelles lois européennes», est une blague très réussie: étant donné que la Suisse n'a aucun droit dans ce domaine, quels sont les droits de ces trois pays?
 

Le «droit de participation» des trois pays non membres de l’UE est réduit au dialogue entre les deux Cours de justice

D’après Baudenbacher, la perte de la souveraineté est «relativisée» par «le constant dialogue judiciaire» entre la «Cour de l’AELE» et la CJUE: «Bien sûr, la CJUE mène la barque. Mais la «Cour de l’AELE» a livré dans de nombreux cas un apport crucial pour la jurisprudence de ceux-ci.»10
Il n’est donc pas étonnant que la Norvège pleure la perte de souveraineté qu’elle a subie il y a 20 ans lors de son adhésion à l’EEE. Si le droit de participation des Etats membres se limite au fait que Monsieur Baudenbacher et ses deux collègues peuvent téléphoner ou envoyer des courriels aux juges de la CJUE, et que celle-ci accepte même de temps en temps, de manière clémente, un «input», ce n’est certainement pas la participation que les Norvégiens et encore moins les Suisses, habitués à la démocratie, s’imaginent.

Etape par étape: après l’adhésion à l’EEE, l’adhésion à part entière à l’UE

Carl Baudenbacher nous conseille, à nous Suisses, d’adhérer finalement à l’EEE et de nous soumettre à «l’autorité de surveillance de l’AELE» (ESA), ainsi qu’à la «Cour de l’AELE» à la place de la CJUE.11
Comme les conditions politiques manquent actuellement pour une adhésion de la Suisse à l’UE, «il faudrait procéder étape par étape.» – «La Suisse devrait oser une deuxième tentative concernant l’EEE. […] Si le Conseil fédéral allait lancer un projet EEE-II, l’erreur de 1992, lorsqu’on a lancé simultanément avec la fin des négociations de l’EEE une demande d’adhésion à l’UE, ne se répéterait pas. Cela ne change rien au fait qu’à long terme, une adhésion à l’UE sera inévitable.»12 [mise en relief par l’auteur]

Conclusion: non à la tactique du salami de Burkhalter, Baudenbacher & Cie

Après avoir lu les lignes précédentes, les doutes de la majorité des Suisses qui ont posé un Non à l’adhésion à l’EEE dans les urnes le 6 décembre 1992, ne me semblent pas aussi absurdes – ou qu’en pensez-vous, cher lecteur? Le président de la «Cour de l’AELE», Carl Baudenbacher, révèle la tactique du salami d’une classe politique qui représente tous les intérêts possibles, mais pas ceux du peuple suisse.
1re    tranche de salami: le Conseil fédéral déplore que l’UE ne veuille que des contrats bilatéraux en combinaison avec un «accord-cadre au niveau institutionnel»;
2e    tranche de salami: le Conseil fédéral propose trois variantes;
3e    tranche de salami: l’UE rejette une propre autorité de contrôle suisse;
4e    tranche de salami: le Conseil fédéral se concerte avec une délégation de l’UE et déclare ensuite que la surveillance de la Suisse par le CJUE, en ce qui concerne la mise en œuvre de la législation de l’UE, est la «meilleure solution»;
5e    tranche de salami: entrée en scène de Baudenbacher qui se fait fort de remporter une adhésion à l’EEE, et la soumission de la Suisse à un tribunal, représenté par lui-même, mais malgré tout étranger;
6e    tranche de salami: l’UE et le Conseil fédéral se mettront-ils joyeusement d’accord sur ce «compromis», en pensant à ce que Baudenbacher a déclaré ouvertement dans sa dernière phrase: après l’adhésion à l’EEE suit l’adhésion à l’UE?

Conclusion: une Suisse souveraine liée librement avec les autres peuples du monde

Restons plutôt sur notre chemin indépendant et demandons à nos politiciens de moins s’incliner et de moins se plier vis-à-vis de l’UE, mais de représenter plus souvent et vigoureusement les intérêts de la Suisse. Comme nous le savons de notre histoire, un petit Etat ne peut s’affirmer contre une grande puissance que s’il lui fait face sur un pied d’égalité et avec dignité. Une conclusion des contrats d’Etat n’est envisageable que si les parties respectent notre souveraineté législative et judiciaire. Le chemin de la Suisse a toujours été, en tant qu’Etat souverain et équitable, de négocier notre coopération avec les autres peuples du monde en toute liberté. Si nous nous remettons en route à nouveau avec détermination, d’autres Etats vont nous rejoindre.    •

1     «Der Efta-Gerichtshof – der kleine Bruder des EuGH» de Carl Baudenbacher, in: prisma 341 – Weg du 15/10/12
2     ibid.
3     ibid.
4     ibid.
5     ibid.
6     www.eftacourt.int/
7     «EWR-Diskussionen in Norwegen» in: Europa-Magazin du 25/2/13, edit.europa-magazin.ch/zone/.3bb68aba
8     p. 259
9     ibid., p. 271 et 259
10     ibid., p. 259
11    «Efta-Gerichtshofpräsident: EWR-Beitritt sinnvoll», in: Handelszeitung du 15/5/12
12     Carl Baudenbacher, «Rechtsprechung: Rechtssicherheit als Standortfaktor», in: «Souveränität im Härtetest», éd. par Avenir Suisse et Verlag Neue Zürcher Zeitung, Zurich 2010, p. 272 sq.