N’affaiblissons pas les droits populairesLa limitation du droit d’initiative abordée au Conseil des Etatspar Marianne Wüthrichhd. Tous les historiens sont mal à l’aise face aux forces qui s’attaquent actuellement à la démocratie en Europe. Des ressemblances de triste mémoire avec les années 1920–1930 refont surface. L’ouvrage de Gotthard Frick «Hitlers Krieg und die Selbstbehauptung der Schweiz 1933–1945. Eine neue umfassende Sicht auf die Selbstbehauptung der Schweiz im Zweiten Weltkrieg und die daraus für die Zukunft zu ziehenden Lehren» («La guerre d’Hitler et l’affirmation de soi de la Suisse entre 1933 et 1945. Nouvelle vision exhaustive de l’affirmation de soi de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale et enseignements à en tirer pour l’avenir») nous éclaire sur le sujet de même que l’ouvrage de Timothy Snyder «Bloodlands. Europe between Hitler and Stalin.» («Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline») Entre ces forces, les Etats nations démocratiques à la structure fragile et dont la population la plus jeune a grandi dans une période de prospérité sont mal préparés aux rudes débats politiques. Leurs aînés savent interpréter plus rapidement les signes. Le 20 septembre, le Conseil des Etats s’est prononcé sur deux projets qui visent à limiter le droit d’initiative profondément démocratique des Suisses. Avec raison, la Commission des institutions politiques (CIP) du Conseil des Etats s’oppose à l’initiative parlementaire de Daniel Vischer (Verts). Vischer demande de modifier la Constitution fédérale «de manière qu’une initiative populaire soit déclarée nulle lorsque, sur le fond, elle contrevient aux dispositions du droit international public régissant les droits fondamentaux et les garanties de procédure». La CIP, en revanche, propose, sous le titre «Mesure visant à garantir une meilleure compatibilité des initiatives populaires avec les droits fondamentaux», une solution plus modérée. Toutefois, même cette variante n’est ni appropriée ni nécessaire. Des «gardiens des droits humains» autoproclamés veulent émasculer les droits populaires.Ces derniers temps, des «réformateurs de la démocratie» autoproclamés s’apprêtent à remettre en cause les droits importants de la démocratie directe suisse. Ils invoquent comme prétexte l’acceptation par le peuple et les cantons de différentes initiatives dont le contenu leur déplaît. Ainsi, en mai 2010, un certain nombre de politiques et de politologues se sont rencontrés à Soleure pour «renforcer les piliers de notre démocratie directe, les doits fondamentaux et les droits humains». Ils affirmaient que les «initiatives populaires contraires aux libertés et aux droit international s’accumulent» et ils demandaient une modification de la Constitution visant à augmenter le nombre des raisons d’invalider les initiatives populaires en ajoutant une longue liste de contenus censés violer les droits de l’homme. En réalité, il s’agit d’une liste de sujets qui ne correspondent pas à leurs opinions politiques. La Commission des institutions politiques du Conseil des Etats est opposée aux forces qui cherchent à affaiblir la démocratie.Par 8 voix contre 2, la CIP du Conseil des Etats s’est nettement opposée, avec raison, à ces demandes antidémocratiques et a refusé l’initiative parlementaire de Daniel Vischer, qui voudrait inscrire dans la Constitution la proposition présomptueuse des ennemis de la démocratie de Soleure: L’initiative parlementaire de Daniel Vischer dit ceci: Il est évident que cette disposition «élastique» permettrait facilement de retirer toute initiative populaire qui ne correspond pas à l’opinion majoritaire du Parlement. Heureusement, la CIP du Conseil des Etats s’en est rendu compte: «[La CIP] continue de douter qu’il soit possible de formuler, dans la Constitution, des motifs de nullité supplémentaires suffisamment précis. En effet, le texte de la Constitution doit déterminer le plus clairement possible dans quels cas une initiative populaire est déclarée nulle; or, compléter ce texte par de nouveaux motifs accroîtrait considérablement la marge d’interprétation de l’Assemblée fédérale et rendrait le texte encore plus flou aux yeux des auteurs des initiatives.» (Rapport du 28 juin 2011) Il n’y a rien à ajouter à cela. Malheureusement, le 11 mars 2009, le Conseil national a accepté par 96 voix contre 72 l’intervention de Vischer et désavoué par là même les citoyens responsables bien que sa CIP se soit prononcée d’extrême justesse (12 voix contre 11 et 1 abstention) en faveur de l’initiative Vischer. Là-dessus, la CIP du Conseil des Etats a demandé un rapport du Conseil fédéral sur les relations entre les initiatives populaires et le droit international. La motion «Mesures visant à garantir une meilleure compatibilité des initiatives populaires avec les droits fondamentaux» est superflue et contraire à la démocratie.Le rapport en question est disponible depuis mars 2011 (Rapport additionnel du Conseil fédéral au rapport du 5 mars 2010 sur la relation entre droit international et droit interne, Feuille fédérale, 2010, p. 3401 sqq.) et, se fondant sur ce texte, la CIP du Conseil des Etats propose l’inscription dans la Constitution d’un examen matériel préliminaire non contraignant du contenu de toutes les initiatives populaires. Cela dit, la Commission maintient son rejet de l’initiative Vischer. Texte de la motion 11.3751 de la CIP du Conseil des Etats: Cependant un tel examen matériel allant au-delà des règles impératives du droit international réduirait considérablement la liberté de décision des citoyens. En outre, il est tout à fait inutile pour les raisons suivantes: On examine déjà aujourd’hui la compatibilité d’une initiative populaire avec les règles impératives du droit international. D’ailleurs ce dernier n’a jamais été concerné dans une initiative populaire fédérale et il ne faut pas s’attendre à ce qu’il le soit jamais.Selon la Constitution fédérale, une initiative populaire ne doit pas être contraire aux «règles impératives du droit international» (art. 139-3). C’est une évidence pour tous les Suisses. Dans son Rapport, le Conseil fédéral énumère les normes du droit international (p. 3413 sqq.) Afin d’écarter une fois pour toutes l’affirmation fantaisiste selon laquelle telle ou telle initiative populaire violait le droit international ou pourrait le faire, citons ici le Rapport (cf. encadré «Règles impératives du droit international»). L’extension de l’examen préliminaire à la compatibilité des initiatives populaires avec «les autres dispositions du droit international» limiterait les droits démocratiques des citoyens pour des raisons purement politiques et doit être refusée.Le Conseil fédéral propose au Parlement d’étendre l’examen préliminaire des initiatives populaires aux «autres dispositions du droit international» (p. 3419). Par cette expression, le Conseil fédéral entend «celles qui violent des traités internationaux non dénonçables ou dont la dénonciation paraît difficilement envisageable politiquement» (p. 3420). Une «indication» imprimée sur la feuille de signatures qui préciserait que l’initiative viole les obligations de la Suisse vis-à-vis du droit international porterait un coup grave à la conception suisse de la démocratie et violerait le principe de non-discrimination inscrit dans la Constitution.La proposition du Conseil fédéral consistant à imprimer sur les listes de signatures une phrase comme la suivante reviendrait à annuler la liberté de formation de l’opinion: «L’Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public estiment que l’initiative populaire viole les engagements internationaux de la Suisse mais qu’elle n’est pas contraire aux règles impératives du droit international; l’Assemblée fédérale n’est pas tenue de la déclarer nulle.» (p. 3423) Nous n’avons pas à nous demander si dans le modèle de démocratie qu’est la Suisse nous voulons abolir la liberté de formation de l’opinion, qui est un des critères minimaux de toute démocratie. Ce serait trop gênant. Le comble est que, de l’avis du Conseil fédéral, une ou deux administrations seraient les mieux à même de préciser les choses. C’est incroyable! Remarquons que nous sommes d’accord avec le Conseil fédéral dans la mesure où personne d’autre ne serait habilité à commettre un tel déni de démocratie: ni le Parlement, ni le Conseil fédéral, ni le Tribunal fédéral. «L’art. 8, al. 2,1 Cst. est en ce sens l’expression d’une pluralité de conceptions et offre en principe la reconnaissance d’opinions et de convictions qui diffèrent des vues usuelles en Suisse.» (p. 3435) Cela se passe de commentaire. Il n’est pas question de renforcer les limites des initiatives populaires en précisant de manière arbitraire un «noyau dur de chaque droit fondamental» dans la Constitution.Certes, le Conseil fédéral, dans son Rapport, envisage comme deuxième variante une liste de droits fondamentaux qu’une initiative ne devrait pas enfreindre. La tentative de dresser une telle liste (p. 3230 sqq.) est à vrai dire très contestable car premièrement le Conseil fédéral reconnaît qu’elle ne «saurait être exhaustive» et deuxièmement la question de savoir quelles libertés et quelles garanties de procédure – au-delà des règles impératives du droit international – relèvent du «noyau dur» de la Constitution qui ne devrait pas être modifié par une initiative populaire ne fait pas l’objet d’un consensus dans la jurisprudence. (p. 3431) «Ce serait largement une question d’appréciation politique. Il serait de ce fait difficile d’assurer la prévisibilité du résultat de l’examen à laquelle les comités d’initiative peuvent prétendre à juste titre (sécurité du droit). D’ailleurs, c’est au peuple et aux cantons qu’il revient de prendre la décision politique, en se rendant aux urnes, et non pas à l’Assemblée fédérale lors de l’examen de la validité de l’initiative.» (p. 3427) Eh oui, le Conseil fédéral a tout à fait raison: Le peuple et les cantons se prononcent sur une initiative populaire en votant, car ils sont souverains. A vrai dire, nous autres citoyens souhaiterions que nos autorités aient un peu plus confiance dans notre discernement car, comme on peut le lire dans le Rapport, nous portons en nous les limites juridiques et humaines aux modifications de la Constitution. C’est pourquoi il n’existe pas de «clauses d’éternité» dans notre Constitution: «De telles clauses d’éternité, inspirées de l’art. 79, al. 3, de la Loi fondamentale allemande de 1949, sont étrangères au droit constitutionnel suisse. Les opinions doctrinales attribuant une protection absolue à certaines ‹valeurs fondamentales auxquelles on ne peut renoncer› n’ont pas réussi à s’imposer. Cela tient sans doute au développement du droit constitutionnel en Suisse, où des valeurs comme la démocratie, le fédéralisme, la séparation des pouvoirs et l’Etat de droit sont le fruit d’une longue tradition et sont ancrés profondément dans la mémoire collective. Mais on peut aussi se référer au principe démocratique […] qu’il serait difficile de concilier avec une clause d’éternité. Le texte constitutionnel en vigueur prévoit que la Constitution peut être révisée en tout temps, totalement ou partiellement (art. 192, al. 1, Cst.). Des limites matérielles autonomes absolues à la révision, ou des délais d’attente, sont dès lors exclus.» (p. 3416) Nous sommes tout à fait d’accord. Alors pourquoi ces tentatives laborieuses de restreindre la liberté de décision des citoyens? «Citons à titre d’exemple quelques initiatives populaires récentes qui, au contraire, ne violent pas l’essence des droits fondamentaux selon le Conseil fédéral: l’initiative sur le renvoi (acceptée en 2010), l’initiative sur les minarets (acceptée en 2009), l’initiative ‹pour des naturalisations démocratiques› (rejetée en 2008), l’initiative sur l’imprescriptibilité (acceptée en 2004).» (p. 3439) Ce débat stérile est donc totalement caduc. ConclusionCe qui fait certainement partie du «noyau dur» inaliénable de la Constitution fédérale, ce sont les droits de la démocratie directe. Nos représentants du peuple ont le devoir prioritaire de renforcer les droits populaires, non de les affaiblir. •1 Art. 8, al. 2 de la Constitution fédérale: «Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique.» On suscite artificiellement la peur à propos du problème des banques «too big to fail»«Il s’agit plutôt de la peur avec laquelle, en ce moment, partout en Europe, au cours de la lutte contre la crise des dettes, les Etats et les banques mènent une politique liberticide. […] Tiré de l’article de Frank Schäffler et Norbert Tofall: «Artificiellement attisée, la grande peur fait triompher des intérêts particuliers» (Vous trouverez le texte entier à la page 3 de ce journal)
Art. 139 Initiative populaire
Droit international impératif (jus cogens) |