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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°4, 1 fevrier 2010  >  Une agriculture porteuse d’avenir [Imprimer]

Une agriculture porteuse d’avenir

par Hans Hurni*

Monsieur le Président,
Cher Walter Haas,
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie de me donner l’occasion, pour le 150e anniversaire de votre Luzerner Bäuerinnen- und Bauernverbands (LBV) [Association de paysannes et paysans de Lucerne], d’aborder un sujet qui m’est particulièrement cher. En ce jour anniversaire, je félicite votre association. Moins pour avoir atteint l’âge respectable de 150 ans que pour avoir été un soutien actif, durant ce temps, des familles paysannes de votre canton et d’être prête à les accompagner dans un chemin d’avenir difficile.
Le sujet de ma conférence est aussi l’essentiel du Rapport sur l’agriculture mon­diale, qui au terme de trois ans d’enquête sur la situation de l’agriculture mondiale vient d’en publier les résultats sous forme d’un document de plusieurs milliers de pages. Sur les quatre cents personnes ayant travaillé à l’établir, seuls quatre étaient suisses; les trois quarts étaient originaires de pays en développement et la moitié était des femmes.
Les résultats ont stupéfié nombre de pays, dont les USA, car ils ne correspondaient pas à leurs propres stratégies nationales. La Suisse a cosigné le rapport avec 60 autres pays, essentiellement parce que l’axe principal de la politique agricole suisse – le rôle multifonctionnel de l’agriculture – avait été repris par les rédacteurs du rapport et proposé comme modèle de l’agriculture mondiale.
Le Rapport sur l’agriculture mondiale répond aux dix questions suivantes:
1.    A quels défis doit s’affronter l’agriculture mondiale d’ici à 2050?
2.    Quels sont les arguments en faveur et en défaveur des agrocarburants?
3.    Les biotechnologies sont-elles le meilleur moyen de couvrir la demande croissante de nourriture?
4.    En quoi le changement climatique est-il une menace pour l’agriculture, et l’agriculture pour le climat?
5.    En quoi la production vivrière influence-t-elle la santé?
6.    Comment l’agriculture peut-elle utiliser et protéger au mieux les ressources natu­relles?
7.    Pourquoi les petits paysans n’ont-ils pu profiter davantage de la mondialisation du commerce?
8.    Quelle est l’utilité des savoirs agricoles locaux?
9.    Quel rôle jouent les femmes dans l’agriculture?
10.    Quelles possibilités d’action avons-nous?
Autant de questions que de petits exploitants familiaux de la région de Lucerne se posent aussi bien qu’une grande exploitation américaine ou de petits paysans éthiopiens. Et ce sont des questions que les familles paysannes ne peuvent résoudre seules. Elles ont besoin du soutien des communes, des cantons et de l’Etat fédéral ou, dans d’autres pays, des districts et des régions.
Vite dit, mais moins facile à faire. Car les différences entre les diverses paysanneries mondiales sont énormes, et tous les Etats ne disposent pas des mêmes possibilités et situations initiales pour promouvoir leur agriculture. Faisons toutefois un tour d’horizon chez nous avant de nous consacrer aux questions globales.
La photo de fenaison date des années 80 et a été prise à Grindelwald. C’est en gros l’image qu’aimeraient se faire les citadins de l’agriculture ou, selon la citation que faisait Alois Hodel il y a 25 ans dans son texte rédigé à l’occasion du jubilé de 1984: A ­l’époque de grand-papa, être paysan c’était «œuvrer sans bruit sur le vivant». Bien sûr aujourd’hui encore il arrive qu’une petite surface soit fanée à la main, pour faire sécher du foin ou du regain. Mais c’est très exceptionnel. C’est un énorme changement dans les structures agricoles qui a démarré en 1859 avec la fondation de votre association de paysans. Et il n’a toujours pas atteint son terme.
S’imaginer que l’agriculture suisse est une branche d’activité prisonnière de ses traditions et rebelle à l’innovation serait une grosse erreur. Il n’existe guère d’autre secteur d’activité entrepreneuriale existant depuis 150 ans et qui ait dû satisfaire à autant d’exigences et s’adapter en permanence, et qui y ait aussi bien réussi que l’agriculture continue à le faire.
Vers 1850, 50% des actifs travaillaient encore dans l’agriculture. En 1910 ce pourcentage avait diminué de moitié. Il faut toutefois préciser que le nombre total d’agriculteurs n’avait pas baissé autant, car la population augmentait fortement et avec elle le nombre d’actifs dans les autres secteurs économiques. Il fallut attendre les années 60 pour voir l’exode agricole s’accentuer fortement.
J’ai lu avec grand intérêt le texte du jubilé de 1984, en particulier le rappel historique de Felici Berther. Il décrivait le passage régime de «pain et gruau» à plus de «viande et lait» (vers 1850), des importations à bon marché vers plus de soutien étatique et de protectionnisme (vers 1890), de la haute conjonc­ture et de l’exode rural (à partir de 1950) vers l’augmentation de la productivité à l’hectare et de celle du travail (à partir de 1970), et des subventions aux produits agricoles aux paiements directs (à partir de 1990). Mais tout cela, vous le savez mieux que moi. Le principal, ce sont les énormes changements auxquels chaque génération a dû faire face depuis 1850. Et nous devons nous attendre à ce que changement et nécessité de s’adapter restent considérables à l’avenir.
La photo de la production céréalière moderne [en bas à gauche] caractérise bien l’agriculture actuelle. Monoculture, travail mécanisé, une seule personne pour faire tout le travail, haut rendement à l’hectare et ­baisse constante des prix à pouvoir d’achat constant qu’engendre ce type d’activité.
Globalement l’agriculture des 150 dernières années a été une «success story».
La population mondiale s’élève aujourd’hui à 6,7 milliards d’êtres humains. Nous n’étions que 2,5 milliards en 1950. La surface cultivée par tête a diminué en proportion, ne s’élevant plus qu’à 0,2 hectares. Et quelle sera la situation en 2050 quand la population atteindra les 9 milliards? L’agriculture mondiale peut-elle nourrir la population d’ici à 2050?
Au cours des 50 dernières années – depuis 1961 – l’agriculture a pu produire suffisamment de vivres et aliments pour bétail ainsi que de bois et de fibres textiles, même si la répartition était inégale avec beaucoup de pauvres sous-alimentés. La production agricole totale a plus que doublé. En dépit de l’accroissement démographique le rendement par tête a augmenté. Mais le nombres de personnes sous-alimentées n’a guère changé et les prix ont été divisés par 2 par rapport à leur niveau de 1960.
La principale raison de la chute des prix est l’énorme gain de productivité à l’hectare et par travailleur, grâce à la mécanisation et au bas coût de l’énergie fossile. Des entreprises mécanisées, disposant de vastes surfaces cultivées et d’un haut rendement à l’hectare étaient en mesure de produire d’énormes quantités alors que des exploitations de taille plus restreinte et plus de travail manuel étaient clairement désavantagées. Dans les pays en développement les paysans sont encore majoritaires et c’est surtout cela qui explique les grosses différences entre pays en développement et pays industrialisés. Comme c’était le cas en Suisse il y a 150 ans.
Sur les 6,7 milliards d’êtres humains seuls 2,6 milliards d’hommes, femmes et enfants restent des actifs agricoles. Soit environ 40% de l’humanité. L’immense majorité d’entre eux sont de tout petits paysans cultivant un hectare environ par famille et leur production est essentiellement destinée à l’autoconsommation; cela veut dire qu’il reste peu d’excédents commercialisables et que la famille n’a pas d’argent pour se procurer des moyens de production. 70% des 900 millions de pauvres absolus sont de petits paysans.
Les exploitations mécanisées, dont la production sert essentiellement à nourrir les ­villes, n’emploient, elles, que 20 millions de personnes. J’y inclus la majorité des agriculteurs suisses, car ici aussi la mécanisation est très avancée.
L’agriculture mondialisée met les petits paysans sous forte pression. Ils exploitent des surfaces trop petites, n’ont pas assez de revenus et trop d’enfants, et détruisent leur environnement parce qu’ils sont trop pauvres. C’est le plus grand défi posé à l’agriculture et aussi à l’évolution future de notre monde.
Les photos que je vais vous montrer m’ont été fournies par le réseau international du Pôle de recherche nationale (PRN) Nord–Süd. Ce pôle réunit plusieurs institutions suisses sous la direction de l’Université de Berne; moi-même et des collègues l’avons créé à partir de 2001 et mis en liaison avec plus de 140 institutions dans le monde.
400 personnes y travaillent à la maîtrise des évolutions mondiales. Je vais maintenant vous montrer sept exemples concrets d’exploitations familiales à travers le monde.
En 1993, notre astronaute Claude Nicollier a photographié la côte orientale de Madagascar à partir de Spacsehuttle. Affolé, il a appelé la Conseillère fédérale de l’époque, Ruth Dreifuss: «Je vois la forêt pluviale en feu.» Mais il se trompait.
Ce qui était en feu, c’était des mauvaises herbes, une jachère buissonnante que les paysans doivent faire brûler pour pouvoir cultiver le sol. Sinon impossible de cultiver le riz des collines.
Mais Claude Nicollier n’avait pas tout à fait tort, car les paysans malgaches incendient effectivement la forêt pluviale. C’est ce qu’ont fait aussi les Alamans en Suisse voici 1500 ans, lorsqu’ils ont essarté la forêt pour cultiver le sol.
L’agriculture éthiopienne est encore beaucoup plus ancienne. Depuis 5000 ans la forêt du haut pays a été essartée, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Aujourd’hui les paysans labourent des pentes extrêmement escarpées [photo à gauche] comme chez nous dans l’Emmental, mais l’érosion due à la pluie est 10 fois supérieure.
Des siècles de culture ont profondément endommagé les sols. Il y a 100 ans encore la réserve de terres était suffisante pour que personne ne se soucie de protéger les sols.
C’est l’aide internationale, dont celle de la Suisse, qui a introduit, il y a 35 ans, l’agriculture en terrasses. Aujourd’hui 20% environ de la surface du haut pays a été conservée. Il y a donc encore beaucoup à faire pour les générations futures.
Aux abords du Mont Kenya la situation est analogue. Là nous avons de grands propriétaires terriens, surtout des colons blancs et, arrivés plus tard, de riches Kenyans, qui ont ensemencé de vastes surfaces en froment. Depuis 30 ans, il y a aussi un bon nombre de petits paysans qui ont racheté la terre aux anciens propriétaires.
Leur nombre croît à toute allure, car ils ont beaucoup d’enfants. Et la région est si sèche qu’il est impossible de compter sur une récolte de blé par an. Cela, les gens ne le savaient pas quand ils ont acheté leur terre et se sont installés ici. La malnutrition est très élevée, au point qu’on recourt très souvent à l’aide alimentaire.
Dans nos projets du Pamir (Asie centrale) l’agriculture touche également à ses ­limites. Les précipitations annuelles atteignent tout juste 100 litres au mètre carré, si bien que les paysans doivent recourir à l’irrigation avec l’eau de fonte des neiges et des glaciers. Mais les glaciers n’en ont plus pour longtemps. Dans 100 ans la plupart auront disparu. Pour beaucoup de paysans le changement clima­tique sera la fin.
La photo du Tibet oriental [photo en haut à droite] est intéressante, car elle montre une colonisation du sol habile, comme ce fut autrefois le cas chez nous. Toutes les maisons sont construites à flanc des pentes, parce que ces pentes sont moins intéres­santes sur le plan agricole que les rizières planes au fond des vallées. Mais comme chez nous cette tradition est partiellement révolue parce que les villes se sont étendues sur les meilleures ­terres.
Au Laos aussi s’offre à nos yeux la prodigieuse diversité de la vie paysanne. Les rivières servent aux transports et à la pêche; sur leurs bords, des rizières et sur les collines des cultures particulières, telles que les plantations d’hévéa pour obtenir du caoutchouc naturel ou le riz de colline, et parfois, dans des régions éloignées, de l’opium parce qu’il rapporte beaucoup et que la pauvreté contraint les paysans à en produire.
Il ne faut pas oublier que les surfaces irriguées dégagent beaucoup de méthane, un gaz à effet de serre très nuisible car il contribue au réchauffement global.
Les cultures en terrasses sont un nouvel investissement des familles de petits exploitants agricoles de l’Altiplano bolivien [photo ci-dessous] pour protéger les sols de l’érosion. C’est un énorme travail pour lequel ils doivent être dédommagés, un peu comme le font certains paiements directs en ­Suisse. Malheureusement l’Etat bolivien n’a pas d’argent pour ce type d’investissements; il n’y a donc que quelques projets de développement pour les soutenir.
Malheureusement l’agriculture mondialisée pose une foule de problèmes, aussi bien dans les exploitations traditionnelles que modernes.
Par exemple, les gaz à effet de serre contribuent au réchauffement global, mais non seulement les gaz d’échappement, aussi ceux que dégagent les surfaces irriguées de même que les nuages de fumée des essartages. Au total un quart des gaz à effet de serre proviennent de l’agriculture.
Ensuite: l’agriculture produit certes suffisamment pour nourrir la totalité de l’humanité aujourd’hui et le pourra sans doute à l’avenir, mais la répartition reste extrêmement injuste. Nombre de pays en développement ont un pouvoir d’achat trop faible pour pouvoir importer des vivres.
Ensuite: on n’incite guère à produire davantage de céréales. Les prix des céréales ont été divisés par 2 au cours des 100 dernières années à pouvoir d’achat constant. C’est seulement quand les cours du pétrole aug­mentent que les prix connaissent une brève hausse; ce fut le cas en 1973 et l’an dernier.
L’agriculture doit constamment évoluer. Les habitudes alimentaires changent la demande, et les agriculteurs s’y conforment la plupart du temps rapidement. Votre région de Lucerne en offre le meilleur exemple. Mais tous n’ont pas été aussi flexibles.
Ce que nous ignorons encore, c’est l’impact du changement climatique. Nous assisterons à une hausse des températures, à des modifications des précipitations et une augmentation des évènements extrêmes. Comment l’agriculture devra-t-elle y faire face?
Un scénario catastrophe pourrait être lié au fait qu’en Asie du Sud-Est les meilleurs champs irrigués se trouvent au niveau de la mer. Quelques centimètres de montée des océans, comme c’est déjà le cas, et les cyclones tropicaux pénètrent beaucoup plus avant dans l’intérieur des terres. Qu’adviendra-t-il quand le niveau des mers sera monté de 50 centimètres?
La production de bioénergie est devenue un problème politique. Alors que depuis toujours le bois et la force musculaire constituaient l’essentiel des bioénergies employées dans la petite agriculture, et restent globalement les principales sources d’énergie agricole, les nouvelles réglementations visant à favoriser les agrocarburants représentent un danger pour la production vivrière.
Nombre d’Etats placent de grands espoirs dans l’ingénierie génétique alors que d’autres s’opposent avec véhémence à l’emploi de ces nouvelles méthodes dans la culture et l’élevage. Là, c’est la libre volonté populaire qui doit décider si le pays doit ou non y recourir. Mais au niveau international les pressions sont fortes.
Une agriculture porteuse d’avenir. Globalement il s’agit de nourrir neuf milliards d’êtres humains, même s’ils sont plus exigeants. En outre, l’agriculture doit surmonter le changement climatique, faire des res­sources un usage soutenable, utiliser l’eau avec mesure, satisfaire d’autres besoins tels que les bioénergies et la conservation des paysages et enfin – mais c’est le plus important – permettre aux paysans et aux communautés paysannes de vivre.
On n’arrivera à concilier tout cela qu’en ayant recours à une agriculture multifonctionnelle. Bien sûr la première fonction de l’agriculture est et restera de produire. Nourrir la planète est le rôle principal de l’activité paysanne. Elle doit rester possible. Elle doit être acceptable socialement et économiquement. L’agriculture doit être respectueuse de l’environnement et contribuer à une amélioration climatique. C’est un modèle d’avenir.
L’agriculture multifonctionnelle a été élaborée en Suisse et s’étend depuis quelques années également en Europe. Le concept en a même été adopté par le Rapport sur l’agriculture mondiale et accepté après de longues discussions par les pays en développement. Ces derniers pensaient au début que c’était là un nouveau concept inventé par le Nord pour leur être imposé. Mais ils ont rapidement reconnu les avantages qu’on pouvait en retirer.
Cela ne suffit pas, loin de là, à assurer un avenir radieux aux paysans, en Suisse et dans le monde. Des conditions-cadres écono­miques et politiques contraignent la politique agricole à s’adapter constamment à l’évolution mondiale.
L’agriculture s’en est bien sortie durant les 150 ans qui viennent de s’écouler. Je suis convaincu qu’elle fera de même dans les 150 années qui viennent.    •
(Traduction www.tlaxcala.es pour Horizons et débats)

*    Version légèrement abrégée de l’exposé fait à la fête de commémoration du 150e anniversaire de la fondation de la LBV, l’Association de paysans et paysannes de Lucerne, le 27 février 2009 à Sempach.
    Hans Hurni est professeur de géographie à l’Université de Berne et l’un des principaux auteurs du Rapport sur l’agriculture mondiale paru en 2008. Il est directeur du Pôle de recherche nationale (PRN) Nord-Sud du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et membre de la Direction du développement et de la coopération (DDC) de la Confédération suisse. Le PRN Nord-Sud anime un réseau mondial de 400 chercheurs dans 140 pays.