Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°8, 1 mars 2010  >  L’esprit coopératif pour sortir de la crise [Imprimer]

L’esprit coopératif pour sortir de la crise

par Yvonne von Hunnius*

Les coopératives parviennent très bien à contenir les forces en jeu sur le marché – avec un esprit collectif et une intelligence indéniable du marché. Ceux qui, dans le contexte de la crise financière, cherchent des modèles de gestion durable seraient bien inspirés de regarder du côté des coopératives suisses.

Il n’en est pas question, ont déclaré les responsables de l’école de mode de Zurich qui ne souhaitaient pas se voir dicter leurs programmes d’apprentissage ni leurs stratégies d’enseignement. L’école de mode et de design de Zurich (www.modeschule-zh.ch) est depuis 59 ans une véritable pépinière pour des jeunes qui ont la mode pour passion. Tout comme leurs enseignants. Pour préserver l’esprit qu’avait voulu y insuffler sa fondatrice Paula Brunn, l’école a été confiée en 1988 aux enseignantes. Toutes ne travaillent qu’à temps partiel, mais y investissent bien plus d’heures. Laura Jucker, directrice de l’école, annonce fièrement que l’école n’est jamais dans le rouge, qu’elle n’a aucune dette, y compris dans la situation de crise actuelle, et qu’elle n’est financée que par les frais d’inscription des élèves, qui sont actuellement 40.
«Nous avons toujours tenu à garder notre indépendance. Et nous voulions la préserver, y compris dans des périodes financièrement difficiles. Quand les moyens se font rares, il faut faire preuve de créativité. Les étudiantes ne doivent manquer de rien: Dans les salles de cours, on peut voir des ordinateurs et des machines à coudre à la pointe de la tech­nique, et les tissus, les boutons, etc. ne doivent jamais manquer. Actuellement, la coopérative compte 13 sociétaires femmes et un homme. Ce n’est pas que les hommes ne soient pas les bienvenus mais, comme le dit Laura Jucker, «notre équipe féminine ne pourrait pas mieux fonctionner».
Il n’y a rien d’étonnant à ce que le premier prix Nobel d’économie attribué à une femme soit en rapport étroit avec la philosophie co­opérative. En 2009, la politologue améri­caine Elinor Ostrom a été distinguée pour ses ­études d’économie environnementale portant sur la bonne gestion de la propriété collec­tive. Une coopération locale organisée par les intéressés pourrait être supérieure à une privatisation, affirme l’une de ses ­thèses. Elinor Ostrom a entre autre étudié dans son ouvrage le plus important («Governing the Commons») les coopératives suisses, qui existent dans notre pays depuis le XVe siècle.
Après la fin de la guerre froide et le déclin du communisme traditionnel, les philosophies axées sur la collectivité ont été sorties du placard, dépoussiérées et remises sous le feu des projecteurs. La décision en octobre des Nations Unies de proclamer 2012 «année internationale des coopératives», contribuera sans nul doute beaucoup à ce regain d’intérêt. Les motifs invoqués pour cette décision renvoient notamment au contexte de la crise financière. Les coopératives ont grandement contribué à la réduction de la pauvreté, à la création d’emplois et à l’intégration sociale.

Pour le bien-être commun

Il n’en est pas question, ont déclaré les sociétaires de la cave viticole St. Jodern à Visperterminen (www.jodernkellerei.ch), au dessus de Viège. Ils refusaient que la bouteille de «Heida» soit vendue plus de 18 francs, et cela, bien que la totalité des bouteilles soient généralement écoulées avant qu’on ait pu répondre à toute la demande. Ce vin, issu des vignobles les plus hauts d’Europe, a conquis beaucoup d’adeptes ces cinq dernières années grâce à sa qualité et à un marketing intelligent. Pourtant, voici ce qu’a décidé l’assemblée des sociétaires: «La coopérative se porte bien. Et nous aussi, nous voulons pouvoir continuer à acheter notre vin préféré sans nous ruiner.»
Les coopératives s’efforcent d’obtenir le meilleur profit pour toutes les parties pre­nantes. Dans le village de vignerons de Visperterminen, on y est visiblement parvenu. Ce sont de tels exemples qui attirent à nouveau l’attention, en temps de crise, sur cette forme d’entreprise. Les coopératives en apportent la preuve: ensemble, nous faisons mieux!

La coopérative, un point d’ancrage

D’un point de vue historique, la coopérative traduit d’abord une idée libérale d’entraide: les commerçants, paysans et artisans se regroupaient sous le mot d’ordre «Un pour tous, tous pour un» pour acheter à meilleur prix les marchandises et obtenir des conditions de crédit plus favorables. Depuis 150 ans, tous les secteurs de la société se sont approprié cette idée. Les études révèlent que les périodes d’incertitude sociale voient la création d’un nombre particulièrement important de coopératives. Markus Gmür, directeur de recherches au Verbandsmanagement Institut de Fribourg (VMI, www.vmi.ch), constate cette attractivité dans la situation actuelle.
«L’intérêt est grand. Mais nous ne discernons pas encore de tendance», affirme-t-il. Le dernier grand boum des coopératives dans les années 80 remonte déjà à un moment, et depuis les chiffres ont chuté. Le dernier recensement des entreprises en 2008 fait état en ­Suisse de 1825 coopératives, soit environ 500 de moins qu’en 2001. Mais c’est à ce moment que la crise s’apprêtait à éclater.
Maintenant, nombreux sont ceux qui cherchent à brider le marché sans le paralyser. Les coopératives ouvrent en cela des perspectives passionnantes. En effet, elles sont présentes sur le marché comme toutes les autres entreprises. Simplement, elles placent l’être humain au-dessus du profit: dans le cas d’une société anonyme ordinaire, l’actionnaire peut détenir beaucoup de parts, exercer ainsi une grande influence et, dans le meilleur des cas, ramasser beaucoup d’argent conformément au principe de «shareholder value». Dans une coopérative, le principe est différent: chaque membre de la coopérative ne dispose que d’une seule voix, quel que soit le nombre de parts qu’il détient. La communauté décide le plus souvent de réinvestir le bénéfice, car chaque coopérative a un objectif qu’elle s’efforce d’atteindre.

Priorité à l’autarcie

Il n’en est pas question, ont dit les 280 habitants de Versam, dans les Grisons. En raison de la baisse des recettes, Lagrischa, son exploitant, voulait fermer en 2005 l’unique magasin du village. Il n’y aurait plus eu alors à Versam qu’une poste, une Banque Raiffeisen et quelques menuiseries, mais plus aucune possibilité de faire ses achats. Le supermarché le plus proche est situé à 15 kilomètres, ce qui est trop éloigné, notamment pour les personnes âgées et pour les vacanciers l’été. Migros et Coop, interrogés, ne se sont pas montrés intéressés. Les villageois se sont donc pris en mains et ont fondé la coopérative Dorfladen Versam (www.dorfladen-versam.ch). Markus Joos, son président, raconte: «Nous avons vite réuni 120 sociétaires et 110 000 francs de capital de départ. La commune a pris en charge le loyer et tous ont apporté leur aide.» Aujourd’hui encore, l’engagement des bénévoles ne faiblit pas. Dans la mesure du possible, on vend des produits locaux – notamment la saucisse sèche de Markus Joos. Lorsque la saison d’été est mauvaise, le magasin doit se battre plus durement.
Mais il peut compter sur la solidarité des sociétaires. Comme l’explique Markus Joos, «J’ai une ferme, cinq enfants et beaucoup à faire. Nous n’avons pas de temps à perdre en transports pour aller faire nos courses. Nous achetons tout dans le magasin du village.» A Versam, le marché ne fonctionnait pas et personne ne voulait que l’Etat joue le rôle de l’épicier. Mais une telle alternative demande de la patience et du temps. Comme l’explique Markus Gmür, «il faut prévoir beaucoup de temps pour la constitution d’un capital, c’est dans la nature d’une coopérative. Les choses sont beaucoup plus faciles pour une société anonyme.»

Engagement écologique

Il n’en est pas question, se sont dit les 16 exploitants d’installations de biogaz lorsqu’ils se sont heurtés à des difficultés pour vendre leur électricité aux exploitants de réseaux à un prix correct. Les exploitants d’installations de biogaz agricoles ont donc fondé en l’an 2000 la coopérative Ökostrom Schweiz (www.oeko­stromschweiz.ch ) pour pouvoir proposer aux exploitants des réseaux de l’électricité certifiée «courant vert» et obtenir des conditions plus avantageuses. On compte aujourd’hui une centaine d’exploitants d’installations de biogaz agricoles, et la croissance exponen­tielle de leurs affaires ne faiblit pas. Voici l’explication qu’en donne Stefan Mutzner, le gérant: «Nous avons réfléchi très tôt aux possibilités de développer de nouveaux champs d’activité. Avec une centaine de personnes fortement impliquées, les bonnes idées ne manquent pas.»
La coopérative a commencé en 2006 à coordonner et répartir les déchets organiques des entreprises industrielles et des communes dans les installations de biogaz, passant jusqu’à 2009 de zéro à 44 000 tonnes traitées. La production totale d’électricité est passée de deux gigawattsheure en 2004 à 17 gigawatts-heure en 2008. En coopération avec Raiffeisen, les exploitants intéressés par le financement d’installations de biogaz reçoivent un soutien. Et l’on s’est aussi aventuré dans de tout nouveaux domaines: «Nous venons de soumettre à l’Office fédéral de l’environnement le premier projet de protection clima­tique de Suisse.» «Notre activité nous permet de réduire les émissions de méthane et de CO2 de 1600 tonnes», ajoute Stefan Mutzner.

Une voiture et plusieurs utilisateurs

C’est d’accord, ont dit les sociétaires d’une section de Mobility, s’imposant récemment de leur propre chef une hausse des tarifs pour stabiliser l’entreprise. Et ceci, bien que près de la moitié des clients de ce système de location de voiture en soient sociétaires. Au sein de la coopérative suisse modèle qu’est Mobility (www.mobility.ch), la volonté d’établir une mobilité mixte respectueuse de l’environnement n’est pas qu’une simple déclaration d’intention. Giatgen-Peder Fontana est depuis dix ans le président du conseil d’administration de Mobility, et il a assisté à l’ascension rapide de l’entreprise, devenue la plus importante entreprise européenne de car-sharing: «Notre base de sociétaires a une importance capitale. Elle a des idées sur la ­manière d’améliorer le système et sur les endroits où nous pouvons ouvrir de nouveaux emplacements.»
Les sociétaires s’engagent pour que, lors de l’ouverture de nouveaux chantiers avec le concours de Mobility, on construise plus de logements et moins de places de parking. La façon dont le réseau s’est développé dans toute la Suisse durant les 23 dernières années est unique en son genre. C’est en mai 1987 que huit personnes créent à Stans la coopérative ATG AutoTeilet. Elles se partagent une voiture. 17 jours plus tard seulement, la coopérative ShareCom est créée à Zurich. L’effectif de départ est de 17 personnes pour une voiture. Ces deux coopératives fusionnent en 1997 pour devenir Mobility CarSharing ­Suisse. Aujourd’hui, plus de 90 000 clients peuvent faire leur choix entre 2200 ­véhicules.
G.-P. Fontana a occupé de très hauts postes chez Rivella et Ricola et sait que la direction d’une coopérative n’est pas toujours du gâteau: «A la différence de ce qui se passe dans une entreprise familiale, chaque décision est ici source d’une discussion enflammée. Sans une communication permanente, rien ne peut fonctionner. Le fait que plus de 40 000 sociétaires défendent la même cause et la fassent avancer est un peu inhabituel mais, au fond, inestimable.»

Les coopératives ont-elles un avenir?

Le CarSharing a visé juste. Les coopératives pourraient ainsi revenir à la mode. G.-P. Fontana discerne pourtant une idée dans l’air du temps qui complique les choses: «La tendance est au Community Building. Les clubs de toute sorte favorisent une appartenance de courte durée. Les coopératives demandent plus. Il s’agit ici d’un engagement sur la base d’une conviction.» Pierin Vincenz, président de la direction de Raiffeisen Suisse, est convaincu que les coopératives sont un modèle d’avenir. Raiffeisen Suisse et l’Institut pour le droit des sociétés de l’Université de Lucerne ont organisé en 2009 un congrès des coopératives qui a permis aux représentants de toutes les grandes coopératives suisses de discuter du modèle coopératif. Pierin Vincenz: «J’y vois un signal pour un avenir fondé sur l’autonomie. Il y a quelques années encore, tout le monde sonnait le glas des coopératives. Mais la coopérative n’est pas simplement la soeur cadette de la société anonyme.»
Les sociétés anonymes pourraient tirer des leçons décisives du succès des coopératives. Markus Gmür, du VMI, place la barre haut: «Si l’on parvenait à dépasser l’anonymat, ce serait une étape décisive. Car les coopératives placent l’être humain au dessus de l’argent, parfois avec un grand succès.» Ainsi, les salaires des hauts dirigeants des grandes coopératives sont – presque sans exception – largement inférieurs à ceux de leurs collègues des sociétés anonymes. Et sans ce principe qui place l’être humain au dessus du bénéfice, la bouteille de «Heida» coûterait depuis bien longtemps non plus 18 francs, mais beaucoup plus.    •

Source: Panorama – le magazine clients des banques raiffeisen, no 1/février 2010

Entretien avec Franco Taisch*, expert en droit des sociétés et membre du conseil d’administration de Raiffeisen suisse

Panorama: La coopérative peut-elle apporter des réponses à la crise actuelle?

Franco Taisch: La crise actuelle est aussi une crise des valeurs. La coopérative peut apporter des réponses satisfaisantes pour la redéfinition de nos valeurs. Dans le domaine de l’économie, les motivations qui poussent à agir sont plus complexes qu’une simple maximisation des profits. Ce qui caractérise les coopératives, c’est qu’elles visent un profit à plusieurs niveaux pour l’entreprise. Le bénéfice en est bien sûr l’un des éléments, car sans raisonnement économique, aucun autre profit n’est possible. Mais nous sommes ensemble pour avancer sur le plan économique. La solidarité économique, inscrite dans le code génétique des groupes coopératifs, est donc un critère central. Dans une société anonyme, il n’y a pas d’engagement mutuel.

Une économie dans laquelle toutes les entreprises seraient organisées sous forme de coopératives serait-elle la solution?

Je ne suis pas pour l’uniformité, mais pour la diversité. La diversité réduit les risques du système et favorise la créativité entrepreneuriale. Les entreprises coopératives doivent ainsi raisonner elles aussi d’un point de vue économique, cela fait partie de leur rôle. La question décisive concerne seulement la façon dont le bénéfice est géré et utilisé à la fin de la journée. Si la coopérative Raiffeisen ne pensait qu’à maximiser ses bénéfices, elle devrait fermer certaines agences situées dans des régions très reculées. Or ces agences restent ouvertes et jouent même un rôle de «service public». Cela permet par exemple aux habitants de villages de montagne de disposer sur place de services financiers. Le Groupe Raiffeisen crée ainsi un bénéfice social.

Une petite coopérative qui devient une grande entreprise – comment préserver l’esprit initial?

C’est un défi important. Lorsque des coopératives se regroupent en fédération, l’esprit de groupe et le partage du travail doivent en constituer le socle. La culture coopérative doit être entretenue activement, protégée et gérée. La culture coopérative se différencie de celle des sociétés anonymes non seulement par la solidarité économique qu’elle promeut, mais aussi par le fait que les décisions sont légitimées démocratiquement. Les êtres humains qui font la coopérative y sont impliqués. Et lorsque cet esprit reste vivant parmi les collaborateurs, l’étincelle peut se propager aux clients.

Interview: Yvonne von Hunnius

Source: Panorama – le magazine clients des banques raiffeisen, no 1/février 2010

*  Franco Taisch est professeur ordinaire en droit économique et directeur de l’Institut pour le droit des sociétés à l’Université de Lucerne et également propriétaire de «taischconsulting, gestion des entreprises et droit», sise à Zoug. Il est depuis 2008 membre du conseil d’administration de Raiffeisen Suisse et membre de sa commission d’examen.