Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2015  >  N° 26, 19 octobre 2015  >  Les Cours pénales internationales ne devraient pas être instrumentalisées [Imprimer]

Les Cours pénales internationales ne devraient pas être instrumentalisées

Interview de Dick Marty accordée à la Radio Télévision Suisse (RTS), émission «Journal du matin» du 2 octobre 2015

Simon Matthey-Doret (RTS): Sur fond de justice internationale, c’est une grande première. Le parquet de Paris a ouvert, il y a 15 jours, une enquête pénale pour crime contre l’humanité, visant le régime syrien du président Bachar el-Assad. Confirmé officiellement hier, cette enquête se base notamment sur des photos de corps torturés, photos ramenées par un ancien photographe de la police militaire syrienne. Pour la diplomatie française, cela relève ni plus ni moins de la responsabilité d’agir contre l’impunité. C’est un principe que notre invité ne niera certainement pas, mais il va nous le confirmer. Nous avons le plaisir de recevoir ce matin en direct de Genève, l’ancien président de la Commission des Droits de l’homme du Conseil de l’Europe. C’est vous Dick Marty, bonjour.

Dick Marty: Bonjour Monsieur.

Merci d’être avec nous jusqu’à 8 heures. Vous avez été notamment conseiller aux Etats tessinois, mais également procureur général. Alors, si vous êtes à Genève, il faut le préciser, c’est pour célébrer les 20 ans de la Fondation Hirondelle qui apporte, principalement en Afrique, son soutien aux médias indépendants des pays en guerre, en conflits violents. C’est une fondation dont vous êtes membre du conseil. On y reviendra dans quelques instants, notamment sur l’information concernant les conflits et la liberté d’informer.
Mais sur l’ouverture de cette enquête française contre le régime de Bachar el-Assad pour crimes contre l’humanité, est-il symbolique d’agir contre l’impunité? Partagez-vous la démarche, même si on a l’impression qu’elle a peu de chance d’aboutir?

Je vous étonnerais, mais je suis très perplexe par rapport à cette démarche. Je crois que cela s’inscrit dans toute une stratégie de gesticulations de la France qui, désespérément, j’ai l’impression, cherche à avoir un certain rôle dans ce dossier syrien. C’est indiscutable, en Syrie, on a commis et on commet chaque jour des crimes absolument affreux, mais dire que c’est seulement Bachar el-Assad, est une réduction tout à fait arbitraire. Je crois aussi qu’on doit admettre qu’on est très, très mal informé sur ce conflit et que souvent l’information dont on dispose est une information partielle et assez souvent manipulée.

Alors gesticulations, c’est un mot assez fort. On connaît la position du président Hollande, il ne faut pas dialoguer et traiter avec Bachar el-Assad, contrairement à la position russe et même peut-être américaine aussi. Cela dit, voilà, ce n’est pas parce qu’il n’est pas le seul à avoir commis des actes qu’il ne devrait pas en répondre devant la justice? Au fond, est-ce que vous êtes à même de dire qu’il ne faudrait pas entamer une telle démarche, une enquête pénale pour crimes contre l’humanité, si Bachar el-Assad n’est pas le seul?

Il faut ouvrir une enquête pénale sur les événements qui se sont passés en Syrie. Tout le monde sait qu’il n’y a pas seulement un coupable et dès lors que vous faites une enquête seulement contre un coupable, ça devient une enquête à thèse, une enquête qui n’est pas très objective. Voilà tout. Je crois que la première chose qu’il faut faire, c’est récolter des informations, essayer d’avoir des preuves, mais sur l’action de tous les protagonistes. Je parle de gesticulations françaises parce que je suis assez choqué par l’attitude de la France, le socialiste Hollande qui se précipite à l’enterrement du roi d’Arabie saoudite, lui vend des Rafales, maintenant il vend des Rafales et des navires de guerre à l’Egypte, il vend des avions au Qatar. Ce sont tous des régimes dictatoriaux, des régimes où les droits fondamentaux sont très gravement violés. Alors ce double langage me gêne beaucoup.

C’est très intéressant. Que cache ce double langage, ce deux poids, deux mesures? Au fond c’est vrai, il vend des armes à l’Arabie saoudite, il ne veut pas traiter avec Bachar el-Assad, c’est-à-dire appliquer ce qu’on appelle plus que jamais une realpolitik. Quel intérêt aurait la France à pratiquer ce double langage?

Je crois qu’il a le complexe du petit qui est laissé dans un coin. Il essaie désespérément de se trouver une position. Je ne crois pas que ce soit de la realpolitik. La realpolitik, je crois qu’aujourd’hui, elle est faite surtout par les Russes et les Américains. Je crois qu’on devrait apprendre de ce qui s’est passé en Irak et en Libye. En Irak et en Libye, c’était indiscutable, on avait deux tyrans, on parlait tout à l’heure de tyrans, là c’étaient deux tyrans!

Bachar el-Assad n’en est pas un, Dick Marty?

Oui, oui, j’y reviens.

Pardon.

Oui, mais qu’est-ce qu’on a fait avec ces deux tyrans? On a lancé des bombes. On n’en a jamais beaucoup parlé, mais cela a été une affaire économique extraordinaire pour les fabricants d’armes. On les a chassés mais qu’est-ce qui se passe? C’est tragique à dire, c’est vraiment tragique. Les gens en Irak et en Libye vivaient mieux avant qu’aujourd’hui! C’est ça le résultat! Alors, si l’on veut intervenir dans ces pays, on doit le faire avec doigté, avec intelligence, et pas toujours penser qu’on peut tout résoudre avec les bombes.

Donc les Américains tirent les leçons de l’histoire récente, Irak, Libye etc …

Je l’espère.

… donc, je reviens à ma question. Est-ce que Bachar el-Assad est, oui ou non, un tyran? On parlait tout à l’heure du mot dictateur et de son étymologie. Tyran, est-ce que vous accolez ce terme à Bachar el-Assad?

Ecoutez, je ne sais pas. Moi, j’étais en Syrie il y a 4 ou 5 ans. J’ai rencontré Bachar el-Assad, j’ai parlé avec lui une heure. Bon, pas tous les monstres ont les apparences d’un monstre. C’était un oculiste, il avait aucunement l’intention de devenir chef d’Etat. Vous connaissez l’histoire, c’est son frère qui aurait dû assumer cette charge. Il s’est tué dans un accident. Lui, oculiste à Londres, a dû rentrer en toute urgence pour assumer cette charge. C’est certainement un dictateur …

Il a tiré contre son peuple …

… oui, mais combien de gens tirent aujourd’hui contre leur peuple. C’est un acteur de la scène syrienne. Et si l’on veut obtenir des résultats et pas seulement détruire, si l’on veut obtenir des résultats, il faut discuter avec ces gens.

Oui, c’est ce qu’on appelle la realpolitik, même si vous n’êtes pas tout à fait d’accord avec ce terme. Pour revenir à François Hollande, disons les choses comme cela, il n’aurait pas le sens de l’Histoire, avec un grand H, en se comportant ainsi dans ce conflit?

Je ne sais pas … Je vous avoue qu’entre Sarkozy et Hollande, j’aurais fini par choisir Hollande. Mais je le trouve décevant, il est d’une navrante médiocrité, voilà.

Quel constat terrible! Dick Marty, si l’on revient sur cette plainte, si vraiment une condamnation d’une telle nature était prononcée, si jamais elle l’était, quelle portée aurait-elle?

Encore faudrait-il avoir un tribunal compétent. Et cela, on ne l’a pas encore. Je crois que la priorité absolue est de s’intéresser aux femmes et aux enfants et aux hommes qui vivent en Syrie pour trouver une solution qui fasse cesser les bombes et les carnages. C’est la première priorité. Il ne faut pas recourir à la justice pour en faire un slogan. Parce qu’avant de faire une justice – la justice peut avoir lieu seulement dans la sérénité –, il faut s’occuper de toute urgence de l’aspect humanitaire.

Est-ce qu’il faut une intervention terrestre, sur place? Je vous pose la question, vous n’êtes pas un spécialiste du domaine militaire. Mais enfin, politiquement, est-ce qu’il faut déclencher, en concertation entre l’Est et l’Ouest, une intervention terrestre en Syrie?

Oui, je pense qu’une intervention dont la mission serait de protéger la population civile, je pense que c’est nécessaire, oui.

Et là, en l’occurrence, ne pas instrumentaliser la justice. C’est ce que vous nous dites, Dick Marty. Est-ce que la justice est possible, la justice internationale contre de tels crimes, ou vont-ils rester à jamais impunis?

Cela c’est la grande question. Parce que la justice internationale liée aux conflits a souvent la saveur de la justice des vainqueurs. Et la justice des vainqueurs n’est pas une véritable justice. Il y a eu certes Nuremberg qui a été quelque chose de positif, mais qui laisse quand-même un goût amer. Dans les dernières semaines de la Deuxième Guerre mondiale, les alliés ont bombardé les centre-ville des principales villes allemandes. Ce n’était pas un objectif militaire, c’était la population civile. C’était un crime de guerre …

Il y a eu Hiroshima …

… et il y a eu Hiroshima, bien entendu. Et là, on a construit des motivations pour justifier ces actions. Quoi qu’il en soit, ce sont des actes de crimes de guerre qui sont restés totalement impunis parce que c’étaient les vainqueurs. Les actes des vainqueurs, ce sont des actes militairement nécessaires, les vaincus sont par définition des assassins. Or, à Nuremberg, ceux qui ont été condamnés c’étaient des horribles assassins, nul doute à ce sujet. Je rappelle que Churchill, lui, ne voulait pas de procès, il voulait les exécuter immédiatement.

Ça, c’est son côté combattant de la guerre des Indes. Mais enfin, Dick Marty, peut-on imaginer un Bachar el-Assad restant impuni, plusieurs années durant encore, ainsi, à la tête de la Syrie ou en exil dans un pays doré? Est-ce qu’on peut imaginer cela?

Non, je ne pense pas. Mais ce qui est important, c’est qu’on fasse une transition, une transition contrôlée, qu’on ne fasse pas les mêmes erreurs commises en Irak, où tout a été cassé. La Libye, elle n’existe plus. Avant, il y avait des centaines, des milliers, des millions de personnes qui vivaient assez correctement en Irak et en Libye …

Peu de liberté quand-même. Peu de liberté de la presse, peu de liberté de manifester, …

… oui, mais ils mangeaient, ils pouvaient se promener sans recevoir des bombes sur la tête. Ils pouvaient aller dans les champs sans sauter sur des mines personnelles. Aujourd’hui, tout cela n’existe plus, il n’y a pas de gouvernement, pas d’administration en Libye… Et ça c’est le résultat des bombes. C’était Sarkozy, en son temps, qui voulait aussi cela.
[La suite de cette interview ne traite plus de la situation syrienne. On y présente la Fondation Hirondelle, une ONG suisse de journalistes et de professionnels de l’action humanitaire. Depuis 1995, elle crée ou soutient, en collaboration avec l’ONU, des médias d’information généralistes, indépendants et citoyens, dans des zones de guerre, des situations de crise endémique ou de post-conflit, ndlr.]    •

Source: RTS – Radio Télévision Suisse, «Journal du matin» du 2/10/15

*    Dick Marty, né en 1945, est une personnalité politique suisse. Ancien procureur général du canton du Tessin, député au Conseil des Etats de 1995 à 2011, il a également été membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour laquelle il a mené différentes enquêtes qui l'ont fait connaître sur la scène internationale.