Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°53, 28 décembre 2012  >  «Surfer confortablement sur la vague» [Imprimer]

«Des hommes politiques américains éminents ne cessent de souligner que la promotion de la démocratie serait une des méthodes les plus efficaces pour imposer à meilleur marché ses propres intérêts. Michael McFaul, ambassadeur américain à Moscou depuis le début de l'année, le formule ainsi: ‹Il y a une réelle corrélation entre les normes démocratiques partout dans le monde et l'augmentation de puissance des USA.›»

«Surfer confortablement sur la vague»

Interview de Mária Huber *

Une lutte pour le pouvoir fait rage autour de la Russie. Aussi sur le plan médiatique. La politologue Mária Huber critique le zèle de beaucoup de journalistes et elle dévoile des arrière-plans d’USAID, de Pussy Riot et des intérêts américains. L’éditeur de «Message», Lutz Mükke, a posé les questions.

Madame Huber, fin septembre, la Russie a renvoyé du pays après vingt ans l’Agence américaine pour le développement international (United States Agency for International Development ou USAID). Comment jugez-vous le reportage occidental sur cet acte en tant que spécialiste de l’Europe de l’Est?

Mária Huber: Regardez les gros titres. Souvent ils font comme si la Russie provoquait les Etats-Unis par cette action. En fait, c’est exactement le contraire depuis des années. Les dessous des cartes ne sont même pas analysés par les correspondants de Moscou. Les articles sur l’expulsion d’USAID citent des prises de positions apaisantes du gouvernement américain et les plaintes de groupes opposants. Au fond, il s’agit presque toujours d’une simple dichotomie bon-mauvais – bref, en deux mots: le méchant gouvernement russe expulse l’organisation USAID s’engageant pour la démocratie et les droits de l’homme.

Poutine vient de promulguer cet été une «loi sur les agents étrangers» vivement critiquée qui porte sur les ONG politiques financées par l’étranger. Trouvez-vous acceptable que l’opposition russe soit coupée du soutien occidental?

Dans ce cas-là, la réponse est sans aucun doute: oui. Car aucun Etat souverain ne permet des ingérences dans les affaires intérieures visant clairement un changement de gouvernement. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les médias occidentaux ont décrit USAID pendant longtemps comme une agence pour la démocratie et les droits de l’homme. Apparemment, cela fait partie d’une image globale de l’opposition russe diffusée en Occident depuis quelques années. Les intérêts de la politique extérieure des USA en Russie n’y figurent pourtant pas.

Des dizaines de milliers d’opposants ont manifesté pour la liberté de la presse et d’expression, contre la corruption, les manipulations électorales et la façon autoritaire de gouverner. Toutefois, ces requêtes ne sont pas toutes téléguidées par les USA.

Je ne mesure absolument pas l’ampleur de ces mouvements. Mais, je fais partie d’un petit nombre d’analystes qui font des recherches et auxquels ne peut échapper le fait que depuis des années, les acteurs américains essayent systématiquement d’instrumentaliser des groupes oppositionnels russes dans le sens de la politique extérieure américaine. Ils ont non seulement financé des centaines d’ONG dans le pays entier mais en ont aussi mis sur pied d’autres dans le même but de renforcer le potentiel oppositionnel. USAID a joué un rôle fondamental dans ce processus. Dans les rédactions allemandes, ce contexte est ignoré. On saisit par contre chaque petit projet, chaque petite protestation et on les présente comme s’ils faisaient partie d’un grand mouvement populaire contre Poutine. Pussy Riot par exemple a rempli le creux estival tout entier.

Quelle est votre critique par rapport au reportage sur Pussy Riot ?

Là aussi, je suis étonnée de la partialité des reportages. Certes, il y a eu ce procès juridique, et le fait que les trois doivent aller en prison pour une action si bizarre est inacceptable selon notre conception de la liberté d’expression. Mais on parle du cas de Pussy Riot comme si Poutine en était personnellement responsable. En outre, c’est à peine si quelque part on a fait remarquer, dans ce contexte, que leurs apparitions dans des lieux publics seraient aussi passibles d’une sanction, d’après le droit allemand.

Vous défendez donc la thèse que les opposants russes se laissent instrumentaliser par la politique américaine extérieure et que les correspondants à Moscou ne voient pas clair dans ce jeu-là.

Oui, les deux suppositions sont justes. Les USA encouragent un réseau gigantesque d’organisations, de fondations et d’organisations non-gouvernementales. Les programmes d’USAID sont en rapport avec la richesse en ressources de la Russie. Depuis que Boris ­Eltsine a quitté le devant de la scène, les USA sont à la recherche d’un nouveau partenaire fiable à Moscou qui leur donne accès aux marchés, aux entreprises et aux ressources russes. Poutine n’est certainement pas leur homme. Il l’a clairement montré par exemple par le procès contre Khodorkovski. Pour cette raison, on essaie maintenant de tirer profit des points faibles du système Poutine pour créer une atmosphère de protestation. Des hommes politiques américains éminents ne cessent de souligner que la promotion de la démocratie serait une des méthodes les plus efficaces pour imposer à meilleur marché ses propres intérêts. Michael McFaul, ambassadeur américain à Moscou depuis le début de l’année, le formule ainsi: «Il y a une réelle corrélation entre les normes démocratiques partout dans le monde et l’augmentation de puissance des USA.»

Le fait que les USA poursuivent des intérêts nationaux avec leur politique extérieure n’est rien de nouveau et en outre légitime.

Mais pourquoi les intérêts de la Russie ne rendraient-ils pas légitime qu’elle se défende contre de telles ingérences en mettant sous observation particulière les groupes d’intérêt, les instituts et les organisations financés par des capitaux empruntés et qualifiés d’agents de l’étranger? A titre d’exemple le Juri Lewada Analytical Centre, cité dans la presse occidentale souvent comme institut de sciences sociales indépendant, est cofinancé par la National Endowment for Democracy (NED). L’Agenda Setting est ainsi pratiqué par le biais d’enquêtes et de recherches.

Pourquoi nos correspondants ne seraient-ils pas enclins faire des recherches sur de telles ingérences?

Sur cela, je ne peux que spéculer. Peut-être pensent-ils qu’il est honorable de soutenir les mouvements de protestation avec des rapports unilatéraux.

Ces mouvements de protestation, ne s’agit-il donc pas là d’une chose honorable?

En Allemagne, cette attitude est sûrement fondamentale pour notre engagement de citoyen. Dans la politique extérieure américaine par contre, la promotion de la démocratie n’est pas une fin en soi, mais elle sert les intérêts géopolitiques. USAID œuvre d’après un programme calculé sans pitié. Surtout quand il s’agit de tels sujets, le journalisme devrait garder son indépendance au lieu de s’identifier de façon missionnaire avec un côté.

Pourriez-vous décrire de façon plus précise les activités financées par les USA en ­Russie et que les correspondants négligent ou taisent même?

Dans un rapport d’USAID de décembre 2010, on décrit tout à fait ouvertement et en détail comment la population devrait être mobilisée contre Poutine. Ceci s’est fait avec habileté par exemple par le biais de programmes de participation à la politique communale. Officiellement, on déclare qu’il y aurait un intérêt public à changer le rapport entre les citoyens et la politique. Aussi à travers des formations, des appels d’offre de projet et des incitations comme des bourses aux USA, des emplois au sein des ONG ou des séminaires pour de jeunes cadres supérieurs russes. Un réseau gigantesque d’organisations partenaires américano-russes a reçu et distribué des millions de dollars pour des projets bien ciblés, de la consultation juridique des participants et pour un travail de média à grande échelle.
Tout vise à attiser l’opposition contre Poutine dans les provinces. Pour qu’il n’y ait pas de malentendus, j’estime que beaucoup de protestations de l’opposition sont légitimes, mais j’attends des journalistes qu’ils ne soient pas uniquement contents de voir s’effriter le pouvoir de Poutine dans les provinces, mais qu’ils expliquent également le dessous des cartes.

Ce sujet n’est pas tout à fait sous-exposé. En 2005, lors de la révolution orange en Ukraine déjà, rien qu’en Allemagne, des rapports très bien documentés sur les arrière-plans financiers et organisationnels des mouvements d’opposition ayant renversé des présidents autoritaires en Serbie, en Géorgie et en Ukraine ont paru. Le magazine «Der Spiegel» a publié deux longs articles sur «Die Revolutions-GmbH» («La SARL de la révolution»). Vous avez écrit vous-même des articles sur ces arrière-plans dans l’hebdomadaire «Die Zeit».

Les mobiles des acteurs étrangers n’ont en aucun cas été mis en lumière, par contre le personnel international des militants révolutionnaires a été fêté. Toutefois, les articles basés sur des enquêtes de longue haleine, ont décrit les programmes d’entraînement coûteux pour des groupes de jeunesse opposants. Mais cela n’est sorti que des mois après les cris de joie. En particulier, les contributions du Spiegel ont débordé de lyrisme révolutionnaire. Je suis stupéfaite que malgré les nombreuses connaissances, disponibles entre-temps, sur les révolutions de couleur en Europe de l’Est, beaucoup de journalistes ne se sentent pas obligés de remettre en question de manière critique le rôle d’acteurs étrangers, aussi en Russie, tels que l’USAID. J’observe comme la plupart des correspondants de Moscou surfent sur une vague de critique politiquement bon marché contre le régime autoritaire de Poutine.

Les mouvements d’opposition russes sont pourtant bien trop différents pour être dégradés globalement au rang de cinquième colonne de Washington et des services secrets américains.

Dans les protestations en Russie, beaucoup de groupes jouent un rôle – des nationalistes, des anarchistes, des défenseurs radicaux du libre marché, des communistes bornés et des oligarques corrompus. Ce qui les unit tous, c’est leur hostilité envers Poutine, non pas l’amour pour la démocratie ou même une conception concrète pour savoir comment la Russie pourrait devenir un Etat de droit. Beaucoup d’ONG orientées vers le principe d’Etat de droit, telles que par exemple Golos et Memorial, sont pour leur part les obligées de bailleurs de fonds étrangers. Ou prenons l’Institute for Urban Economics: Il a été mis sur pied par l’USAID pour pouvoir influencer la politique fiscale et immobilière. Chaque année, il doit harmoniser ses projets avec l’USAID. On cherche en vain de tels rapports là-dessus dans les médias.

Supposons que les choses se déroulent comme vous le décrivez: Quelles en sont les raisons les plus profondes? Est-ce un manque de professionnalisme, de la naïveté, par exemple?

D’un côté, j’observe le penchant à faire la politique chez des correspondants engagés sous contrat à durée indéterminée. De l’autre côté, il me semble que beaucoup de correspondants, travaillant à la pige et à temps partiel, sont engagés dans le système d’ONG financés par capitaux étrangers.
Ils manquent d’indépendance pour pouvoir vraiment informer. Aucune rédaction crédible n’accepterait qu’un marchand de la marque de voiture X offre un test de voiture sur le nouveau modèle du concurrent Y. C’est cependant le cas dans le monde des ONG. C’est pourquoi il serait nécessaire, en particulier dans ce domaine-là, de veiller à ce que les domaines de relations publiques politiques et du journalisme soient séparés.

Qu’est-ce qu’un correspondant devrait investir pour faire des recherches sur les arrière-plans esquissés par vous?

L’effort est petit. Grâce aux flux financiers, beaucoup de rapports deviennent clairs. Si l’on veut par exemple savoir quelles organisations des droits de l’homme en Russie touchent de l’argent des USA, il n’y a qu’à se donner la peine d’exploiter des rapports annuels d’organisations partenaires d’USAID telles que NED ou Freedom House. De plus, il y a des documents de stratégies, des fiches d’informations et des évaluations dans lesquels certaines relations apparaissent clairement. En outre, il y a des experts scientifiques.
Mais la plupart des journalistes semblent être tellement pris par leur travail quotidien qu’ils ne prennent pas en compte des publications scientifiques comme la thèse d’habilitation de Bernd Stöver. Le livre, publié il y a dix ans déjà, est toujours actuel. Il examine en détail la «Liberation Policy» américaine pendant la Guerre froide. Le but de cette stratégie était la chute de gouvernements indésirables au moyen d’un mélange d’opérations cachées et ouvertes, de propagande et de mobilisation de dissidents, de groupes en exil et d’opposition intérieure. D’après mon estimation, c’est cela qui se passe, et rien d’autre, en Russie en ce moment, si l’on considère que les organisations comme USAID, NED et des fondations privées agissent à la place de la CIA comme acteurs principaux.    •

Source: message 4/2012. www.message-online.com

(Traduction Horizons et débats)

Bibliographie:
Flottau, Renate et al.: Die Revolutions-GmbH. In: Der Spiegel, 46/2002, p. 178–199.

Huber, Mária: Demokratieexport nach Osteuropa: US-Strategien in der Ukraine. In: Blätter für deutsche und internationale Politik, 12/2005, p. 1463-1472.

Huber, Mária: Orange Ukraine in der Krise. In: Europäische Rundschau 1/2010, p. 29–41.

Stöver, Bernd (2002): Die Befreiung vom Kommunismus. Amerikanische «Liberation Policy» im Kalten Krieg 1947–1991.

USAID (2010): Impact Evaluation of Local and Regional Governance Projects in Russia.

*    Mária Huber, née en Hongrie, a soutenu une thèse sur les théories et des stratégies de développement à l’Université de Constance. Elle a travaillé à l’Université de Tubingue comme assistante scientifique de 1973 jusqu’à 1983 et y a passé l’agrégation dans la discipline de science politique avec un travail sur la participation des travailleurs soviétiques dans les entreprises industrielles. Comme boursière de la communauté de recherche allemande, elle a fait plusieurs séjours d’études à Moscou et à Leningrad, et elle a vécu de 1988 à 1994 à Moscou où elle a écrit des articles sur l’URSS et la CEI entre autres pour «Die Zeit». De 1994, elle a occupé la chaire des relations internationales avec spécialisation en matière d’Europe de l’Est à l’Université de Leipzig jusqu’à sa retraite en 2008.