Un système bancaire ancré régionalement est plus solideLeçons à tirer de la banqueroute de Fannie Mae et Freddie Macpar W. Wüthrich, docteur en sciences politiques, ZurichQui peut payer ça Nous traversons une crise financière sans exemple depuis des décennies. Les informations fournies par les instances dirigeantes des banques touchées sont très partielles et laissent beaucoup de questions en suspens. Parfois même elles sont fausses. La presse financière nous livre des chiffres effarants, celui des montagnes de dettes accumulées, principalement aux USA, de celles qui s’y ajoutent chaque jour, des hypothèques douteuses, de la crise immobilière, de la détérioration exponentielle de l’économie, des pertes énormes dont sont victimes les banques d’affaires et de l’effondrement de très grandes banques elles-mêmes. Il est cependant difficile d’y voir clair. Ces derniers jours, deux grandes banques, Fannie Mae et Freddie Mac ont été nationalisées pour les sauver de la banqueroute. Cet article éclaire les dessous de l’affaire. Pour réaliser mon enquête je suis parti de quatre banques, deux usaméricaines et deux suisses. Il s’agit de Freddie Mac et Fannie Mae, deux grandes banques de financement hypothécaire aux USA, et de deux banques suisses aux noms moins poétiques: la Banque des lettres de gage d’Etablissements suisses de Crédit hypothécaire (Pfandbriefbank Schweizerischer Hypothekarinstitute) et la Centrale des lettres de gage des banques cantonales suisses (Pfandbriefzentrale der Schweizerischen Kantonalbanken). Un trait commun aux quatre: elles se procurent des fonds qu’elles mettent ensuite à la disposition des banques de leur région. Ce qui permet à ces dernières d’accorder des prêts hypothécaires avantageux et ainsi de favoriser la construction de logements. La différence, elle, est la suivante: les deux banques usaméricaines ont été nationalisée ces jours derniers car elles allaient faire banqueroute. Les deux banques suisses, pour leur part, se portent bien. Histoire de Fannie et FreddieFannie Mae (Federal National Mortgage-Association) a été fondée en 1938. C’était l’un des éléments du New Deal de F. D. Roosevelt. Une large part du marché hypothécaire s’étant effondré durant la crise économique (de 1929, NdlT), Roosevelt essaya – tardivement toutefois – de contrer la crise par des moyens publics. Fannie Mae était chargée, en tant qu’établissement hypothécaire public, de trouver de l’argent qu’elle mettrait à la disposition des banques régionales et locales. Une tâche qu’elle a assurée pendant trente ans. Mais en 1968 Lyndon B. Johnson privatisa la banque. Ses actions firent leur entrée en bourse, ce qui rapporta quelque argent à l’Etat. En 1970 ce fut au tour de Freddie Mac (Federal Home Loan Mortgage Corporation), sa presque jumelle, d’être fondée. Les deux banques hypothécaires continuèrent – bien qu’étant des sociétés par actions, privées – à recevoir le soutien de l’Etat. Sous quelle forme? Les deux banques pouvaient recourir à des emprunts d’Etat, étaient exemptées d’impôts et la surveillance exercée sur elles était moins étroite que pour les autres banques. Leurs dettes n’étaient toutefois pas explicitement garanties par l’Etat, contrairement à ce que l’on croyait souvent, à tort. Histoire des banques hypothécaires suissesLes deux banques hypothécaires suisses ont été fondées sous forme de sociétés par actions en 1931, au début de la crise économique. Leur tâche était et demeure de trouver des fonds pour construire des logements et de les mettre à la disposition des banques qui accordent les crédits. Pour ce faire, elles émettent des obligations, nommées «lettres de gage» parce que leur remboursement est garanti par les biens immobiliers qu’elles financent. Cette tâche a été définie et réglementée de façon très précise par la loi de 1931. Fannie et Freddie aujourd’huiLes deux banques hypothécaires US ont accumulé des dettes colossales et sont en faillite. Au cours de ces dernières semaines leurs actions ont perdu 99% de leur valeur. Et ces derniers jours les deux banques ont été nationalisées – et leurs dettes avec elles. La confiance indispensable dans ce genre d’affaires a pratiquement disparu. Les essais de recapitalisation ont échoué. Comment en est-on arrivé là?Pourquoi les deux banques usaméricaines ne sont-elles plus en mesure d’assurer la tâche qui leur a été confiée en 1939 par Roosevelt, c’est-à-dire de trouver des fonds pour les banques locales et régionales, qui ensuite accordent des prêts hypothécaires avantageux, et par là d’aider à la construction de logements? Qu’est-ce qui n’a pas marché?Thomas J. Jordan, membre de la direction générale de la Banque nationale suisse, a fait le 15 mai dernier à l’Assemblée générale de la Banque de Crédit hypothécaire des Etablissements hypothécaires suisses une conférence intitulée «Financement des hypothèques: Lettres de gage et titrisation à la lumière de la crise financière». On y trouve des éléments de réponse. Je reprends l’essentiel de ses explications. Mais la complexité du sujet m’a contraint à simplifier. Pour avoir une analyse plus fouillée, reportez-vous à cette conférence, claire et très riche d’informations. «Titrisation»: un mot magiqueFannie et Freddie, ainsi que d’autres établissements hypothécaires qui fonctionnent de manière analogue ont commencé, dans les cinq premières années 90 à «titriser» les hypothèques. C’était alors une toute nouvelle méthode de financement des prêts hypothécaires. Qu’est-ce que c’est? Un exemple concret permettra de l’expliquer de façon imagée: Ben Johnson, de Santa Barbara, en Californie, veut se construire une maison. Il prend à sa banque régionale un crédit hypothécaire à hauteur d’un demi million de dollars. Ainsi commence – pourrait-on croire – une longue relation d’affaires entre Ben Johnson et sa banque. Mais il n’en est rien. La banque régionale revend l’hypothèque qu’elle a consentie à Ben Johnson à un «financeur hypothécaire», par exemple Freddie ou Fannie. Qu’en font ces derniers? Freddie «titrise» l’hypothèque. Autrement dit: la banque sélectionne un nombre important de créances hypothécaires accordées à diverses personnes (parmi lesquelles Ben Johnson) et les regroupe en un pool (un «pot» commun) dont elle fait un titre. Qu’elle revend ensuite à des établissements financiers du monde entier (principalement des banques, assurances, fonds alternatifs [hedge funds] et fonds de pension). Et donc Ben Johnson de Santa Barbara paie à Freddie tous les six mois les intérêts de son prêt hypothécaire. L’établissement financier qui se trouve à Shanghai ou quelqu’un d’autre dans le vaste monde perçoit l’argent que lui garantissent les intérêts du titre. Ben Johnson ignore totalement qui reçoit son argent. La relation d’affaires personnelle établie à Santa Barbara est devenue une relation mondialisée, où débiteur et créancier ne se connaissent pas. Qu’est-ce qui se passe alors si Ben Johnson perd son boulot et ne peut plus payer ses intérêts? La banque régionale qui a accordé l’hypothèque originale n’a plus rien à voir dans cette affaire. Puisqu’elle a revendu la créance et en a transféré les risques à Freddie! Plus personne avec qui examiner calmement la situation. L’établissement financier de Shanghai ne peut sûrement pas s’en charger, il ne connaît pas Ben Johnson. Le créancier de Shanghai et le débiteur Ben Johnson de Santa Barbara n’entretiennent aucun contact d’aucune sorte. Et donc on en arrive très vite à la vente aux enchères forcée de sa maison. Les prix de l’immobilier s’étant effondrés aux USA, on n’en tire pas grand-chose et Freddie enregistre une perte. Le titre (créé par la banque) perd de sa valeur. Les avantages de la titrisationQuels avantages les banques trouvent-elles à titriser? Reprenons notre exemple: la banque régionale de Santa Barbara a revendu la créance de Ben Johnson et a touché de l’argent. Avec cet argent elle a pu accorder une nouvelle hypothèque, qu’elle a revendue, et ainsi de suite. Le volume des crédits est multiplié plusieurs fois. Les bénéfices éventuels s’accroissent dans les mêmes proportions. C’est aussi ce que pensent Fannie et Freddie. Eux aussi revendent leurs créances (sous forme de titres), eux aussi retirent de l’argent de la vente, eux aussi créent de nouvelles hypothèques et ainsi de suite. C’est principalement par le biais de ces mécanismes et d’autres semblables que Freddie et Fannie ont atteint des proportions incontrôlables, jusqu’à financer la moitié des prêts hypothécaires aux USA; Quelles proportions?Maintenant: quelles proportions a prises cette «affaire de titrisation»? Thomas J. Jordan avance un montant total de 6500 milliards de dollars pour l’ensemble des crédits hypothécaires américains titrisés de cette manière ou d’une autre voisine et revendus à des établissements financiers du monde entier (principalement des banques, assurances, «hedge funds» etc.) C’est nettement plus que la totalité des obligations fédérales et industrielles des USA. L’endettement hypothécaire des USA a donc été en grande partie externalisé. Cela signifie que l’Europe et l’Asie assurent une part élevée du financement des maisons et appartements américains. Des crédits trop élevés et imprudemment accordésRevenons à l’histoire de Ben Johnson. L’employé qui lui a accordé son crédit hypothécaire n’a pas examiné ses revenus ni ses avoirs, ou de manière très superficielle. Ce qui pourtant va de soi dans pareille affaire. Il s’agit finalement de sommes importantes. Pourquoi cet employé ne l’a-t-il pas fait? Tout simplement, il sait qu’il va revendre cette hypothèque à Freddie. Ensuite ce ne sera plus son problème. Si Ben Johnson ne paie plus ses intérêts, cela ne l’empêchera pas de dormir. D’autres auront à s’en occuper. Et il en va de même pour l’employé de Freddie. Il emballe l’hypothèque dans un titre et revend le tout. Le titre atterrit quelque part sur cette planète dans un établissement financier qui vise des dividendes alléchants. MBS et CDOCe qui suit est également très simplifié: Comme il a déjà été dit, la banque regroupe un nombre important de créances hypothécaires en un seul pool et les transforme en titres. La forme classique de tels titres est le MBS (Mortgage Backed Securities). Une autre, encore moins réglementée et comportant encore plus de risques est le CDO (Collateral Debt Obligations). Où est le problème? En regroupant de nombreuses créances hypothécaires personnelles en un seul titre, on s’y perd facilement. Qui sont ces gens qui me doivent de l’argent? Puis-je leur faire confiance? Et cela se complique vraiment quand ils habitent à l’autre bout du monde, dans un autre espace culturel. On ne sait plus très bien quelle est au juste la valeur de ces titres. Et l’on peut en dire autant du spécialiste chargé de contrôler la sécurité de ces titres. On connaît des exemples d’agences de rating (notation) renommées, comme Moody’s et Standard and Poors, qui ont donné la note maximale (AAA) à de telles créances. En réalité elles ne valaient que la moitié de leur valeur nominale. Le MBS et le CDO ont ainsi acquis une réputation de «pochettes surprise». «Même la banque la plus solide n’y résistera pas»L’insouciance avec laquelle les banques usaméricaines accordaient des crédits s’est peu à peu ébruitée, et les prix honteusement surévalués de l’immobilier ont commencé à baisser. Et les créances hypothécaires ont fini par n’être plus couvertes. Les banques ont augmenté leurs taux et exigé d’être remboursées. Il s’en est suivi des cessations de paiement et des mises aux enchères forcées. La titrisation – une tendance mondialeLa titrisation de créances hypothécaires n’est pas un phénomène propre aux USA. Nous retrouvons la même tendance – comme Thomas J. Jordan l’a exposé dans sa conférence – en Allemagne, Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne. En Suisse il n’y a pratiquement pas eu de titrisations. Il est notable, par exemple, que le département des hypothèques de l’UBS s’est gardé de titriser ses propres créances et de les externaliser sur le marché mondial. Ses investisseurs (aux USA) ont en revanche acheté du MBS, CDO et consorts pour le montant effarant de 80 milliards de francs suisses [= 50 milliards d’euros]. La banque a dû ramener la valeur de ce montant à 40 milliards de francs suisses [= 50 milliards d’euros] et traverse la pire crise de toute son histoire. Vers une fin de la titrisation?Depuis le début des années 90 les créances hypothécaires sont titrisées et mises sur le marché mondial des capitaux. Dans le cadre de l’OMC elles sont pratiquement devenues une marchandise. Fannie et Freddie en ont commercialisé pour environ 2000 milliards de dollars [= 1400 milliards d’euros, 2230 milliards de francs susses]. Ce qui a fait d’elles des stars de la Bourse et a permis à leurs dirigeants de se dorer sous les projecteurs de Wall Street. Les conséquences en sont dévastatrices, nous le voyons bien aujourd’hui. Les créances hypothécaires sont-elles vraiment faites pour le libre échange globalisé? La débâcle actuelle signifie-t-elle la fin des «titrisations»? Pourquoi pas la faillite?Pourquoi Fannie et Freddie ne se déclarent-ils pas tout simplement en faillite, comme l’a fait Swissair? Tous les actionnaires perdront leur argent, et les créanciers récupéreront peut-être 10 à 15% de leurs avoirs. Puis l’entreprise – fortement amaigrie – poursuivra sa route tant bien que mal. Ce serait la solution la plus simple pour Washington. Mais justement ce n’est pas si simple. La plus grande partie des créanciers sont des étrangers. La Banque centrale chinoise détient, dit-on, pour 600 milliards de dollars de titres émis par Fannie et Freddie, la Banque centrale russe, 100 milliards. Au total, plus de la moitié de ces créances se trouvent en Europe ou en Asie. «Si le gouvernement US accepte la faillite, c’est la fin du système financier international» explique à l’agence de presse Bloomberg un ex-conseiller de la Banque centrale chinoise, Yu Yongling. Personne ne doute que les Chinois et leurs énormes réserves de dollars ne soient à même de mettre en danger le système financier mondial. Cette histoire est donc une véritable bombe politique. Des crédits hypothécaires, oui mais individuels et ancrés dans leur régionComme on l’a montré ici, les hypothèques ne sont nullement adaptées au commerce mondial régi par le libre échange. Il y a de solides raisons pour ne pas les titriser et les externaliser sous forme d’obligations. Les hypothèques sont une affaire individuelle. En Suisse le débiteur est conseillé, suivi et accompagné par sa banque, y compris en cas de difficultés. C’est tout particulièrement le cas des banques régionales et coopératives. Le réseau des banques Raiffeisen* par exemple fait entrer l’emprunteur dans une coopérative, il fait partie de «la famille». Il est de ce fait totalement impensable d’externaliser, de titriser et de vendre sa créance hypothécaire, transformée en obligation, à Shanghai ou n’importe où ailleurs. Un peu d’optimismeNe terminons pas sur une note trop sombre. Revenons-en donc pour finir à nos deux financeurs hypothécaires suisses au nom peu poétique: la Banque des lettres de gage d’Etablissements suisses de Crédit hypothécaire et la Centrale des lettres de gage des banques cantonales suisses. Il y a 78 ans qu’ils font bien leur boulot. Ils n’ont pas fait perdre un seul franc suisse tout au long de ces années agitées. Leurs actions ne sont pas cotées en Bourse. Elles sont orientées vers le régional et le national. Ces banques font un travail sérieux et discret, n’ont pas «titrisé» de créance hypothécaire pour en faire commerce et ne sont pas entichées de dividendes élevés. Nombre de Suisses et Suissesses ignorent jusqu’à leur existence. Pour Thomas J. Jordan ce sont des exemples à suivre pour le système financier international. Leurs méthodes sont conformes aux «vieilles» vertus bancaires. Celui qui suit les explications de Jordan en retire l’impression qu’elles seront toujours là dans un siècle. Et de nos jours on ne peut vraiment pas en dire autant de toutes les banques. • *Banques coopératives inspirées par Friedrich |