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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°31, 4 août 2008  >  La science doit servir à la protection et à l’amélioration de la vie [Imprimer]

La science doit servir à la protection et à l’amélioration de la vie

Réflexions sur la controverse à propos du CERN

par Erika Vögeli

Depuis le début des années nonante, la guerre est revenue en Europe. Dès lors, les Etats européens sont impliqués dans les guerres les plus diverses: la Somalie, la Bosnie, le Kosovo, l’Afghanistan, l’Irak et le Liban figurent parmi les étapes de cette évolution.
Nous semblons nous y habituer dans une mesure effrayante, car la mort et la souffrance frappent la plupart du temps les autres. Or les rapports et les images de médecins, de témoins oculaires et d’experts en armes nous parviennent constamment de ces pays. Ils parlent d’explosions monstrueuses, de cratères sans débris, de symptômes et de bles­sures étranges: de corps aux tissus dépéris sans blessures apparentes, de cadavres rétrécis, d’êtres dont il a fallu amputer certains membres sans pouvoir empêcher le dépérissement des autres tissus ni que mort s’ensuive, de cadavres aux blessures importantes mais sans saignement, de blessures internes étendues sans traces visibles de munitions, mais aussi de maladies inconnues jusqu’alors et d’une augmentation en flèche des cancers et de malformations incroyables de nouveau-nés. L’appel à l’aide des médecins de Gaza qui demandaient des informations sur le type des armes utilisées dans leur secteur pour chercher l’aide correspondante autant que possible est resté sans réponse. Les groupes internationaux d’armement, le commandement des armées et les gouvernements responsables, qui savent parfaitement ce qu’ils ont utilisé, persistent à se taire.

La science au service de l’industrie de l’armement

Les guerres ont toujours permis d’essayer de nouvelles armes. Ainsi ont visiblement procédé, ces dernières années, des pays soi-disant civilisés qui prétendent imposer leurs «valeurs» au monde. Les bases scientifiques et techniques de ces nouvelles armes ont dû être développées en certains lieux. Tout cela n’a rien de nouveau, la recherche militaire a avancé depuis des décennies et les crédits d’armement des Etats-Unis, mais aussi ceux des pays de l’Union européenne montrent que ces puissances ne se proposent pas de marcher sur des routes pacifiques dans un avenir rapproché. Dans le monde entier, des scientifiques d’innombrables instituts de recherche sont en train de développer des armes nucléaires, biologiques, chimiques, dites conventionnelles et tout à fait nouvelles. A cet égard, un domaine non dépourvu d’importance est celui du développement de nou­velles armes ato­miques. Le vieux rêve des militaires concernant des bombes aux effets d’une bombe atomique ou à hydrogène sans ou avec peu de retombées radioactives continue d’être rêvé intensément. La «faisabilité» d’une guerre atomique fait l’objet de documents stratégiques.

Pourquoi pas de discussion objective?

Si, dans ce numéro, nous revenons sur le débat entamé ces dernières semaines à propos du CERN1, Organisation européenne pour la recherche nucléaire, ce n’est pas pour juger des doutes exprimés par le professeur Otto E. Rössler à propos des dangers potentiels que feraient courir les expériences faites avec le Large Hadron Collider (LHC). Comme le demande Rössler lui-même, c’est aux scientifiques à en débattre lors d’une discussion honnête et objective. Malheureusement, la discussion menée jusqu’à maintenant manquait souvent de sérieux, de nombreuses réactions étant empreintes d’effets faciles, visant à ridiculiser l’interlocuteur ou pédants. Rössler a demandé que l’on examine sa thèse ou la réfute. Tel devrait être le souhait d’une organisation qui entend faire de la recherche pure. Ainsi se présente le CERN, fondé en 1954 dans cette intention. Une coopération internationale franche, dépourvue de secrets et d’objectifs militaires de quelque sorte que ce soit2 devrait être possible dans ce cas. Visiblement, les réflexions de physique nucléaire et d’astrophysique faites par Rössler ne se laissent pas repousser du pied.

Pourquoi un «statut extraterritorial»?

Sur ce plan, le statut du CERN n’est pas dépourvu d’importance. Entité extraterritoriale sujette au «seul contrôle de l’organisation», c’est-à-dire d’elle-même, elle n’est soumise à aucune juridiction nationale des Etats membres. C’est pourquoi le CERN bénéficie de l’immunité juridique!3 Il se contrôle lui-même, élit son organe de surveillance lui-même. Chacun des 20 Etats membres délègue au Conseil du CERN un représentant de ses autorités et un représentant des intérêts nationaux de la recherche. Chaque Etat a une voix, la plupart des décisions néces­sitent une majorité simple, mais le consensus le plus large est recherché normalement. Indépendamment du jugement scientifique porté sur le cas en question, une telle construction est inconcevable du point de vue de la démocratie et de la neutralité. Les hommes – même les physiciens – ne sont pas infaillibles. Les doutes de Rössler mettent pour le moins un fait en évidence, qui pourrait avoir des conséquences considérables pour la Suisse et non pour elle seule, si ce n’est lors de l’expérience en question, peut-être lors d’une autre. Depuis Marie Curie, les risques de cette recherche n’ont pas diminué. Malgré l’importance de la liberté de la recherche et en raison du fait qu’aucun laboratoire de recherche – surtout de ce type et de cette taille – ne peut se dérober aux influences directes ou indirectes de l’industrie, de la politique et de l’armée, ces questions doivent être discutées de nouveau. Car supposer qu’une physique nucléaire fondamentale de ce type – avec plus de 3000 scientifiques des meilleurs et un budget alimenté par 20 Etats – n’intéresse pas le complexe militaro-industriel serait bien naïf. Ni la Suisse ni les autres pays participants ne sauraient dégager leur responsabilité. Il n’est pas concevable qu’une institution d’une telle portée soit totalement exclue d’un cadre juri­dique. Ici se posent des questions fondamentales de la démocratie et du droit international public, dans le cas de la Suisse des questions de neutralité. Même si le CERN n’est de loin pas seul à participer à la recherche militaire du secteur nucléaire, domaine fondamental du CERN, nous devons nous demander comment rendre compatible une telle organisation et le droit international public.

Importance militaire de la physique des particules

Un de ceux qui, depuis des décennies, indiquent que tous les Etats «utilisent» aussi la recherche du CERN pour leur développement militaire est André Gsponer, qui a été collaborateur du CERN pendant des années. Les expériences faites dans le LHC doivent également être jugées à cet égard.
Dans le LHC, des particules (des hadrons, tels que neutrons et protons) doivent être soumises à une accélération pour atteindre presque la vitesse de la lumière, puis entrer en collision avec d’autres particules afin de les dématérialiser en de nombreuses petites particules. On entendrait considérer individuellement des quarks entre autres et prouver la validité de certaines suppositions théoriques. Lisant la description de ces expériences, on ne peut s’empêcher de comparer ce processus avec celui de la fabrication d’antimatière, que décrivent André Gsponer et Jean-Pierre Hurni dans leur article «Antimatter weapons (1946–1986): From Fermi to Teller’s speculations to the first open scientific publications». Le but principal de leur exposé est de montrer quelle importance de telles recherches ont ou pourraient avoir pour la fabrication d’armes. Dès les années quarante et cinquante, on s’est occupé, dans les laboratoires américains et russes, de la bombe atomique «propre», c’est-à-dire d’une bombe ayant la force de destruction de la bombe atomique et de la bombe à hydrogène, mais sans les retombées radioactives résultant de la fission nucléaire. Comme la mise à feu de la bombe à hydrogène (fusion nucléaire) nécessitait une fission nucléaire (bombe au plutonium), elle a aussi contaminé l’environnement. Dans ces conditions, l’antimatière (les pendants respectifs à charge inverse des protons et des électrons – les positrons – et les protons à charge négative – les antiprotons) et la réaction d’annihilation (dégagement d’énergie considérable dans le rayonnement d’annihilation lors de la rencontre de la matière et de l’antimatière) ont semblé, en tout cas théoriquement, offrir une possibilité à suivre, parmi d’autres. Selon Gsponer et Hurni, deux caractéristiques de la réaction d’annihilation ou du rayonnement d’annihilation ont expliqué et fondé le grand intérêt porté à l’antimatière: «La première est que le rayonnement d’annihilation dégage davantage d’énergie utilisable par unité de masse que toute autre réaction nucléaire. Une annihilation proton-antiproton dégage 300 fois plus d’énergie qu’une réaction par fission ou par fusion. La seconde caractéristique est que l’annihilation commence d’elle-même lorsque de l’antimatière est amenée à proximité de matière sans qu’une masse critique soit nécessaire comme dans la fission ni qu’une énergie de mise en marche ne s’impose comme dans la fusion.»4 A l’heure actuelle, aussi bien la production que la conservation et, partant, le pouvoir de contrôle sur l’antimatière sont visiblement possibles. En juillet 1986, le CERN est parvenu pour la première fois à réaliser cette dernière opération, à vrai dire pendant dix minutes seulement. Gsponer et Hurni décrivent la production d’antimatière de la façon suivante: «Les protons subissent une accélération qui leur donne presque la vitesse de la lumière, puis ils sont tirés sur un but. La collision qui s’ensuit est si forte qu’une partie de l’énergie est transformée en couple matière-antimatière.»5 Les spéculations sur les possibilités d’utilisation de cette source colossale d’énergie à partir d’une masse minimale vont de l’utilisation de carburants dans l’espace6 à des armes électromagnétiques à impulsion par antimatière permettant de détruire toute l’infrastructure électrique et électronique d’un adversaire, en passant par des armes antimatière ou par des bombes à hydrogène mises en marche par antimatière. Ou pour des boucliers anti-missiles.7 Quelle que soit l’utilisation de l’antimatière ou la réaction d’annihilation – qu’une bombe thermonucléaire déclenchée par antimatière soit réalisable ou non et que des armes recourant à l’énergie d’annihilation puissent ou non –, l’intérêt des militaires est certainement considérable. En mars 2004, Kenneth Edwards, directeur de l’équipe de «munition révolutionnaire» du département Munitions de la base aérienne Eglin, en Floride, a communiqué que Gerald Smith, ancien président de la division Physique et chef du projet Antimatière de l’Université d’Etat de Pensylvanie, cherchait, en laboratoire, à rendre stockables des atomes de positrons (formés d’un électron et d’un anti-électron). En cas de succès, «cette méthode devrait permettre de stocker des masses importantes militairement d’atomes de positrons».8

Compte tenu de l’influence exercée par la politique et les groupes d’entreprises …

Pour comprendre la discussion relative au CERN, il faut tenir compte de tous ces aspects de la recherche qui y est effectuée. Ce faisant, Gsponer estime à propos du CERN: «Il n’y a pas de conspiration visant la fabrication d’armes. Il y a beaucoup de bonne volonté incitant à chercher, à comprendre, à utiliser les technologies jusqu’à leurs limites. Et c’est exactement ce que les militaires veulent.» Grâce à son grand nombre de chercheurs hautement qualifiés, le CERN occupe visiblement une position de pointe dans ce secteur de la recherche, mais n’est pas – nous l’avons vu – la seule institution de ce genre. Comme dans d’autres secteurs de l’industrie de l’armement déjà (par exemple, les munitions d’uranium appauvri développées en Allemagne), on semble avoir attribué à l’Europe le rôle du développement scientifique et du financement des conditions de la technologie de l’armement, les Etats-Unis se considérant comme plus qualifiés et habilités à appliquer pratiquement ces techniques.
Dans ces circonstances – et compte tenu de l’influence exercée par la politique et les groupes d’entreprises que subit toute science actuellement – un débat éthique sur le sens et le but d’une telle recherche et sur un contrôle efficace par les pouvoirs publics s’imposent d’urgence, car les scientifiques risquent partout dans le monde, en raison de la fascination qu’exercent les possibilités offertes, de la carrière scientifique du chercheur, des influences visibles et invisibles exercées par les groupes de pressions, de négliger les principes éthiques de leur science, le premier et le plus important étant de servir l’homme et la vie. La science est fascinante, mais elle ne doit servir qu’à la protection et à l’amélioration de la vie.    •

1    Abréviation du nom initial (Conseil européen pour la recherche nucléaire) devenue pratiquement le nom de l’organisation.
2    Voir Robert Jungk, Préface. In: Grinevald, Jacques; Gsponer, André; Hanouz, Lucile; Lehmann, Pierre. La Quadrature du CERN. Lausanne, Editions d’en bas, 1984.
3    Voir aussi: http://www.3sat.de/mediathek/mediathek.php?obj=8877&mode=play#
4    André Gsponer et Jean-Pierre Hurni. Antimatter weapons (1946-1986): From Fermi to Teller’s speculations to the first open scientific publications. Version ISRI -86-10.3, 2 février 2008.
5    Ibid.
6    Voir notamment Keay Davidson: Air Force pursuing antimatter weapons Program was touted publicly, then came official gag order. In: San Francisco Chronicle du 4 octobre 2004, (il se réfère à une conférence de Kenneth Edwards, directeur de l’équipe de «munition révolutionnaire» à la direction générale des munitions de la base aérienne de Floride): http://www.sfgate.com/cgi-bin/article.cgi?file=/c/a/2004/10/04/MNGM393GPK1.DTL
Extremely Efficient Nuclear Fuel Could Take Man To Mars in Just Two Weeks. Adapted from materials provided by the Ben-Gurion University of the Negev: http://www.sciencedaily.com/releases/2001/01/010103073253.htm
7    Voir Gsponer et Hurni, ibid. «Antimatter weapons for the destruction of enemy missiles and warheads were one of the possibilities cited by an early Pentagon inquiry into the feasibility of a shield against nuclear weapons. The Pentagon study, completed in October 1983, was headed by Dr. James C. Fletcher, a former Administrator of the National Aeronautics and Space Administration‚ ‹Antimatter beams could provide an effective and highly lethal kill mechanism› the report said.» William:j. Broad. Space Arms Projecets Ignite Debate on U.S:-Soviet-Science-Exchanges. New York Times du 1er juillet 1985
8    Keay Davidson: Air Force pursuing antimatter weapons Program was touted publicly, then came official gag order. In: San Francisco Chronicle du 4 octobre 2004.

Les scientifiques élisent en leur sein les membres du Comité des directives scientifiques, que nomme par la suite le Conseil.
Les membres actuels sont la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, l’Allemagne, la Finlande, la France, la Grèce, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l’Italie, la Norvège, l’Autriche, la Pologne, le Portugal, la Suède, la Suisse, la Slovaquie, ­l’Espagne, la République tchèque et la Hongrie.
Les organisations et Etats à statut d’observateur sont la Commission européenne, l’Inde, Israël, le Japon, la Fédération russe, la Turquie, l’Unesco et les Etats-Unis.
Sont impliqués actuellement dans des programmes: l’Algérie, l’Argentine, ­l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Brésil, le Chili, la Chine, l’Estonie, la Géorgie, l’Islande, l’Iran, l’Irlande, le Canada, la Colombie, la Croatie, Cuba, la Lituanie, le Mexique, le Montenegro, le Maroc, la Nouvelle-Zélande, le Pakistan, le Pérou, la Roumanie, la Serbie, la Slovénie, l’Afrique du Sud, la Corée du Sud, Taiwan, la Thaïlande, l’Ukraine, le Vietnam, la Biélorussie et Chypre.
Outre les 2500 collaborateurs de l’organisation, quelque 8000 scientifiques hôtes du CERN y travaillent, soit la moitié des physiciens des particules au monde, provenant d’environ 580 universités et représentant 85 nationalités.