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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°18|19, 7 mai 2012  >  Kosovo – la guerre des soixante-huitards [Imprimer]

Kosovo – la guerre des soixante-huitards

par Richard Holbrooke

hd. Le texte ci-dessous est la préface du livre de poche anglais de Paul Berman «Power and the Idealists: Or, the Passion of Joschka Fischer and its Aftermath». L’édition anglaise reliée ne contient pas cette préface; elle manque aussi dans l’édition allemande. Elle explique comment Cohn-Bendit, Kouchner, Fischer et Koenigs sont de nouveau mis en position comme de nouveaux exemples lumineux pour «un autre consensus hors partis pour une politique extérieure atlantique éclairée».

Pendant mes années de collège, un des livres que nous avons tous lus était le livre d’Edmund Wilson «To the Finland Station: A Study in the Writing and Acting of History» [A la gare finlandaise: Une étude sur l’histoire écrite et réelle].1 Je ne l’ai jamais oublié. Wilson était un grand auteur et critique de littérature, et son livre était écrit admirablement. Mais son livre m’a tout spécialement stimulé, car il a décrit quelque chose d’extraordinaire et extrêmement important: La relation entre les idées philosophiques et les événements pratiques – le point d’intersection cruel où les théories et les personnalités se rencontrent, et en arrivent parfois à changer le monde pour le meilleur ou pour le pire. Wilson a décrit ce point d’intersection en relatant de façon approfondie l’histoire du socialisme. Il a décrit l’ascension de nombreuses théories sur l’histoire et les sciences économiques. Et il a montré comment Lénine et un petit nombre d’autres personnes s’y sont joints, et comment ces idées (modifiées bien sûr, adaptées aux circonstances) ont trouvé leur application dans la révolution bolchevique et ont ainsi changé l’histoire du monde – dans ce cas de façon dévastatrice, comme Wilson l’a finalement reconnu.
Paul Berman est un auteur dans la tradition d’Edmund Wilson. Dans «Power and the Idealists», la thématique de Berman est également le point d’intersection des idées et des événements. A beaucoup d’égards «Power and the Idealists» est une suite de l’ouvrage classique de Wilson – une histoire de la gauche politique dans son développement et son influence sur les événements dans le monde. Berman commence avec la gauche radicale de la période d’un demi-siècle après la révolution de Lénine – dans les années 1968. Beaucoup d’entre nous pensent aujourd’hui savoir tout ce qu’il faut savoir sur les années 1968. Dans sa version brève de l’histoire – volontiers reprise par les médias modernes – 1968 est une période folle. Sexe, drogues et rock’n’roll ont créé le groupe sauvage d’anarchistes sans responsabilité de la nouvelle gauche, qui s’opposaient sans retenue aux autorités, brûlant des drapeaux, menaçant nos valeurs occidentales, nos modes de vie. Cette version courte des années 1968 a donné un essor aux mouvements de droite depuis ce temps. Aujourd’hui encore un grand nombre de personnes ne supportent pas de meneurs politiques appartenant aux partis du centre-gauche qui, dans leur jeunesse, étaient proches de l’esprit rebelle de cette époque. Nous l’avons vu avec l’opposition de droite contre des gens comme John Kerry et Bill Clinton, même si aucun des deux n’a été très radical dans sa jeunesse. Et nous avons vécu quelque chose de semblable en Europe, ce que quelques personnes de la droite politique ne pardonneront jamais aux leaders politiques comme Joschka Fischer et Cohn-Bendit – qui ont vraiment été assez radicaux dans leur jeunesse. Les souvenirs et les mythes, et parfois la déformation de faits issus de 1968, ont créé une ligne de séparation dans la vie politique américaine et européenne, et cette ligne de démarcation a créé des hostilités et des aversions qui dureront tant que les soixante-huitards existent.

Le tableau de l’Internationale de Cohn-Bendit

Bon, quelques-uns de ces mythes et souvenirs ne peuvent pas être niés. Les événements bouleversants de 1968 ont vraiment eu lieu – l’offensive Tet au Viêtnam, les assassinats de Martin Luther King jr et de Robert Kennedy, les manifestations politiques parfois paisibles, parfois destructrices à Paris, New York et Chicago, la très faible victoire de Richard Nixon sur Hubert Humphrey, la colère qui a amené quelques personnes de l’extrême-gauche à se joindre deux ans plus tard à la bande meurtrière de Baader-Meinhof en Allemagne, et d’autres personnes qui auraient dû le savoir mieux, à garder quelques illusions de la très vieille gauche par rapport à Fidel Castro, l’OLP et la révolution culturelle en Chine et d’autres dieux qui ont échoué. Les deux – ceux qui ont cédé à ces idées et ceux qui ne l’ont pas fait (ou qui prétendent qu’ils ne l’ont pas fait) – ont été marqués pour le reste de leur vie par cette ère.
Il y a eu cependant un autre héritage des années 1968, ignoré par beaucoup de monde. Les événements de cette époque ont amené quelques participants de la nouvelle gauche à discuter les événements entre eux et ces débats ont créé un ferment intellectuel, avant tout en Europe. Dans les années qui ont suivi, quelques-uns de ces vétérans de la nouvelle gauche ont commencé à réfléchir sur les catastrophes de leur propre mouvement – sur les catastrophes de la gauche comme Edmund Wilson les a perçues longtemps avant dans «To the Finland Station». Quelques-uns de ces vétérans de la nouvelle gauche européenne, de ces anciens soixante-huitards, ont inspecté leurs propres convictions et ont essayé de séparer les requêtes morales, peut-être justifiées, des dogmes de la gauche qui se sont avérés destructifs et faux. Ils ont commencé à considérer les événements mondiaux d’une nouvelle façon. Les uns sont allés au-delà d’un anti-américanisme intuitif. A l’étonnement de beaucoup, quelques-uns de ces vétérans des années 1968 ont acquis au fil des années une notoriété politique, et leurs nouvelles idées ont commencé à avoir de l’effet sur le monde de la politique et de la stratégie.
On a prêté beaucoup d’attention aux mouvements modernes de la droite, comme par exemple aux néo-conservateurs. Quelques-uns des vétérans de la nouvelle gauche, spécialement en Europe, ont cependant créé leur propre approche de la politique mondiale, une manière de penser de «l’après-guerre froide», et cette nouvelle manière de penser a finalement pénétré le processus politique – bien que seulement peu de décideurs aux Etats-Unis et dans d’autres pays aient entièrement compris ces nouvelles idées ou ne se soient rendus compte ni de l’émergence de nouvelles idées, ni des lieux d’où elles venaient.

L’éloignement de quelques dogmes anti-américains et traditionnels de la gauche

Paul Berman a suivi tout cela, comme personne d’autre, des deux côtés de l’Atlantique et il a – étant lui-même un vétéran des soixante-huitards – bien compris l’importance du ferment parmi certains des soixante-huitards européens. Il a fait quelque chose de mémorable: Dans beaucoup de discussions internes au sein de la gauche (vieille, nouvelle et indécise), il a découvert un motif et une ligne d’action impérieuse. Il a découvert les racines d’un développement important dans la pensée de l’époque après la guerre froide: l’éloignement d’un petit groupe très influent de soixante-huitards de quelques dogmes traditionnellement de gauche et anti-américains du passé vers une nouvelle sorte d’antitotalitarisme libéral. Berman raconte des parties de cette histoire dans son livre «A Tale of Two Utopias: The Political Journey of the Generation of 1968» [L’histoire de deux utopies: Le voyage politique de la génération de 1968] (publié en 1996), un livre qui met le focus sur la gauche américaine, mais comporte aussi quelques remarques sur l’Europe. Maintenant, il a jeté le regard sur l’outre-Atlantique pour examiner dans tous les détails quelques soixante-huitards et leurs plans de politique extérieure. Il a décrit les origines et l’esprit de la nouvelle pensée sur les événements mondiaux. Il a démontré l’influence puissante de cette nouvelle pensée sur les positions et la politique à partir du Cambodge et du Viêtnam jusqu’aux révolutions du bloc de l’Est de 1989 et les guerres des Balkans des années 1990. Et il a transposé cette histoire à l’époque de la guerre en Irak.
Il faut bien quelque ténacité et de l’adresse (aussi quelques capacité d’archiviste, parce que la plupart de ses sources sont inconnues aux Etats-Unis), pour déterrer cet entourage. Mais Berman est pleinement à la hauteur de la tâche. Il a raconté l’histoire d’une poignée de membres des soixante-huitards européens et en a dressé un immense tableau. Il a démontré comment ces personnes ont aidé à créer une approche postmoderne aux affaires internationales. Son livre peut aider les décideurs politiques, qui vivent d’habitude dans un monde hermétiquement clos, à comprendre l’origine et l’esprit de leurs propres idées. Son livre pourrait aider à construire un consensus plus large au-dessus des partis pour une politique atlantique extérieure éclairée. Chacun sait qu’au sein du camp politique de droite, des «réalos» de la politique extérieure dans la tradition d’Henry Kissinger et du président Bush senior, se sont livré une bataille pendant des années avec le groupe étrange des néo-conservateurs et des Wilsoniens de droite, rassemblés autour du président Bush junior. Berman montre que pendant tout ce temps un combat parallèle a eu lieu sur le côté gauche du spectre politique. Il montre même quelques aspects sur l’influence qu’ont eue les discussions de la gauche européenne sur les Etats-Unis, et cela non pas depuis peu, mais déjà depuis quelque temps, longtemps avant que les néo-conservateurs deviennent un courant politique important. Une des anecdotes les plus remarquables dans son livre est la présentation de Joan Baez dans les années 1970 – elle appartenait à ces personnes du côté gauche de la politique américaine qui se sont rendu compte les premières que, si l’on s’était opposé contre l’immixtion américaine au Viêtnam, on devait aussi s’opposer contre le comportement totalitaire des Viêtnamiens du Nord après leur prise de pouvoir. Baez a été carrément condamnée par beaucoup de ses anciens compatriotes anti-guerres. Mais l’histoire a montré qu’elle avait raison et que les principes universels étaient de son côté.
Trois personnalités dans le récit de Berman se détachent: trois hommes (par hasard c’étaient des hommes), chacun avec sa propre histoire fascinante, chacun parmi eux a contribué à sa façon au développement des nouvelles idées. En tout, leurs histoires éclaircissent le déroulement à grande échelle.

Joschka Fischer – un idéaliste?

Joschka Fischer, qui a fait un parcours de combattant depuis 1973, quand, lors d’une manifestation de l’extrême-gauche, il a tabassé un policier allemand comme le démontrent quelques photos dramatiques, jusqu’à porter des costumes trois pièces comme ministre allemand des Affaires étrangères à l’époque de la guerre du Kosovo, jusqu’aux guerres en Afghanistan et en Irak. (Lorsqu’en 1993, comme ambassadeur américain en Allemagne, j’ai rencontré Fischer pour la première fois, il portait une sorte de vêtement de transition composé d’un costume blue-jeans et une chemise à carreaux avec une cravate bizarre; le trois pièces, c’était pour plus tard, et Berman s’en est bien amusé!). Fischer, qui est devenu le politicien le plus populaire d’Allemagne, n’aurait pas eu de succès politique aux Etats-Unis avec son passé d’extrême-gauche et ces images horribles du passé. Mais le voici, au seuil du XXIe siècle, à pousser son pays au soutien de l’administration Clinton au Kosovo. Quelques années plus tard, peu avant la guerre en Irak, il s’est opposé à Donald Rumsfeld, le ministre de la Défense de George Bush lors d’une conférence publique. Cela s’est passé en février 2003, dans une salle de bal d’un hôtel à Munich; par hasard, quelque temps plus tard, je me suis retrouvé assis entre ces deux hommes, Fischer et Rumsfeld. C’était cette conférence bien connue pendant laquelle ­Fischer a changé de l’allemand à l’anglais et qu’il a dit à Rumsfeld: «Excusez-moi, mais je ne suis pas convaincu. C’est ça mon problème, je ne peux pas me présenter au public et dire ‹Oui bon, partons en guerre parce qu’il y a des raisons pour le faire› etc., et je n’y crois pas.» Berman capte pleinement l’importance de cette confrontation dramatique qui a été diffusée en direct à la télévision allemande et qui a captivé l’Allemagne – une confrontation qui a même attiré l’attention aux Etats-Unis avant tout parce que, comme Berman le montre, Rush Limbaugh a saisi l’occasion de lancer une de ses attaques démagogiques de droite à la radio.

Daniel Cohn-Bendit devient «Mr Europe»

Daniel Cohn-Bendit, «Danny le Rouge» en personne, le leader de l’insurrection estudiantine française de 1968, cependant juridiquement un citoyen allemand, un homme ayant des amis dans toute l’Europe, dont le parcours à travers l’histoire montre une conséquence admirable de convictions et une haute estime de soi-même, avec une grande sensibilité pour ce qui est possible dans la vie publique. Dans la présentation de Berman, Cohn-Bendit tend plutôt à jouer le rôle du commentateur raisonnable et ironique des événements qu’il a vécus.

Bernard Kouchner avec son capital de confiance comme médecin

Bernard Kouchner, le médecin français charismatique, également mêlé profondément aux manifestations de 1968, et qui a même prêté sa voiture à Danny le Rouge dans un moment décisif du drame. Kouchner était à l’origine un jeune membre de la vieille gauche. Mais il a constaté que dans la réalité, des enfers comme le Biafra et le Cambodge échappent à l’anti-américanisme commode de la vieille gauche, de la nouvelle gauche également et d’un grand nombre d’intellectuels français. Ce médecin brillant et inquiet avait compris que s’il voulait changer le monde, il devait abandonner ses idées d’origine et attaquer les crimes et le totalitarisme de la gauche aussi bien que ceux de la droite. Comme co-fondateur de Médecins sans frontière et comme quelqu’un qui faisait avancer sans merci une position humanitaire au visage politique – ou était-ce une politique d’apparence humanitaire? –, Kouchner a joué un rôle primordial dans la création d’une nouvelle conception de l’ingérence dans les affaires intérieures d’autres nations. Déjà en 1988, Kouchner avait élaboré, ensemble avec quelques collègues, une résolution pour l’Assemblée générale de l’ONU qui prétend au droit d’intervenir en cas d’urgence absolue dans un autre pays.
Etonnamment, la résolution a été acceptée par l’Assemblée générale – «la toute première manifestation du droit d’une victime d’être représentée par quelqu’un d’autre que par son propre gouvernement», comme le souligne Berman. Les résolutions de l’Assemblée générale ont peu de poids dans le monde réel, mais celle-ci a mis en marche un mouvement qui a permis à Kouchner d’imposer ce qu’il a appelé «le droit à l’ingérence». Au milieu des années 1990, après les leçons terribles du Rwanda et de la Bosnie, beaucoup de nations ont commencé, et finalement aussi les Etats-Unis et les membres de l’Union européenne, à trouver des raisons d’accepter cette nouvelle formule et de l’appliquer en Bosnie (1995) et au Kosovo (1999), où un nombre énorme d’êtres humains devaient être sauvés. Comme les décideurs ont tendance à ne pas se rendre compte de l’origine de nouvelles idées, presque personne à Washington, et à Bruxelles peu de personnes seulement, ont remarqué que les racines spirituelles de l’intervention dans les Balkans venaient d’un médecin qui était à cette époque le ministre français de la Santé. Et un nombre encore plus petit de ces gens savaient quelque chose sur les philosophes qui ont influencé ce médecin. Finalement, Kouchner a été chargé par une tournure du hasard de réaliser ses propres idées: Il a été nommé par Kofi Annan délégué spécial du secrétaire général de l’ONU pour le Kosovo, cette guerre que Berman appelle la guerre des «soixante-huitards».
Berman mentionne dans son récit que j’étais devenu un ami proche de Kouchner. C’est vrai. J’ai rendu visite à Kouchner pendant son règne au Kosovo. J’étais à l’époque l’ambassadeur américain auprès de l’ONU, et j’ai pensé qu’il avait fait un travail fantastique – malgré les critiques sans fin après coup par les bureaucrates du quartier général de l’ONU à New York. Il reste un ami cher et continue à lutter pour ses convictions. Mais comme il a refusé de devenir un personnage orthodoxe – il est parfois désigné comme membre français de la gauche «américaine» – son propre parti socialiste le considère toujours comme un solitaire.
Les idées ont des conséquences – même dans notre époque post-idéologique, où nous sommes censés vivre. Les leaders politiques et les hauts fonctionnaires sont poussés par des forces intellectuelles qu’ils n’aperçoivent que de manière floue, mais qui imprègnent leurs réactions aux événements spécifiques. Comme la soi-disant «Fin de l’Histoire» discutée par Berman dans son livre antérieur «A Tale of Utopias», la fin des idéologies peut être bien surestimée.
Berman croit passionnément à la démocratie libérale et au pouvoir des idées. Pour lui, la démocratie libérale est un projet sans fin qui a toujours appelé une opposition et doit toujours être défendue, toujours réexaminée, questionnée et renforcée. Au mépris ressenti par beaucoup d’Américains soupçonneux face à une théorie d’histoire prenant au sérieux les propos d’obscurs philosophes français, Berman répondrait: Les idées sont importantes bien que cela puisse durer des années jusqu’à ce qu’elles soient acceptées. Et aux théoriciens et penseurs vivant uniquement dans le monde des débats académiques et de magazines scientifiques, Berman dit aussi: Les événements sont importants, ils peuvent influencer les idées aussi bien que les idées influencent les événements. Les événements peuvent même transformer une bonne chose en une mauvaise et rendre les intellectuels prisonniers du mauvais côté de l’histoire. C’est arrivé, comme Berman le montre, bien longtemps avant lui et avant Edmund Wilson, avec la vieille gauche qui a cru encore longtemps au marxisme et au communisme alors que des événements ont détruit toute justification compréhensible qu’elle aurait pu avoir auparavant.
Est-ce que quelque chose de semblable est arrivé à la nouvelle forme de l’antitotalitarisme libéral, dont Berman a démontré les origines et les développements? Est-ce que de bonnes idées ont conduit à de mauvais résultats – avant tout en Irak? Un des aspects les plus étonnants de «Power and the Idealists» est la description de Berman d’une discussion au sujet justement de cette question entre quelques-uns des soixante-huitards européens – plus exactement entre les personnes qui ont ouvert la voie aux nouvelles idées. Pour les personnes décrites par Berman, l’Irak a représenté un casse-tête. Chacune de ces personnes a méprisé Saddam Hussein extrêmement totalitaire. Chacun d’eux voulait la chute de Saddam – si ce n’était pas pour tout de suite, au moins pour plus tard. Aucun, parmi ces soixante-huitards, n’aimait le gouvernement de George W. Bush, la plupart en était repoussé. Le gouvernement Bush, exprimé avec les mots discret du soixante-huitard Adam Michnik n’était «pas leur tasse de thé». Malgré tout, quelques-uns des soixante-huitards ont espéré que l’intervention en Irak, menée par les Américains, s’avérerait comme une bonne chose. En 2003, ils ont soutenu l’intervention pour la plupart contre leur gré. Ces vétérans de la nouvelle gauche espéraient que l’intervention en Irak ressemblerait finalement, malgré les qualités non attractives du gouvernement Bush, à l’intervention dans les Balkans – une politique humanitaire avec des résultats humanitaires. Ils espéraient que davantage de gens en Europe soutiendraient l’intervention et viendraient en aide aux Irakiens eux-mêmes.
De l’autre côté quelques autres soixante-huitards en Europe ont prédit dès le début des conséquences atroces. Ils rejetaient clairement l’intervention, dans quelques cas parce qu’ils craignaient instinctivement l’incompétence du gouvernement Bush, en d’autres cas aussi pour d’autres raisons. Les soixante-huitards européens ont débattu ces questions entre eux de manière amicale est respectueuse, mais comme le montre Berman, ils ont aussi débattu très sérieusement. Aujourd’hui les prédictions terribles ne se sont avérées que trop vraies. La réalisation terriblement incompétente de la politique américaine en Irak a prouvé une fois de plus la règle fondamentale de toute politique: Une politique mal conduite devient une mauvaise politique. Cette fois, la mauvaise politique s’est terminée en catastrophe. Aurait-il été possible d’élaborer une politique alternative, meilleure, comme Bernard Kouchner l’avait voulue – un point de départ complètement différent pour terminer la dictature exécrable de Saddam Hussein? Berman termine son livre en disant que les vétérans de la gauche européenne – après avoir changé avec succès les règles d’une intervention par leurs explications pendant des décennies et leurs efforts dans les Balkans dans les années 1990 – se sont retrouvés comme tous les autres devant la terrible réalité en Irak – une réalité qui était si désespérée qu’elle menaçait de discréditer les idées nobles qui avait conduit quelques-uns, mais pas tous ces vétérans de la nouvelle gauche, à soutenir l’intervention originale.
Le discours intellectuel continuera donc et les événements en Irak et en Afghanistan et à beaucoup d’autres endroits joueront un rôle important. J’espère que Paul Berman reviendra sur ces aspects pour continuer l’histoire une fois de plus, et pour montrer comment les idées et les événements se rencontrent au terrible point d’intersection de l’histoire pour former une nouvelle réalité. «Je suis un critique et pas un philosophe», a écrit Berman dans «A Tale of two Utopias». Mais il est un peu trop modeste. L’histoire d’idées de ce format peut aider à former une philosophie politique. A l’avenir nous nous trouverons en face de nouvelles crises humanitaires et internationales, comme nous les avons vues au Darfour et dans la République de Géorgie et à d’autres endroits du monde. Nous devrons trouver un équilibre adapté entre la circonspection d’un côté, et un engagement effectif et précis dans l’arène internationale de l’autre côté. Nous devrons nous poser des questions difficiles sur les principes et l’adaptation pratique, et l’histoire instructive de Paul Berman sur les personnes et les idées nous aidera à poser ces questions et à trouver les réponses.     •

Source: Préface de Richard Holbrooke dans le livre «Power and the Idealists: Or, the Passion of Joschka Fischer and its Aftermath» par Paul Berman, Livre de poche, Norton 2007, ISBN 978-0-393-33021-2
(Traduction Horizons et débats)

1 Dans son œuvre important «To the Finland Station», paru en 1940, Wilson a décrit l’histoire du socialisme européen depuis les premières investigations en 1824 par Jules Michelet sur Giambattista Vico jusqu’à l’ arrivée de Lénine en 1917 à la gare finlandaise de Saint-Pétersbourg, qui a conduit à la révolution des bolcheviks.

Répercussions de cette discussion en Suisse?

hd. Pendant des années, les Verts allemands étaient hors de question en Suisse. Dans notre pays, on discute les questions écologiques de manière réaliste. Néanmoins, les considérations incomplètes mais exprimées avec vigueur – et falsifiant partiellement l’histoire – du «club des soixante-huitards» Cohn-Bendit, Fischer, Kouchner, Koenigs et Berman semblent trouver un certain écho. Ainsi, à la question concernant son modèle en politique, le nouveau conseiller national Martin Landolt, président désigné du Parti bourgeois-démocratique (BDP), s’exprime de la manière suivante:

Susanne Brunner: «Dernièrement, j’ai lu que vous avez été fasciné par le clan des Kennedy, que c’était un modèle pour vous.»

Martin Landolt: «C’était la première biographie que j’ai lue dans ma vie, à environ 14 ans. A cette époque, il y avait les brochures SJW pour les jeunes. J’y ai lu la biographie de John F. Kennedy et je crois que j’ai dû en faire une présentation à l’école. Ce n’est pas réellement un modèle de politicien pour moi, mais c’était quelqu’un dont j’admire certaines qualités, dans le cas de Kennedy certainement son rayonnement, sa force de conviction. Mais il y en a aussi d’autres, Joschka Fi­scher par exemple, que je considère être un politicien extrêmement courageux, ou une Angela Merkel, qui est extrêmement persévérante. Ce sont quelques qualités que j’admire chez les politiciens, mais je ne peux pas dire que j’ai un modèle en politique.»

La nouvelle co-présidente du parti suisse Les Verts reste assez différenciée face à l’idée de prendre Joschka Fischer comme modèle:

Regula Rytz: «Joschka Fischer est aussi une personne très importante. Je trouve pourtant assez douteux ce que Joschka Fischer fait actuellement, par exemple son soutien aux grands projets de gazoducs, alors je pense qu’il a eu un rôle important dans les Affaires étrangères allemandes, mais il doit aussi assumer ses responsabilités, là où il y a eu de graves problèmes, par exemple la guerre des Balkans …»

Susanne Brunner: «… par exemple au Kosovo …»

Regula Rytz: «… exactement, c’était la question: faut-il intervenir et si oui, comment? Et là, je suis clairement en faveur d’une politique de paix préventive, donc, il est très important pour moi qu’on n’en arrive pas à la guerre. C’est pourquoi j’étais clairement en faveur d’une limitation sérieuse de l’exportation d’armes de la Suisse et pour qu’on ne livre plus d’armes là où elles peuvent mener à des conflits, où l’on risque ensuite de devoir de nouveau intervenir. Alors là j’avais aussi des positions divergentes.»

Source: Radio DRS du 17 et 23/4/12