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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°17, 30 avril 2012  >  «Déverse ta colère!» [Imprimer]

«Déverse ta colère!»

par Uri Avnery

hd. Les manipulations des bellicistes des médias européens font que, depuis une année environ, on n’entend plus guère les voix de la gauche israélienne et des écrivains juifs pacifistes. On est obligé de les chercher.

J’écris ces mots ce soir vendredi, la veille de Pessah. Au même moment, dans le monde entier, des millions de juifs sont réunis autour de la table familiale, dans la cérémonie de Seder, lisant à voix haute le même livre: la Haggadah, qui raconte l’histoire de l’Exode d’Egypte.
L’impact de ce livre dans la vie juive est immense. Tous les juifs prennent part à cette cérémonie depuis la plus tendre enfance et ont un rôle actif dans le rituel. Où qu’ils soient, tout au long de sa vie, le juif, homme ou femme, garde le souvenir de la chaleur et de la convivialité de la famille, l’atmosphère merveilleuse – et le message transmis par le texte, qu’il soit évident ou subliminal.
Celui qui inventa, il y a des siècles, la cérémonie de Seder («ordre»), était un génie. Tous les sens sont sollicités: vue, ouïe, toucher, goût. Elle consiste à partager un repas selon les rites, boire quatre verres de vin, toucher divers objets symboliques, jouer avec les enfants (il faut trouver un morceau caché du Matzo – pain azyme). Tout ceci se termine par des chants religieux. L’effet est presque magique.
Plus que tout autre texte juif, la Haggadah forme l’esprit, ou plutôt l’inconscient, juif, aujourd’hui comme par le passé, et influence notre comportement collectif et la politique nationale israélienne.
Les façons d’appréhender ce livre sont nombreuses.
Sur le plan littéraire: En tant qu’œuvre littéraire, la Haggadah est une œuvre relativement mineure. Le texte est dénué de toute beauté, répétitif, plat et plein de banalités.
Cela peut être surprenant. La Bible hébraïque – la Bible en hébreu – est une œuvre à la beauté unique. De nombreux passages sont d’une beauté prenante. Les sommets de la culture occidentale – Homère, Shakespeare, Goethe, Tolstoï – ne lui arrivent pas à la cheville. Même les textes reli­gieux juifs qui ont suivi – la Misnah, le Talmud, etc. – s’ils ne sont pas aussi enthousiasmants, contiennent des passages ayant un intérêt littéraire. La Haggadah n’en a aucun. C’est un texte uniquement destiné à l’endoctrinement.
Sur le plan historique, il n’y a rien. Bien que le texte prétende raconter l’Histoire, le Haggadah n’a rien à voir avec l’Histoire véritable.
L’Exode n’a jamais eu lieu, cela ne fait plus aucun doute. Ni l’Exode, ni l’errance dans le désert, ni même la conquête de Canaan.
Les Egyptiens étaient des chroniqueurs obsessionnels. Des dizaines de milliers de tablettes ont déjà été décryptées. Qu’un événement comme l’Exode se soit passé sans être abondamment relaté n’aurait pas été possible. Qu’il s’agisse du départ de 600 000 personnes, comme la Bible le dit, ou de 60 000, ou même de 6000. En particulier quand pendant la fuite, tout un contingent de l’armée égyptienne, y compris les chars de conbat se noient. Il en est de même pour la Conquête. En raison d’inquiétudes sécuritaires exacerbées, les Egyp­tiens – qui avaient déjà subi une invasion cananéenne – avaient recours à une multitude d’espions, voyageurs, marchands et autres, pour suivre de près les événements chez leurs voisins de Canaan, dans toutes ses villes et en permanence. Une invasion de Canaan, aussi mineure soit-elle, aurait été mentionnée. Or, si l’on excepte les incursions épisodiques des tribus bédouines, rien n’a été consigné.
De plus, les villes égyptiennes mentionnées par la Bible n’existaient pas à l’époque où l’événement est censé avoir eu lieu. Elles existaient cependant lorsque la Bible a été écrite, au 1er ou 2e siècle avant Jésus-Christ.
Il va sans dire qu’après une centaine d’années de recherches archéologiques intenses par de fer­vents chrétiens et des sionistes zélotes, pas l’ombre d’une preuve de la conquête de Canaan n’a été trouvée (pas plus qu’il n’y a de preuve que les royaumes de Saül, David, ou Salomon aient jamais existé.)
Mais tout ceci est-il réellement important? Pas du tout.
L’histoire de Pessah ne tient pas son immense pouvoir de quelque prétention historique que ce soit. C’est un mythe qui marque l’imagination, un mythe qui est la base d’une grande religion, un mythe qui conditionne le comportement des gens jusqu’à aujourd’hui. Sans cette histoire de l’Exode, il n’y aurait probablement pas d’Etat d’Israël aujourd’hui, et certainement pas en Palestine.
Sur le plan de son influence. On peut lire l’histoire de l’Exode comme un brillant exemple de tout ce qui est bon et source d’inspiration dans les annales de l’Humanité.
C’est l’histoire d’un petit peuple sans pouvoir qui se soulève contre une tyrannie brutale, brise ses chaînes et obtient une nouvelle patrie, créant par la même un nouveau code moral révolutionnaire.
De ce point de vue, l’Exode est une victoire de l’esprit, une inspiration pour tous les peuples opprimés. De fait, il a joué ce rôle de nombreuses fois dans le passé. Les Pères Pèlerins, fonda­teurs de la nation américaine, s’en inspirèrent, de même que de nombreux rebelles à travers l’Histoire.
D’un autre point de vue: Si on lit attentivement la Bible, sans les œillères de la religion, certains aspects alimentent d’autres pensées.
Prenons pour exemple les Dix Plaies d’Egypte. Pourquoi l’ensemble du peuple égyptien aurait-il été puni pour les méfaits du seul tyran, Pharaon? Pourquoi Dieu, en tant que Conseil de sécurité divin, lui aurait-il imposé de cruelles sanctions, en polluant son eau avec du sang, en détruisant ses cultures avec la grêle et les sauterelles, et comment, de façon encore plus horrible, un Dieu miséricordieux aurait-il pu envoyer ses anges exterminer chaque fils premier né égyptien?
En quittant l’Egypte, les Israélites furent encouragés à voler les propriétés de leurs voisins.
Il est plutôt curieux que le narrateur de la Bible, qui était certainement profondément religieux, n’ait pas omis ce détail. Et ceci à peine quelques semaines après qu’aient été confiés personnellement par Dieu aux Israélites les Dix Commandement parmi lesquels «Tu ne voleras point».
Personne ne semble prêter beaucoup d’attention à l’aspect éthique de la conquête de Canaan. Dieu promit aux enfants d’Israël une terre qui était la patrie d’autres peuples. Il leur dit de tuer ces peuples, leur donnant pour ordre express de commettre un génocide. Pour une raison quel­conque, il désigna le peuple d’Amalek, ordonnant aux Israélites de les éradiquer tous. Ensuite, le glorieux roi Saül fut détrôné par Son prophète parce qu’il s’était montré clément en ne tuant pas ses prisonniers de guerre, hommes, femmes et enfants amalékites.
Certes, ces textes furent écrits par des gens ayant vécu il y a très longtemps, quand les morales des individus et des nations étaient différentes, comme l’étaient les lois de la guerre. Mais la Hag­gadah est récitée, aujourd’hui comme hier, sans esprit critique, sans réflexion sur ces aspects hor­ribles. Le commandement de commettre un génocide contre la population non-juive de Palestine est prise à la lettre par de nombreux professeurs et élèves, particulièrement dans les écoles reli­gieuses israéliennes aujourd’hui.
L’endoctrinement: Tel est la conclusion de ces réflexions.
Deux phrases dans la Haggadah ont toujours eu, et ont encore, un profond impact sur le présent.
La première est l’idée centrale sur laquelle presque tous les juifs fondent leur conception de l’Histoire: «A chaque génération, ils se dressent contre nous pour nous détruire.»
Ceci ne s’applique pas à une époque spécifique ou à un lieu spécifique. On considère cette phrase comme une vérité éternelle qui s’applique en tous lieux et en tous temps. «Ils est le monde exté­rieur, tous les non-juifs, partout. Les enfants l’entendent sur les genoux de leur père le soir du Seder, bien avant de pouvoir lire et écrire, c’est ce qu’ils entendent et qu’ils récitent tous les ans pendant des décennies. Cette phrase exprime la conviction profonde, consciente ou inconsciente, de presque tous les Juifs, qu’ils soient à Los Angeles en Californie, ou à Lod en Israël. Elle conditionne sans aucun doute la politique de l’Etat d’Israël.
La deuxième phrase, complémentaire à la première, est une supplique à Dieu: «Déverse Ta colère sur les nations qui ne Te reconnaissent pas … car ils ont dévoré Jacob et dévasté son habitation. Déverse Ton courroux sur eux! Poursuis-les de Ta colère et détruis-les de dessous les cieux de l’Eternel.»
Le terme «nations» dans ce texte a une double signification. Le mot en hébreu est «goyim», un terme en hébreu ancien désignant «des peuples». Même les Enfants d’Israël à l’origine étaient appelés un «Goy sacré». Mais au cours des siècles, le mot a pris un autre sens et s’entend comme se référant à tous les non-juifs, avec un sens tout à fait péjoratif. (Comme le dit la chanson yiddish «Oy, Oy, Oy, le goy est un ivrogne.»)
Pour une compréhension correcte de ce texte, il ne faut pas oublier qu’il fut écrit comme le cri du cœur d’un peuple persécuté et sans défense qui n’avait aucun moyen de se venger de ses tortion­naires. Dans un élan d’allégresse propice à la soirée joyeuse de Seder, ils doivent exprimer leur foi en Dieu et l’implorer de faire justice à leur place.
(Pendant le rituel de Seder, on laisse toujours la porte de la maison ouverte. Officiellement, cela permet au Prophète Elie d’entrer, si par miracle il ressuscitait. En réalité, cela permet aux goys de regarder à l’intérieur, de façon à pouvoir réfuter la calomnie antisémite selon laquelle les juifs fabriquent leur pain azyme à Pessah avec le sang des enfants chrétiens kidnappés.)

La fondation de l’Etat d’Israël a complètement changé la situation

La leçon: Dans la Diaspora, cette aspiration à la vengeance fut à la fois compréhensible et inef­ficace. Mais la fondation de l’Etat d’Israël a complètement changé la situation. En Israël les Juifs sont loin d’être sans défense. Nous n’avons pas besoin de compter sur Dieu pour nous venger des maux que nous avons subis, passés ou présents, réels ou imaginaires. Nous pouvons déverser notre colère nous-mêmes, sur nos voisins, les Palestiniens et autres Arabes, sur nos minorités, sur nos victimes.
C’est le véritable danger de la Haggadah, telle que je la conçois. Elle fut écrite par et pour des juifs sans défense en danger perpétuel. Elle leur apportait réconfort une fois par an, leur donnait un sentiment de sécurité au moins pendant un moment, sous la protection de leur Dieu, au sein de leur famille.
Prise hors contexte et appliquée à une nouvelle situation complètement différente, elle peut nous mener sur un chemin néfaste. En nous disant que tout le monde veut nous détruire, hier et demain davantage, nous considérons la diatribe grandiloquente d’une grande gueule iranienne comme étant la preuve vivante de la validité de cette vieille maxime. Ils veulent nous tuer, donc nous devons, selon l’autre vieille injonction juive, les tuer avant qu’ils ne le fassent.
Ainsi, en cette soirée de Seder, laissons nos sentiments être guidés par le côté noble, exaltant de la Haggadah, ce côté qui fait que les esclaves se soulèvent contre la tyrannie et prennent leur destin en main, et non pas le côté déversoir de la colère.     •

Source: www.france-palestine.org/Deverse-ta-colere, traduit par AFPS, du 9/4/12