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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°46, 29 novembre 2010  >  Droits de douane sur la farine: conséquences d’une mesure apparemment anodine [Imprimer]

Droits de douane sur la farine: conséquences d’une mesure apparemment anodine

A propos de l’interpellation, au Conseil des Etats, sur la baisse des droits de douane sur la farine

thk. Le mercredi 1er décembre, l’interpellation «Notre pain quotidien. Mise en péril de la chaîne de valorisation des céréales en Suisse» sera à l’ordre du jour du Conseil des Etats. Elle a été déposée par Theo Meissen (PDC, GR) après que la cheffe du Département de l’économie Doris Leuthard eut baissé en secret de plus de la moitié les droits de douane sur la farine l’été dernier. Par cette mesure, elle voulait, selon ses propres dires, «renforcer le secteur meunier suisse». Il paraît absurde que Doris Leuthard, malgré des preuves solides apportées au cours de ces deux dernières années et en dépit de ses propres expériences, croie encore à la panacée du «marché». On peut espérer que son successeur, Johann Schneider-Ammann abordera le dossier avec plus de mesure. Dans l’interview suivante, Hermann Dür*, qui connaît bien le secteur et la dynamique du marché, exprime ses réserves à l’égard d’une ouverture du marché des farines et des céréales panifiables. Etant donné le caractère explosif et les graves conséquences d’une telle mesure, on doit se demander sérieusement s’il faudrait que l’interpellation soit suivie d’une motion qui obligerait le conseiller fédéral à annuler cette mesure.

Horizons et débats: Comment en est-on venu à instaurer des droits de douane sur la farine?

Hermann Dür: A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la Suisse a déjà pratiqué le libre-échange agricole, ce que de nombreuses personnes ignorent aujourd’hui. Cela a eu pour conséquence que, dans le pays, avec ses caractéristiques topographiques, la culture des céréales panifiables disparut dans une grande mesure faute de rentabilité. A l’époque, on se trouvait face au scénario que l’EPFZ, dans son étude de 2009, prédit pour le secteur céréalier en cas d’accord de libre-échange agricole avec l’UE. En 1913, les minoteries suisses ne moulaient plus qu’environ 12% des céréales panifiables provenant de Suisse, le reste étant importé. Cette année-là, les minotiers alertèrent en vain le gouvernement, mais celui-ci ne voyait aucune raison d’abandonner ce modèle économique moderne.
Certes, il fonctionnait tant que trois conditions de stabilité étaient réunies: pas de pénurie de matières premières, une très bonne coopération internationale et une logistique efficace avec suffisamment de moyens de transports, du carburant et des circuits commerciaux libres. A partir d’août 1914, la guerre fit disparaître ces trois conditions de manière tout à fait inattendue. Aujourd’hui, d’autres facteurs s’ajouteraient aux précédents, par exemple une pénurie due à la croissance démographique, une moins bonne coopération internationale due aux listes grises, les effets socio-économiques de la crise financière, la possibilité d’exercer du chantage et, en ce qui concerne la logistique, l’impossibilité d’utiliser certaines voies commerciales, les catastrophes naturelles, la pénurie de pétrole ou des problèmes environnementaux.
Il y eut rapidement pénurie de pain car il était presque impossible de se procurer des céréales et, à partir de 1918, la Suisse souffrit d’une famine qu’elle ne pouvait pas enrayer, même avec beaucoup d’argent. C’est là une cause importante de la grève générale de 1918.
Par la suite, on décida de ne plus permettre que le pays dépende à ce point des importations de cet aliment de base. Il fallait pour cela que la culture céréalière redevienne rentable bien qu’elle soit plus chère qu’à l’étranger. L’importation de céréales fut limitée à 15%, c’est-à-dire à quelque 70000 tonnes, les minoteries devant assurer aux paysans l’écoulement de leurs céréales. Mais cette garantie ne fonctionnait que si l’on jugulait les importations, tout d’abord grâce à un monopole des importations, détenu par la Confédération, et ensuite grâce aux droits de douane sur la farine. Sinon, les minotiers auraient pu éviter d’acheter leur farine aux paysans en recourant aux importations. Les droits de douane devaient être suffisamment élevés pour compenser la différence de prix. En outre, les minoteries suisses durent, si elles voulaient rester concurrentielles, compenser leurs trois désavantages caractéristiques vis-à-vis de l’étranger. J’y reviendrai. Donc, il ne s’agissait pas, avec ces droits, de protéger une industrie mais d’assurer la culture indigène des céréales panifiables et l’approvisionnement de la population.

Comment en est-on arrivé, l’été dernier, à cette baisse des droits de douane? Les secteurs concernés ont-ils été consultés auparavant par Mme Leuthard?

Lors de la Journée des meuniers suisses de 2010, l’Office fédéral de l’agriculture a repoussé la demande de reconstituer les processus qui ont conduit à cette décision ainsi qu’à la date de l’annonce et de l’entrée en vigueur de cette baisse. Aussi nous autres spécialistes ne savons-nous pas exactement comment on en est arrivé à cette baisse du 1er juillet 2010.
Nous ne disposons que de quelques informations générales qui n’expliquent pas l’événement. On sait que l’Office fédéral de l’agriculture envisage la baisse des droits de douane agricoles. Dès le début, notamment depuis 2007, notre secteur a attiré l’attention sur les risques pour la chaîne indigène de valorisation des céréales. En particulier, à plusieurs reprises, et la dernière fois en décembre 2009, nous avons signalé avec insistance au Département de l’économie qu’une éventuelle baisse ne devait en aucun cas intervenir le 1er juillet mais seulement après la récolte, donc le 1er octobre. Une baisse effectuée avant cette dernière date permettrait d’importer déjà des farines bon marché alors que les minoteries indigènes sont forcées, pendant la période allant jusqu’après la récolte, de transformer les céréales indigènes plus chères qu’elles ont stockées. En janvier 2010, l’Office fédéral de l’agriculture a confirmé par écrit qu’il comprenait le problème. Depuis, il n’y a plus eu de consultations. La baisse du 1er juillet a pris de court le secteur précisément au moment où elle menaçait de causer le plus de dégâts.

Comment la baisse a-t-elle été justifiée?

Tout d’abord, on a parlé de «libéralisation», de «libre-échange», d’«OMC», etc. Puis il a été question de «renforcer le secteur». Lorsque nous avons demandé à Mme Leuthard et à l’Office fédéral de l’agriculture comment la baisse et par conséquent la privation de moyens financiers pouvaient bien renforcer le secteur, nous n’avons pas reçu de réponse. Nous attendons toujours qu’on nous le prouve. Et les milieux spécialisés ignorent toujours les raisons de cette mesure et quelles personnes l’ont défendue. Les associations de défense des consommateurs, par exemple, ne se sont jamais plaintes du prix des farines. Et, c’est encore plus inquiétant, la Confédération n’a jamais divulgué sur quelles bases reposait le calcul des droits de douane jugés appropriés.

Que représente la baisse pour les producteurs et pour la population?

Tout d’abord, le procédé des autorités entraîne pour la population une importante perte de confiance dans la politique, c’est-à-dire dans les autorités. Cela laisse une impression d’arbitraire qui pourrait encourager le ras-le-bol.
Pour les secteurs concernés, cela a certainement représenté le summum des difficultés de communication aussi bien avec l’«ancien» Département de l’économie qu’avec l’«ancien» Office fédéral de l’agriculture. Le conseiller fédéral Schneider-Ammann a maintenant une opportunité importante de restaurer la confiance.
Les turbulences sur le marché mondial pendant la période de récolte de 2010 ont créé une situation d’exception. C’est pourquoi, jusqu’ici, les répercussions sur le marché intérieur sont faibles. Les difficultés prévisibles n’apparaîtront que l’année prochaine. Les paysans ont remis des recommandations pour les semences de 2011 qui, heureusement, concernent également les céréales panifiables. Si, l’année prochaine, les importations de farine augmentent, les paysans vont sans doute réduire leur production, voire – cela dépendra des prix – l’abandonner complètement et passer à la culture du froment fourrager ou aux jachères polliniques. Si les droits de douane restent bas, le scénario du siècle dernier pourrait se répéter et la forte réduction des champs de céréales panifiables aurait des conséquences catastrophiques pour le pays. La sécurité alimentaire ne pourrait plus être assurée et le paysage suisse en serait modifié d’une manière qui n’est pas souhaitable. Les citoyens devraient s’accommoder du fait que les farines importées obéissent à des normes écologiques nettement moins strictes qu’aujourd’hui.

Les minoteries pourraient-elles parer à la baisse des droits de douane au moyen de la stratégie de qualité chère à l’Office fédéral de l’agriculture?

Dans le marché intérieur, les minoteries suisses pratiquent depuis des années cette stratégie, ne serait-ce qu’en raison de l’extrême concurrence (au cours des dernières années, un énorme changement structurel a eu lieu). Pour l’exportation, cette stratégie n’est possible que de manière limitée. Elle est très judicieuse pour la seconde étape de traitement (clients des minoteries) ainsi que pour les produits de niche de l’agriculture et pour la première étape. Mais les minoteries doivent produire plus de 90% de biens soumis à des normes et donc échangeables. Et la stratégie de qualité est inadaptée à ces biens échangeables. Il s’agit là de la problématique de commodity des minoteries, analogue à celle du secteur des fruits et légumes. Ici, la stratégie de qualité n’est plus qu’un mot vide de sens. Je suppose que c’est la raison pour laquelle l’Office fédéral de l’agriculture n’a pas invité les minotiers à son «atelier de la qualité».

Un accord de libre-échange avec l’UE sur le marché du blé tendre serait-il une option?

En 2009, la Fédération des meuniers suisses a demandé à l’Institut des PME de l’Université de Saint-Gall une étude sur cette question. Cette étude va dans une toute autre direction: les minoteries suisses ont d’importants désavantages locaux par rapport à celles de l’UE: des coûts plus élevés, pas d’aides de l’UE à l’industrie de transformation et des structures artisanales régionales, résultats de la division de la Suisse en petites entités. Si cette politique faisait disparaître les minoteries de blé tendre, cela aurait des conséquences importantes pour la culture des céréales panifiables. Elle disparaîtrait pratiquement comme ce fut déjà le cas à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Si la Confédération garantit des mesures d’accompagnement financières suffisantes, les minoteries et par conséquent la culture du blé tendre pourraient théoriquement survivre. Mais vu l’actuelle crise globale d’endettement, cette option me paraît tout à fait irréaliste dans les prochaines décennies.

Quelle est l’importance pour notre pays de la culture des céréales panifiables et des minoteries indigènes?

Je vois ici 5 aspects: un aspect de politique alimentaire, un aspect économique, un aspect écologique, un aspect politique et un aspect éthique. En ce qui concerne le premier, je souhaite avant tout le maintien de la culture indigène des céréales panifiables, des minoteries indigènes et des réserves obligatoires, et cela dans l’intérêt de tous les consommateurs. Pour ce qui est de l’aspect économique, je propose le slogan «création suisse de valeur».

Pouvez-vous nous parler de la dimension écologique?

De par leur caractère décentralisé, les minoteries sont en mesure de livrer, sans supplément de prix pour le transport, des petits magasins de village situés loin des grands centres. Elles contribuent ainsi de manière importante au peuplement décentralisé de la Suisse et au maintien des zones marginales. Les boulangeries de village peuvent être ravitaillées en farine à des conditions avantageuses, ce qui assure leur survie. Cela, à son tour, augmente l’attractivité des communes rurales. On consomme ce qui a été produit dans la région sans que cela nécessite des transports longs et nuisibles à l’environnement. C’est également valable pour les habitants des petites communes qui peuvent se passer de voiture pour leurs courses dans le village. Mais si le village n’a plus de boulangerie, ils doivent prendre leur voiture pour se rendre dans le centre le plus proche.

Que faut-il entendre par aspect éthique?

En transformant les céréales panifiables suisses relativement chères, les minoteries de notre pays contribuent au maintien de la culture indigène des céréales panifiables, ce qui soulage les marchés mondiaux des céréales. Il ne serait pas admissible qu’à une époque de pénurie alimentaire, la Suisse riche prive de nourriture ceux qui souffrent de la faim. Ce serait une évolution malheureuse qu’il ne faut pas encourager. Approvisionner sa population de manière suffisante relève de la responsabilité de l’Etat et cette mission ne doit pas être déléguée.

Qu’entendez-vous par aspect politique?

Lorsqu’un Etat devient dépendant des importations de produits alimentaires, il s’expose au chantage. Il ne serait plus possible de mener une politique souveraine si des power players externes, étatiques ou privés, pouvaient contrôler nos approvisionnements en produits de base. S’il suffit d’une liste grise pour briser un Etat, qu’arrivera-t-il si l’on peut brandir la menace de restrictions dans l’approvisionnement alimentaire?

Que signifierait, pour la sécurité alimentaire, le libre-échange, c’est-à-dire la suppression des droits de douane sur les céréales et les farines?

La culture et la transformation des céréales se feraient sur les sites économiques les plus favorables et, pour les raisons que nous avons mentionnées, la Suisse n’en est pas un. La dépendance par rapport aux exportations augmenterait.
Tant que les trois conditions de stabilité – a) quantités suffisantes de matières premières, b) bonne coopération internationale, c) absence de problèmes logistiques – sont remplies, la sécurité alimentaire est assurée. Or aujourd’hui où le monde est devenu considérablement plus instable à la suite d’une complexité accrue, la sécurité alimentaire n’est plus assurée. Nous ne pouvons pas la mettre en jeu.
Nous avons vécu le 11-Septembre, les mauvaises récoltes mondiales de 2008, la crise financière et celle des dettes, des menaces et des exigences à l’encontre de la Suisse, des voies de transports perturbées par des cendres volcaniques ou des pirates. A cela il faut ajouter le Rapport sur l’agriculture mondiale. Le monde des années 1990 est définitivement révolu mais de nombreuses personnes vivent encore dans le passé. La Suisse est un petit pays au grand potentiel mais le risque existe qu’elle tombe dans des dépendances qui l’empêchent d’agir de manière souveraine. Mais je suis optimiste: je pense que nous sommes capables de lutter contre ce risque de manière intelligente et adaptée à notre temps.

Nous vous remercions de cet entretien.    •

* Hermann Dür a étudié la gestion d’entreprise à l’Université de St-Gall et obtenu une licence en économie. Il a effectué une formation de technicien meunier et est entré dans l’entreprise familiale (Hermann Dür SA) qu’il dirige maintenant depuis 20 ans. H. Dür est président du conseil d’administration de Profarin SA à Ostermundigen. Il est membre du comité de la Mühlegenossenschaft de Berne et de l’Association suisse Industrie et agriculture.

thk. La baisse des droits de douane sur les farines aura des conséquences dévastatrices sur la sécurité alimentaire de notre pays. Si nous importons davantage de farine bon marché, la culture céréalière cessera d’être rentable pour les paysans et la Suisse deviendra, dans un domaine essentiel, dépendante en des temps d’insécurité économique. La qualité des farines importées est bien inférieure à celle des farines suisses qui obéissent aux normes les plus strictes du monde. Outre la question de la sécurité alimentaire, celle de la qualité se pose avec acuité.
Depuis des mois, il est question de pénurie alimentaire. Dans cette situation, renoncer à la production indigène au profit du libre-échange serait naïf et doit être soumis à une nouvelle réflexion. Il est inadmissible que nous autres pays industrialisés riches achetions de la farine à bas prix sur le marché mondial et privions une nouvelle fois les plus pauvres parmi les pauvres de leur base existentielle.