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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°15, 14 avril 2008  >  Le bradage de l’industrie du verre est-allemande [Imprimer]

Le bradage de l’industrie du verre est-allemande

L’exemple d’Ilmenau et de Weisswasser

par Dieter Sprock

Plus de 17 ans après l’adhésion de la RDA au champ d’application de la Constitution, l’Allemagne est, plus que jamais, loin de réaliser l’«équivalence des conditions de vie» dont il est question à l’article 72. Le taux élevé de chômage persistant en Allemagne de l’Est, qui dépasse dans certains endroits 20%, et le dépérissement de régions entières à la suite du pillage de l’ancien «patrimoine public» par l’Allemagne de l’Ouest témoignent d’une sinistre ignorance du principe de la Constitution évoqué ci-dessus et des droits sociaux. 18 ans après la chute du Mur de Berlin, de nombreux Allemands de l’Est se sentent frustrés dans leur espoir de meilleures conditions de vie. C’est à juste titre qu’ils ont l’impression d’avoir été trompés. Les anciens opposants à l’annexion voient leurs pires craintes dépassées et peu nombreux sont les gagnants.
Tel est le bilan des nombreux entretiens que j’ai menés en Thuringe et en Saxe, plus précisément à Ilmenau et à Weisswasser, deux anciens centres de l’industrie verrière. Dans les deux villes, j’ai parlé avec d’anciens ouvriers et cadres de cette industrie, avec des représentants des autorités, des travailleurs sociaux, des ecclésiastiques, des enseignants, des ménagères, des entrepreneurs, des artisans, etc. Je vais largement leur donner la parole.
Dans mon introduction consacrée à des généralités, j’évoquerai la situation de l’économie de la RDA avant la réunification et le rôle joué par l’Allemagne de l’Ouest dans le pillage de l’Allemagne de l’Est. Ensuite, je citerai des extraits de mes entretiens d’Ilmenau. Ce qui concerne Weisswasser figurera dans la seconde partie de mon reportage, qui paraîtra dans un prochain numéro.

Pour de nombreux Allemands de l’Est, non seulement la réunification n’a pas apporté l’amélioration matérielle souhaitée – leur expérience de l’Allemagne de l’Ouest a été dès le début la perte de leur emploi – mais elles leur a donné le sentiment de ne pas être reconnus en tant que concitoyens et en tant qu’hommes. Aujourd’hui encore, de nombreux Allemands de l’Ouest manifestent à leur égard de la méfiance et des préjugés, parfois vis-à-vis de membres de leur famille.
Souvent, les Allemands de l’Ouest ne posent pas de questions. Ils croient tout savoir sur l’Est sans jamais s’être renseignés. De nombreux Allemands de l’Est déplorent leur arrogance et leur manque d’intérêt, comme en témoigne la lettre d’un habitant de Weiss­wasser que j’ai reçue le jour de mon retour: «S’il vous plaît, parlez au plus grand nombre de personnes possible de ce que vous avez vécu ici. Il me semble important que ceux qui habitent d’autres régions sachent que les lumières ne sont pas éteintes, que la Lausitz possède beaucoup de choses dignes d’être conservées et encore plus de potentiel créatif – malgré ou peut-être à cause des nombreux problèmes et déceptions auxquels les gens sont confrontés.» En réalité, les habitants des nouveaux Länder ont réalisé de très grandes choses au cours des 18 dernières années, et on peut le constater lorsqu’on voyage dans la région.
Lorsqu’il est question de l’ex-RDA en Allemagne de l’Ouest, on pense avant tout à la dictature, au fiasco de l’économie, à l’importance des transferts financiers de l’Ouest vers l’Est et à l’idée que les citoyens de l’ex-RDA vivent aux frais des contribuables ouest-allemands. Cette vision des choses est un ob­stacle à une vraie solidarité entre les gens des deux parties du pays. Ceux qui ne s’associent pas sans réserve aux critiques à l’égard de la RDA sont considérés comme des retardés mentaux, comme des nostalgiques de la RDA.

L’économie est-allemande était-elle vraiment en faillite?

Les innombrables fermetures d’entreprises après la réunification et le chômage considérable qu’elles ont entraîné sont considérés à l’Ouest comme une conséquence de la mauvaise gestion et de son échec. Or les faits contredisent cette interprétation. Siegfried Wenzel* réfute, dans son excellent ouvrage «Was war die DDR wert? Und wo ist dieser Wert geblieben?»1 le cliché politique de la faillite de la RDA et fournit une description nuancée de la situation économique à la fin des années 1980, cela en s’appuyant presque exclusivement sur des sources ouest-allemandes.
Il est vrai que beaucoup de choses étaient archaïques et devaient être modernisées, et en comparaison de l’Allemagne de l’Ouest, la productivité était faible, mais on ne saurait parler de faillite. Selon le rapport de la Bundesbank d’août 1999, la RDA disposait en 1989 de réserves monétaires de 29 milliards de «Valuta-Mark» (deutschmarks). Ce montant couvrait 59% de la dette extérieure. La dette par habitant était d’environ 7000 deutschmarks, ce qui ne représentait même pas 50% de celle de l’Allemagne de l’Ouest, qui était de 15000 marks par habitant. Avec un produit intérieur brut de plus de 16 000 deutschmarks (environ 8000 écus [unité de la Communauté européenne de 1972 à 1998] par habitant, la RDA se situait en 1988 au 9e rang des pays de la Communauté, derrière l’Angleterre (un peu moins de 10 000 écus) mais avant l’Espagne (environ 6000 écus) et le Portugal (3000 écus seulement). Le patrimoine total de la RDA – composé des moyens d’exploitation, des outil­lages, des biens-fonds, de même que de la somme de toutes les connaissances, capacités et expériences des travailleurs ainsi que des relations commer­ciales – s’élevait, en 1989, à 1,2–1,5 billion de deutschmarks. Detlev Rohwedder, président de la Treuhand, a évalué le capital (à l’exclusion des biens-fonds) de la RDA à 600 milliards de deutschmarks.
Pour l’administration fiduciaire de ce patrimoine considérable, le gouvernement Modrow fonda, le 1er mars 1990, la Treuhandanstalt. Elle devait s’assurer que la totalité du patrimoine de la RDA appartenait aux citoyens, mais le 17 juin déjà, la Chambre populaire nouvellement élue sous le gouvernement de Maizière adopta la Treuhandgesetz [loi sur la privatisation et la réorganisation du patrimoine de l’Etat] qui stipule, dans la première phrase de son article premier, que «le patrimoine d’Etat doit être privatisé». Cette disposition imposée par Bonn et l’introduction rapide, le 1er juillet, de l’unification monétaire, économique et sociale scellèrent le sort de l’économie de la RDA.
Le gouvernement fédéral insista pour que le deutschmark soit introduit rapidement bien qu’il fût conscient des conséquences de cette mesure. En effet, l’économie de la RDA s’effondra brusquement. Le commerce avec les pays de l’Est, qui se réglait jusque-là en roubles, disparut presque totalement et en Allemagne de l’Ouest, les produits de RDA devinrent si chers qu’ils cessèrent d’être compétitifs. 70% des entreprises firent faillite, ce qui entraîna la suppression de 2 à 2,5 millions d’emplois, cela équivalant à un taux de chômage de 30%.
Detlev Rohwedder, qui fut nommé président de la Treuhand le 29 août 1990, voulait conserver les industries est-allemandes et transformer à moyen terme certaines entreprises en un «secteur de propriété publique relevant du droit privé». Il approuva la proposition de Philipp Rosenthal qui consistait à céder à chaque travailleur de l’Est 10 à 15% de son entreprise. Il comptait qu’«il resterait dix ans après de nombreuses entreprises d’Etat». Detlev Rohwedder fut assassiné le 1er avril 1991 à son domicile de Düsseldorf.
Birgit Breuel, qui lui succéda, effectua un revirement qui sonna le glas de l’essentiel de l’industrie est-allemande. A ce sujet, Wenzel écrit ceci: «Souvent, on n’a demandé pour de grandes entreprises qu’un mark symbo­lique, et en plus on a remboursé aux nouveaux chefs d’entreprise des prétendus frais d’assainissement de sites contaminés et on leur a versé des aides à l’investissement et des compensations pour les pertes subies. De nombreux acheteurs, eu égard à leur solidarité et à leurs intentions supposées, furent dispensés des contrôles de routine normaux en matière de commerce et de personnel. L’ouvrage de M. Jürgs intitulé «Die Treuhändler» et dont le sous-titre très parlant est «Wie Helden und Halunken die DDR verkauften»2 [Comment des héros et des canailles ont vendu la RDA] dresse une liste de dizaines de cas semblables. La Treuhandanstalt, qui agissait à la demande du ministère fédéral des Finances a bradé 95% de patrimoine de la RDA à des personnes qui n’en étaient pas citoyens et leur a versé par-dessus le marché des aides financières provenant des deniers des contribuables des deux parties de l’Allemagne. La privatisation des entreprises de la RDA a servi surtout les intérêts des entreprises ouest-allemandes. Elle a revêtu la forme d’une OPA hostile.

L’Est vit-il aux frais des contribuables de l’Ouest?

«Aucun aspect du processus de réunification de l’Allemagne n’a joué un rôle aussi médiatique et émotionnel que l’importance des transferts financiers de l’Ouest vers l’Est. On a parlé d’un billion de deutschmarks qui auraient été versés aux nouveaux Länder depuis 1990. On a dit que ces derniers étaient ‹sous perfusion›, on a parlé de sacrifices des Allemands de l’Ouest auxquels il fallait peu à peu mettre un terme», écrit Wenzel.
En réalité, il s’agit, selon diverses sources, de la somme – certes considérable – de 400 milliards de marks que l’Allemagne a payée pour la réunification, mais pas en tant que cadeau aux citoyens de l’ex-RDA. Si l’on veut évaluer l’importance des transferts, il convient de se souvenir que la RDA a été pratiquement seule à payer des réparations à l’URSS, dette de guerre du peuple allemand tout entier.
Peu après la guerre, l’URSS – pays qui avait sans conteste subi le plus de pertes – commença, dans leur zone d’occupation, à démonter et à emporter ce qui n’avait pas été détruit. Des installations industrielles tout entières, des machines, des matériaux de construction ainsi que des milliers de kilomètres de voies ferrées ont été démontés et emportés en guise de réparations pour les dommages subis pendant la guerre. En 1946, 200 des plus importantes entreprises ont été transformées en «sociétés anonymes soviétiques» et jusqu’en 1953, chaque année, 22% en moyenne de la production a été transportée en URSS. La République fédérale a dû également payer des réparations, mais 2 milliards de marks seulement alors que le montant de la RDA a été de 99 milliards (dans les deux cas, valeur de 1953). Le scientifique de Brême A. Peters a déduit de ces chiffres le montant d’une dette compensatoire de la RFA envers la RDA en matière de réparations qui s’élèverait à quelque 700 milliards de deutschmarks. Il voulait dire par là que les transferts financiers de l’Allemagne de l’Ouest n’étaient aucunement une «assistance altruiste» mais la restitution d’un «Treugut» [«biens mis en fiducie»], d’un capital épargné avec lequel l’Allemagne de l’Ouest a pu travailler pendant 50 ans.
Les fonds transférés provenant des deniers publics ont profité avant tout à l’économie ouest-allemande. L’annexion de la RDA et de ses relations commerciales lui a ouvert un marché de plus de 16 millions de nouveaux consommateurs, uniquement en Allemagne de l’Est. Des banques ont offert leurs services, des grands groupes industriels et des chaînes de grands magasins se sont emparés de l’approvisionnement en biens de consommation. La concurrence a été rachetée et éliminée par les fermetures d’entreprises. La construction de routes et de bâtiments, la réhabilitation de villes entières et la création de nouvelles industries ont constitué un programme absolument nécessaire à la relance de l’économie ouest-allemande, programme financé par l’argent des contribuables.
L’actuel Premier ministre du Mecklembourg-Poméranie occidentale Harald Ringstorff constatait en 1996 que «la promotion de l’économie est-allemande profitait à 80% à des entreprises ouest-allemandes» et l’ex-maire de Hambourg Henning Voscherau a même parlé du «plus important programme d’enrichissement des Allemands de l’Ouest jamais réalisé». Le Centre de recherches de la Bundesbank écrivait en 1996 que «l’économie ouest-allemande, particulièrement dans les années 1990 à 1992, a beaucoup profité de l’ouverture du Mur et de la réunification.» Elle a enregistré «un taux de croissance de 4%» et «une progression du nombre d’emplois de presque 1,8 million». A ces nouveaux emplois à l’Ouest correspond la suppression de 3 millions d’emplois à l’Est. Siegfried Wenzel parle d’une «gigantesque spoliation» de la population de l’ex-RDA et ajoute que la prise de possession, du jour au lendemain, d’un tel marché n’avait été pos­sible jusque-là qu’après des guerres gagnées ou la conquête de colonies.

Le clivage social en Allemagne de l’Est nous concerne tous

Le rôle de l’Allemagne de l’Ouest lors de la dissolution de la RDA soulève des questions sur les fondements de l’économie et de la politique des pays occidentaux. Depuis longtemps, elles sont dominées par une idéologie dont l’objectif suprême consiste dans la recherche du profit. Elles ne sont plus au service de l’intérêt général et de la satisfaction des besoins mais visent l’augmentation des bénéfices et du pouvoir. Pour atteindre ces objectifs, elles sont prêtes à mener des guerres partout dans le monde et à plonger les hommes dans la misère. L’argent et le profit déterminent la politique et détruisent la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques et leurs concitoyens.
Le clivage social en Allemagne de l’Est nous concerne tous. Ce qui s’est passé là-bas au début des années 1990 sur une grande échelle se produit chaque jour également dans les pays occidentaux lorsque des entreprises sont fermées, que des travailleurs perdent leur emploi pour cause de rationalisation de la production ou de délocalisation à l’étranger et que des secteurs de production entiers sont victimes de «changements structurels». Maintenant, la pauvreté augmente également dans les pays occidentaux riches alors que les profits d’un petit nombre de personnes montent en flèche.
De nombreuses personnes avec qui j’ai parlé en Thuringe et en Saxe savent pertinemment que les problèmes que rencontre l’Allemagne de l’Est sont liés à la pauvreté et à la faim dans le monde et que les guerres impitoyables en vue de l’accaparement des matières premières et de la suprématie géopolitique sont les effets d’une économie déchaînée.

Ilmenau, Weisswasser et l’industrie du verre

Ilmenau (Thuringe) et Weisswasser (Saxe) étaient aux XIXe et XXe siècles des sites verriers d’importance européenne. La première verrerie d’Ilmenau fut fondée en 1675 déjà et la ville n’a cessé d’être un centre de l’industrie du verre à partir de 1852.3 A Weisswasser également cette industrie repose sur une longue tradition. Son histoire commence avec la construction, en 1872, de la première verrerie. Au tournant du siècle (1899/1900), Weisswasser était le «centre verrier le plus important du monde».4 Cela était dû à la présence de sable quartzeux, principale matière première, et de quantités suffisantes de combustible, au début bois ou charbon.
Alors qu’Ilmenau se spécialisa, avec les progrès de la production industrielle – instruments de mesure (thermomètres), technique de laboratoire et instruments industriels en verre –, Weisswasser fabriqua surtout des articles ménagers et du verre d’emballage. La société Osram produisit de 1920 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des ampoules et d’autres verres techniques.
Le développement des deux villes a été étroitement lié à l’industrie verrière. Les verreries caractérisaient le paysage urbain et des écoles spécialisées formaient les futurs ouvriers qualifiés et les ingénieurs. Le métier se transmettait de père en fils et les articles en verre n’étaient pas seulement une marchandise mais faisaient la fierté de la région.
A Ilmenau, aux alentours de 1980, l’industrie du verre employa par périodes plus de 4000 salariés. A cela s’ajoutaient 300 salariés de l’industrie de la porcelaine. A la même époque, à Weisswasser, plus de 5000 salariés travaillaient dans l’industrie du verre et 5000 autres dans l’extraction du lignite et à la centrale de Boxberg, aujourd’hui Vattenfall.
La mainmise de la RFA sur l’économie de la RDA et toutes sur ses relations commerciales a signé l’arrêt de mort de l’industrie verrière des deux villes. A Weisswasser, le nombre des employés a été réduit de 5000 à 300 dans l’industrie du verre et de 5000 à 600 dans le domaine de l’énergie. A Ilmenau, il n’est resté que 400 des 700 emplois de l’industrie du verre et de la porcelaine. Parallèlement, le nombre d’habitants des deux villes a considérablement diminué: A Ilmenau, il est passé de 30 000 à 21 000 et à Weisswasser de plus de 38 000 à 20 000, et la chute démographique continue. Pourtant malgré cet exode considérable, le taux de chômage est encore de 14% à Ilmenau et même de plus de 20% à Weisswasser.    •

1    Siegfried Wenzel. Was war die DDR wert? Und wo ist dieser Wert geblieben? Versuch einer Abschlussbilanz. 7. Auflage, 2006, ISBN 3-360-00940-1
2     Michael Jürgs. Die Treuhändler. Wie Helden
und Halunken die DDR verkauften. 1997,
ISBN 3-471-79343-7
3     Glas in Ilmenau, 1998, Herausgeber: Förder- und Freundeskreis Ilmenauer Glasmuseum e. V.
4     Glashütten in Weisswasser, 2005,
ISBN 3-89702-771-2