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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°7, 17 fevrier 2008  >  «La démocratie directe rend les gens plus satisfaits» [Imprimer]

«La démocratie directe rend les gens plus satisfaits»

Interview de Bruno S. Frey à la Radio Suisse alémanique DRS 1

«Quand je rentre à la maison le soir, je ne presse pas sur le bouton et je ne passe pas la soirée devant la télévision, mais je lis un livre ou bien je travaille sur quelque problème scientifique et cela me rend très content», dit le professeur en économie et chercheur sur le bonheur à l’Université de Zurich, concernant sa décision de se débarrasser de la télévision. Au début de la nouvelle année, beaucoup de gens réfléchissent à ce qu’ils feraient autrement ou mieux l’année prochaine. Ils voudraient ainsi devenir plus heureux – mais qu’est-ce qui rend heureux? Les résultats de recherches sur le bonheur sont aujourd’hui le thème de notre émission «Trend».
    L’argent seul ne rend pas plus heureux, si on a déjà assez d’argent, en tout cas. Le chômage par contre rend malheureux, même si le salaire est encore versé, et davantage de participation rend content. Ce sont là trois résultats de la récente recherche sur le bonheur. Mais qu’est-ce que cela veut dire pour l’économie, dont le but est de créer plus de richesses?

Priscilla Imboden a parlé avec le chercheur sur le bonheur et économiste Bruno Frey et lui a d’abord demandé ce qu’il s’est promis, lui, pour la nouvelle année.

Bruno S. Frey: Dans la nouvelle année je voudrais me concentrer sur l’essentiel et ne pas faire tant de choses différentes qui ne font que me distraire.

Qu’est ce que c’est donc, l’essentiel?

C’est pour moi la recherche, ce sont surtout les nouvelles recherches qui sont intéressantes: Quand on est depuis longtemps dans le métier, il y a tant d’exigences – une conférence par ci une conférence par là, ici un entretien – et c’est avec cela que le temps pour les vraies recherches rétrécit, et je voudrais tout simplement avoir davantage de temps pour mes recherches.

Vous avez dit, il y a quelques années, que vous vous êtes débarrassé de votre téléviseur, que vous avez gagné plus de vie privée, est-ce que cela vous a rendu plus heureux?

C’est étonnant, oui: D’abord on a de la peine, parce qu’on pense qu’on sera moins informé et qu’on ne pourra plus suivre les discussions. Pour moi c’est le contraire qui s’est produit: Quand je rentre à la maison le soir, je ne presse pas sur le bouton et je ne passe pas la soirée devant la télévision, mais je lis un livre ou bien je travaille sur quelque problème scientifique et cela me rend très content.

Est-ce que cela rendrait heureuses aussi d’autres personnes? Vous faites des recherches sur le bonheur et vous êtes économiste – d’après vos études, qu’est-ce qui rend les gens le plus heureux?

Le plus important, je crois, c’est une bonne cohabitation avec d’autres personnes, c’est-à-dire avoir des amis, de bonnes connaissances et le contact avec la parenté. C’est extrêmement important.
Mais en même temps les bases matérielles sont aussi extrêmement importantes: les bases matérielles de la vie, un revenu raisonnable, une bonne place de travail et de bons collègues de travail.

Cela veut-il dire que des personnes pauvres sont plus souvent malheureuses que des personnes riches?

C’est malheureusement comme ça. Si nous comparons des personnes ayant un revenu plus élevé avec des gens qui ont un revenu moins élevé, alors il est clair que les riches s’estiment plus heureux et qu’ils sont également estimés plus heureux par les autres. Il faut voir: Quand on a peu d’argent et qu’on est toujours à la limite, ce n’est simplement pas drôle et ça rend mécontent.

Il y a tout de même eu des recherches qui montrent que dans l’après-guerre en Europe de l’Ouest et en Amérique la richesse s’est accrue, mais à partir d’un certain seuil le sentiment du bonheur n’a pas augmenté, il a même baissé. Comment expliquez-vous cela?

Il y a deux raisons: D’un côté on s’habitue très vite à un revenu augmenté, déjà au bout d’une année l’effet a presque disparu. Si on a reçu au début de l’année une ­augmentation de 500 francs, au bout d’une année on ne trouve plus que c’est enrichissant ni particulièrement réjouissant.
Deuxièmement nous nous comparons toujours à d’autres personnes. Si donc vous recevez 500 francs de plus par mois et apprenez que votre collègue a reçu 600 francs de plus, vous êtes très mécontent. Nous nous comparons toujours, c’est quelque chose que l’homme a en soi depuis la nuit des temps.

Qu’est-ce que cela veut donc dire pour l’économie? Les économistes essayent toujours d’augmenter la richesse de leur pays mais les connaissances de la recherche sur le bonheur laissent penser que cela n’est pas la seule raison. Est-ce qu’il y a là une contradiction dans l’économie?

Il y a une contradiction dans l’économie qui ne considère que le côté matériel et dans la recherche sur le bonheur nous sommes en train de résoudre cette contradiction et de dire où il faut regarder. Ce sont maintenant les faux indicateurs qui surgissent. Il faut dire maintenant, quand il s’agit de pays riches et pauvres, qu’il est sensé d’aider les pays en voie de développement, quand ils peuvent s’aider eux-mêmes à avoir des revenus plus élevés. Cela a certainement des effets positifs pour leur satisfaction existentielle.

Mais ici, chez nous ce n’est pas le cas – comment peut-on concilier cette recherche sur le bonheur avec l’économie? Vous avez parlé d’indicateurs, quels sont ces indicateurs?

En effet, ce n’est pas difficile d’introduire cela dans l’économie, car la base de l’économie c’est justement de rendre les gens heureux, seulement on a oublié que cela ne peut se faire avec les seuls moyens matériels. Et maintenant on en revient au point où nous voyons que c’est l’utilité qui décide tout et non pas le produit social, pas l’exportation ou l’importation ou l’agriculture, mais: Qu’est-ce qui rend les gens plus satisfaits de la vie qu’ils mènent?

Mais l’économie a besoin de pouvoir mesurer les choses – comment peut-on mesurer l’utilité?

C’est décisif de pouvoir mesurer, je suis d’accord avec vous. C’est pour cette raison que nous mesurons aujourd’hui le bonheur ou la satisfaction de vie quand nous interrogeons les gens. Nous les interrogeons soigneusement et la question décisive est: «Jusqu’à quel point êtes-vous content de la vie que vous menez?» Et c’est sur une échelle de 1 à 10 que les gens peuvent indiquer quel est leur degré de satisfaction avec la vie et l’on est étonné de voir qu’en Suisse, les gens sont tous très satisfaits de leur vie.

Mais est-ce qu’on ne pourrait pas dire que les gens disent d’abord qu’ils sont contents, avant d’avouer à de parfaits inconnus qu’ils ne sont pas satisfaits de leur vie et de se plaindre?

Cela dépend beaucoup de la culture. Quand on demande aux Français, ils disent régulièrement qu’ils ne sont pas contents, les Américains doivent dire qu’ils sont «happy». Nous les Suisses, nous ne sommes pas connus pour des gens qui disent «Nous sommes heureux». Mais il s’est quand même avéré que les Suisses sont à la deuxième place sur l’échelle du bonheur ou même à la première place à part les gens au Danemark.

Pourquoi les Suisses sont-ils si heureux?

Il y a beaucoup de causes. La cause la plus importante est que nous allons bien au niveau matériel: Nous avons une économie qui va bien, peu de chômage, ce qui est de première importance: Il faut comparer cela avec les taux de chômage de 9 à 10 %, avec les chiffres du chômage en France et en Italie. En comparaison nous sommes dans une très bonne situation. Le deuxième point est que notre société est pour une grande partie encore intacte, la plupart des personnes dans notre société ont encore de très bons contacts au sein de leur famille, ont de très bons amis, et je crois que c’est très important. Et troisièmement: Nous avons de très bonnes circonstances politiques.

Plusieurs pays essayent maintenant d’introduire les connaissances de l’économie du bonheur dans leur politique, de poursuivre pour ainsi dire le bonheur comme objectif national. Le roi du Bhutan est un exemple, il y a des démarches en Australie et vous avez été contacté par divers politiciens importants de différents partis en Angleterre. Qu’avez-vous dit aux politiciens?

Je leur ai dit que dans une démocratie on ne peut pas forcer les gens au bonheur mais qu’il fallait améliorer les bases, c’est-à-dire les possibilités de participation des citoyens, afin qu’ils puissent aussi décider des affaires politiques. Nous avons trouvé à l’exemple des Suisses que c’est cela qui est très important pour le peuple.

Dans plusieurs études vous avez attiré l’attention sur le fait que la participation politique joue un rôle important à l’échelle nationale, cantonale et communale pour la satisfaction des personnes qui habitent un pays. Comment expliquez-vous cela?

Nous sommes très fiers de ce résultat, car justement aussi en Suisse il y a toujours des gens qui disent que notre démocratie directe est une chose ringarde, que cela ne vaut plus rien pour le XXIe siècle. Nous pensons exactement le contraire: Nous pensons que la démocratie directe n’est pas seulement plus efficace mais qu’elle rend aussi les gens plus satisfaits que dans d’autres pays. Et là aussi, je dirai de nouveau. Quelques autres pays de notre entourage, l’Allemagne par exemple, pourraient très bien introduire un peu plus de participation avec des initiatives et des référendums.

Comment expliquez-vous alors que nous puissions malgré tout constater une certaine satiété au niveau politique, que la participation aux élections fédérales soit devenue de plus en plus petite ces derniers temps? Il y a aussi toujours plus de problèmes de trouver des gens dans les communes pour le conseil communal: Comment expliquez-vous cette contradiction entre la participation à la décision politique et la joie à la participation politique?

Je ne mettrais pas autant de poids sur la participation aux votes. Ce qui est décisif, c’est que les gens peuvent participer quand ils le trouvent important. Et cela nous l’avons vu. Lorsqu’il s’est agi, il y a quelque temps, de la suppression de l’armée, la participation au vote a été très élevée. Egalement lorsqu’il s’agissait de la participation à l’Union Européenne et l’espace économique EEE, la participation au vote était puissante. Ce qui est décisif, c’est que les citoyens aient une possibilité institutionnelle, civile, de participer au processus politique lorsque c’est important pour eux.

Malgré tout il y a des économistes en Suisse qui disent que le fédéralisme en Suisse, toutes ces possibilités de participer aux décisions, n’est pas efficace économiquement. Est-ce qu’il y a là aussi une contradiction entre la recherche sur le bonheur et l’économie?

Oui, il y en a une: Nous ne pouvons tout simplement pas constater que la démocratie directe ralentisse. On prétend très très souvent, que tout est toujours repoussé; il faut cependant comparer cela aux démocraties parlementaires dans lesquelles tout est aussi bloqué, mais là c’est par de puissants groupes de pression. Cependant chez nous la participation directe donne aux citoyens la possibilité de surmonter aussi de puissants groupes de pression, et je trouve cela une possibilité très importante.

On pourrait donc dire que se sont de puissants groupes de pression qui veulent la suppression du fédéralisme de la démocratie directe?

C’est certainement cela. Ils sont souvent en colère contre les citoyens qui ne font pas ce qu’ils veulent et très souvent ce sont aussi les politiciens: Souvent ils voudraient faire passer quelque chose et ils s’énervent qu’il faille encore demander l’avis des citoyens.
Comme je l’ai déjà dit: Il faut comparer cela avec les démocraties représentatives où c’est le parlement qui décide; cela dure aussi longtemps, très longtemps et puis c’est le gouvernement suivant qui annule tout – cela est beaucoup moins le cas en Suisse. Ça va lentement jusqu’à ce que la première décision soit prise parce que nous discutons beaucoup, mais une fois la décision prise, tout ça est assez stable.

Monsieur Frey, en vous entendant j’ai l’impression de vivre au paradis ici en Suisse – mais: Qu’est-ce que vous recommanderiez aux Suisses qui voudraient maintenir leur niveau de bonheur ou même l’augmenter?

Nous ne nous trouvons pas tout à fait au paradis. Nous avons des problèmes, par exemple avec l’intégration des étrangers, on s’en aperçoit aujourd’hui. Là on prend de grandes mesures, nous devrions renforcer cela. En plus il faudrait offrir plus de formation, les intégrer encore plus dans notre société civile, c’est très important.
Et peut-être plus généralement: Je trouve qu’il est important de ne pas faire une politique activiste, mais plutôt de renforcer les bonnes bases, c’est-à-dire la démocratie directe et le fédéralisme, au lieu de les démanteler.

C’était Bruno S. Frey, chercheur scientifique sur le bonheur et professeur pour la recherche empirique sur l’économie à l’Université de Zurich. L’interview a été faite par Priscilla Imboden.    •

Source: Schweizer Radio DRS 1, Wirtschaftsmagazin Trend Plus du 5/1/08
(Traduction Horizons et débats)