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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°15, 14 avril 2008  >  Libre-échange agricole: le marché étranglera les derniers paysans [Imprimer]

Libre-échange agricole: le marché étranglera les derniers paysans

Libérer les paysans de l’économie agricole étatique

par Peter Zimmermann

Depuis le début des réformes agricoles des années 1990, on restructure de force l’agriculture suisse. Elle doit devenir compatible avec la politique agricole commune (PAC) de l’UE et dans ce domaine les Suisses sont des élèves dociles de Mansholt. Sicco Mansholt présenta en 1968 un projet qui visait, en réduisant le nombre et en augmentant la superficie des exploitations agricoles, à rationaliser l’agriculture européenne afin de l’intégrer dans le marché mondial. La croissance et la libéralisation des marchés étaient alors le credo en vogue, credo dont s’est inspirée la réforme suisse de la politique agricole.

Régulation étatique fatale

En Suisse, des décennies d’aménagement rural étatique et d’économie planifiée avaient sclérosé la totalité du secteur qui, d’une part, recevait des milliards de subventions de l’Etat et, d’autre part, produisait des excédents, une grande densité normative et une dégradation croissante de l’environnement. En tant que régulateur du marché et des prix, l’Etat s’interposa entre les paysans et les consommateurs, les détourna les uns des autres et les réduisit à de pures grandeurs économiques ayant apparemment des intérêts équilibrés. En même temps, les coopératives agricoles se transformèrent en pseudo-acteurs économiques sans plus tenir compte de leur mission fondamentale de solidarité au travers de l’organisation du marché. Les organisations nationales nées de la fusion des coopératives furent réduites au rang de collectivités imposées et devinrent des exécutants de l’Etat.

La réforme agraire constitue un retour à un modèle qui a échoué

La réforme nécessaire de l’agriculture suisse n’a pas été un coup de maître visant à ré­soudre les problèmes mais un retour à l’ordre économique libéral tout à fait dépassé de la fin du XIXe siècle – le libre-échange était plus développé avant la Première Guerre mondiale que maintenant – complété par l’idéologie néolibérale de l’OCDE, de l’OMC, du FMI et de l’eurocrature de Bruxelles. L’«astuce» de la réforme agraire a simplement consisté à prôner par tous les moyens les avantages de la croissance, de la compétitivité, de l’ouverture du marché et du prétendu allègement de la densité normative, et en même temps à éviter tout débat sur l’échec de l’ordre libéral du début du XXe siècle. En effet, l’ordre agricole suisse entre 1920 environ et 1990 ne tombait pas du ciel. C’était une réponse à l’échec du marché et à la crise de l’approvisionnement.

Contrôle des aliments par les multinationales

L’arnaque de la «nouvelle version du secteur agricole libéralisé» consiste à promettre que l’approvisionnement sera en tout temps assuré par l’arrière-pays global. En conséquence, la production agricole des différents pays doit se limiter à leurs produits principaux en exploitant les atouts locaux. C’est ainsi qu’on nous rend dépendants et qu’on nous expose au chantage. Les paysans sont réduits au rôle de fournisseurs de matières premières et de «preneurs de prix»1 dans les structures du marché oligopoliste et les consommateurs se voient offrir des produits de qualité médiocre. Le contrôle des aliments, qui est au cœur du contrat social passé entre le paysan et le consommateur, est retiré à la haute surveillance de l’Etat et «transféré» aux multinationales.

Remplacer d’anciennes dépendances par des nouvelles

La suppression des réglementations éta­tiques et l’ouverture des marchés sont les objectifs des réformes agraires. Le marché, c’est la concurrence. Les paysans doivent devenir des entrepreneurs et la vente (volume et prix) doit s’effectuer librement en fonction de l’offre et de la demande. Mais la transformation du monopole étatique de la vente a conduit directement aux oligopoles privés (en partie aux mains de paysans) et ainsi à la dépendance par rapport au marché.
Le débat tourne traditionnellement autour de l’opposition marché vs Etat. Une solution fondée sur le marché serait toujours préfé­rable à une solution étatique. «Mais, selon Matthias Binswanger,2 c’est une erreur car tous les arguments avancés par les économistes pour affirmer que le marché aboutissait à de meilleurs résultats sont dérivés de situations où de très nombreux vendeurs se trouvent en face de très nombreux acheteurs. C’est-à-dire que là où il n’y a un pouvoir de marché ni du côté de l’offre ni de celui de la demande, on rencontre une «allocation» optimale de l’ensemble des marchandises et des services. Ce n’est que dans cette constellation idéale que le marché offre un résultat optimal au sens de Pareto.»3

Le facteur «pouvoir»

Binswanger poursuit ainsi: «Mais cet état est très éloigné de la réalité, où l’on a la plupart du temps un pouvoir quelque part et où le marché conduit à ce que ce pouvoir s’impose de manière optimale, de la manière la plus efficace possible. Mais ce pouvoir ne disparaît pas pour autant du marché, si bien que tous les marchés ne se valent pas. Pour chaque marché, il faut regarder où est le pouvoir, quelle sorte de produits il offre. Et sur certains marchés, comme celui des produits agricoles, une des parties est désavantagée. Mieux le marché fonctionne, plus mauvais est le sort des paysans parce que les clients veulent imposer leur pouvoir de manière optimale.»
Bien que les producteurs de lait se soient fort réjouis de sortir de la dépendance éta­tique, ils ont dû constater que l’ancienne dépendance était remplacée par celle du marché. Le marché du lait n’a jamais été un «territoire vierge» qui attendait que les producteurs l’occupent; le secteur était déjà occupé par les transformateurs et les grands distributeurs. Le problème n’était pas la croissance incontrôlée des organismes du marché en soi mais la croissance non coordonnée qui ne changea pour ainsi dire rien aux dépendances et aux conditions de pouvoir du marché.

Remplacer l’ordre agricole étatique par l’ordre du marché libéralisé, c’est substituer un mal à un autre

La libération de l’agriculture suisse des contraintes étatiques était aussi nécessaire qu’une bonne pluie sur des champs asséchés. Mais on n’a pas vu que l’on ne peut pas prévoir et planifier les marchés, pas plus que la pluie. Les marchés ne naissent pas suite à une décision d’un Parlement ou de fonctionnaires mais suite à une volonté de ceux qui y participent. Mais si ceux-ci sont inégalement organisés, comme c’est le cas sur le marché des produits agricoles, ce n’est pas la volonté des participants mais les conditions de pouvoir qui jouent le rôle décisif. La question n’est pas de savoir s’il faut remplacer l’ordre agricole étatique par l’ordre du marché libéralisé. Les producteurs doivent se demander comment s’organiser pour se libérer des prix trop bas, des revenus insuffisants et de la dépendance par rapport aux sociétés qui dominent le marché. La solution n’est pas d’obtenir des prix couvrant les frais de production, de s’opposer au pouvoir du marché, de piloter activement le marché. Il faut que les paysans développent une organisation qui passe par les produits pour atteindre le consommateur.

Le libre-échange agricole, c’est de la politique de pouvoir global

Le processus de concentration dans le secteur de l’alimentation est déjà très avancé. Cela vaut aussi bien pour les USA et l’Europe que pour la Suisse. Là où il n’y a que des restes d’une transformation paysanne et artisanale, comme dans le Sud de l’Allemagne et en Suisse, on remue ciel et terre pour l’éliminer au moyen de «normes» et de «règles de libre-échange». Dans l’esprit de l’OMC, «libre-échange» ne signifie pas «liberté des échanges commerciaux». C’est un système économique réglementé par quelque 30 000 directives contraignantes faites à la mesure des multinationales. L’objection selon laquelle seuls 8% environ des aliments produits dans le monde font l’objet d’un commerce international est trompeur. En effet, la totalité de la production obéit à ces «normes», qu’elle soit destinée au marché intérieur des différents pays ou à l’exportation.
Le passage – préparé de longue date – de la production alimentaire paysanne à l’agrobusiness a frappé l’agriculture traditionnelle au cœur de son identité et de son existence. La chimisation, la mécanisation et, dans leur sillage, la capitalisation de l’agriculture ont posé les fondements d’un nouveau modèle commercial: l’intégration d’unités jusqu’ici séparées dans l’agrobusiness. Personne ne devrait s’étonner que les négociations de l’OMC (cycle de Doha) se soient transformées en cycle du commerce agricole. Le modèle doit être consolidé au plan mondial. Ce qui est décisif, c’est que le «droit de l’OMC» (droit du libre-échange) prévale sur les droits nationaux. Il pourra ainsi s’imposer n’importe quand contre les «mesures entraînant des distorsions» prises par les différents pays.

Méthodes d’économie coloniale

Sicco Mansholt fut, à un moment de sa carrière d’ingénieur agronome, «employé colonial» dans les colonies hollandaises de Java (Indonésie). Dans les plantations de tabac, il apprit à connaître la culture extensive selon des méthodes uniformes, méthode qu’il transplanta en Europe. Il ne souffrit pas, contrairement à ce que l’on raconte dans sa biographie, du caractère féodal de la domination coloniale, mais se demanda comment appliquer la méthode coloniale à l’agriculture européenne. Il appliqua ce qu’il avait appris à la politique agricole de l’Espace économique européen.

Le marché étranglera les derniers paysans

Le Conseil fédéral veut entamer des négociations en vue d’un accord de libre-échange avec l’UE. Les échecs du marché libéralisé dans la finance, la banque, les marchés des capitaux, les interventions de l’Etat pour sauver des banques irrémédiablement endettées en Angleterre (Northern Rock) ou aux USA (Bear Stearns), les banques nationales (la Banque nationale suisse également) qui injectent des milliards de liquidités dans le système, tout cela le laisse indifférent: il continue à vouloir plus de marché.
Mais davantage de libre-échange signifie que la sécurité de l’approvisionnement, qui inspire déjà des inquiétudes, va empirer, que le nombre des exploitations agricoles va diminuer de moitié, que les revenus vont également diminuer de moitié environ et que nos normes de qualité vont être abaissées au niveau européen. Bref, le libre-échange agricole va mettre fin à la prospérité.
Sur le marché, les avant-derniers sont les paysans. Au cours des 15 dernières années, on a rogné leurs prix d’environ 25% et on a «récompensé» parallèlement les consommateurs d’une augmentation de 15%.
Les derniers sont les consommateurs. De même que les baisses de prix des paysans au cours des 15 dernières années n’ont pas été répercutées sur les prix finaux, celles – encore plus importantes – qui seront imposées aux paysans par un accord de libre-échange agricole ne le seront pas plus. Les consommateurs seront récompensés par de la viande avariée, des aliments génétiquement modifiés et les produits d’un agriculture largement industrialisée.     •
(Traduction Horizons et débats)

1    Le preneur de prix (price taker) est contraint d’accepter les prix fixés par le marché. [n. du trad.]
2    Matthias Binswanger, lors d’un débat du Congrès de l’Association suisse Industrie et Agriculture (Zurich, 2007)
3    Un optimum de Pareto [Vilfredo Pareto, économiste et sociologue (1848–1923)] est un état dans lequel on ne peut pas améliorer le bien-être d’un individu sans détériorer celui d’un autre.