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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°40, 18 octobre 2010  >  Enseignement innovant 2012 [Imprimer]

Enseignement innovant 2012

A propos des «environnements d’apprentissage» et de l’«apprentissage interactif» (Satire III)

Miriam Moderni est une jeune enseignante qui s’intéresse à tout et souhaite que ses élèves bénéficient de ce qu’il y a de mieux et de plus récent. En entrant dans sa nouvelle école, elle a l’impression d’avoir fait un bon choix. C’est un établissement dont la direction a introduit de nombreuses idées innovantes prônées avec chaleur par le Département de l’instruction publique. On y pratique un enseignement individualisé de groupes d’élèves d’âges différents et comprenant des phases d’«input». Pendant les années 4, 5 et 6, ils élaborent un portfolio dans lequel ils consignent leurs résultats et leurs travaux individuels.
rl. – Mélanie, demande Miriam Moderni, as-tu ton billet d’excuse?
–    Oh, je crois que je l’ai oublié à la maison.
–    Mélanie, ça ne doit pas se reproduire.
Tout en souriant à Mélanie, Miriam con­sulte, sur son ordinateur, le logiciel Leerer-Offiz à la rubrique «Mélanie Koch» et coche la case «oubli de Mélanie». L’enseignante sait que ce logiciel interne va lui dire: «fixer un deux­ième entretien des parents avec le directeur», mais elle n’a pas le temps de s’en occuper maintenant car elle doit contrôler si tous les élèves sont présents, s’ils ont fait leurs devoirs et s’ils ont tous du travail. Elle constate rapidement: «Giuseppe est encore absent. Sandro a terminé son module d’apprentissage ‹fractions décimales›. Il aurait besoin d’un nouvel input, peut-être en même temps qu’Abdullah, qui va bientôt terminer son module d’apprentissage.» Dans la grande salle, tous les élèves sont devant leur ordinateur, les yeux fixés sur l’écran.
C’est ça, le nouveau monde de la pédagogie. Miriam trouve que l’adaptation néces­saire à son nouvel environnement d’apprentissage 4/5/6 a été un peu brusque et dans ses moments de blues, elle regrette son ancienne classe. Elle ne voudrait cependant pas se fermer aux réformes. Mais en ce moment elle n’a pas le temps de réfléchir à ces questions.
Elle s’adresse à un garçon un peu hirsute qui vient d’entrer en classe:
– Bonjour, Philippe, tu as pris tes comprimés aujourd’hui?
L’écolier la regarde longuement d’un air avachi:
– Bonjour, Madame, oui, je les ai pris.
Depuis que Philippe prend du Rutalan®, l’environnement d’apprentissage est plus calme. «A vrai dire, pense Miriam, je n’ai ni le temps ni le calme nécessaires pour m’occuper de ce genre d’élèves. C’est du ressort des nomb­reuses nouvelles éducatrices spécialisées et de l’industrie pharmaceutique.»
Au bout de dix minutes, Miriam s’assied à son bureau placé du côté des fenêtres de l’environnement d’apprentissage. Elle re­garde les montagnes au-delà de la large vallée. Beaucoup l’envient. Chaque année, les collègues se disputent presque pour pouvoir occuper cette salle. Cette année, c’est le tour de ­Miriam. Mais elle n’est pas vraiment satisfaite.
Elle voit bien tous les élèves dispersés dans cette immense salle. Son collègue Armin surveille avec elle l’environnement d’apprentissage 4/5/6. Il est responsable de l’enseignement des langues.
Miriam regarde son écran. Elle y voit 10 petites fenêtres correspondant aux dix écrans des élèves. Elle peut se brancher sur chaque ordinateur et accompagner individuellement chaque élève. A vrai dire, elle a de plus en plus de peine à utiliser ce mot accompagner.
Elle s’est décidée pour cette école parce que chaque enfant peut y apprendre à son rythme.
Grâce à l’apprentissage assisté par ordinateur, on voit vite où en sont les élèves à tout moment. Ainsi, ils peuvent tous travailler ensemble dans la même salle. C’est ce qu’on appelle intégration ou inclusion. Aucun élève n’est plus exclu, ils travaillent tous en­semble. A vrai dire, Miriam se représentait l’intégration différemment. Elle commence aussi à avoir des difficultés avec ce mot.
Miriam Moderni met sur «vert» son ­disque de carton fixé sur un support en bois. Elle voit déjà que certains élèves la regardent, désireux d’entrer en contact. Rebecca est la première à se lever et à s’approcher d’elle d’un pas décidé sur le revêtement de sol gris insonorisant, entre les pupitres et les plantes.
– Grüezi, Frau Moderni, ich verstoo d’Ufgab drü nöt.
– Rebecca, je t’en prie, parle hochdeutsch, dit Miriam gentiment.
– Excusez-moi. Je ne comprends pas le problème de maths numéro 3.
Chaque fois, Miriam se demande pourquoi le cours d’arithmétique Mathematicus de Nertelsmann ne visualise pas mieux le problème posé par le report dans les multiplications afin que des élèves comme Rebecca n’aient plus besoin d’explications supplémentaires.
– Bien, Rebecca, fais-moi le calcul…
Pendant que l’enfant s’exécute, Miriam laisse vagabonder sa pensée. Elle visualise sur son écran le tableau des notes de mathématiques de tous les élèves du degré 4. Le logiciel remplit automatiquement les tableaux à partir des résultats des élèves. «Rebecca Sommer». Ses notes apparaissent sur l’écran. «Oh là là, ce qu’elle est faible! pense Miriam. Est-ce que je ne devrais pas la signaler afin qu’on la teste pour savoir si elle souffre de dyscalculie.» L’enseignante est mal à l’aise quand elle ne peut pas aider personnellement un élève, qu’elle doit déléguer le problème à quelqu’un d’autre. Maintenant, le soutien des élèves est individuel, chacun a son programme à lui. Aussi bien pour les élèves faibles que pour les surdoués, on peut faire appel à une éducatrice spécialisée capable d’apporter une «aide professionnelle». Les éducatrices spécialisées – elles doivent maintenant toutes être titulaires d’un master – viennent deux fois par ­semaine et s’entretiennent individuellement avec les élèves dans la salle de dialogue. On peut y parler longtemps avec les élèves sans déranger les autres. Miriam pense: «A vrai dire, plus personne n’est vraiment responsable. Et maintenant, il y a ces éducatrices spécialisées 45 minutes deux fois par semaine. Elles savent tout faire, sauf aider les élèves.»
Et si un élève comme Rebecca n’obtient pas les résultats demandés malgré l’aide pédago­gique reçue, la possibilité existe aujourd’hui de le «dispenser des objectifs d’apprentis­sage» ou de lui adapter les objectifs, ce qui lui ­permet de rester dans son groupe. Il n’est pas «stigmatisé», il est alors «intégré». On se rend ­compte ici en quoi consistent les fa­meuses «innovations». Beaucoup d’élèves rient quand ils voient la simplicité des problèmes que les ­élèves «dispensés des objectifs d’apprentis­sage» doivent résoudre sur leur ordinateur. «A vrai dire, pense Miriam, ce n’est pas juste. Pourquoi Rebecca ne peut-elle pas travailler la même matière que ses camarades, même si elle a besoin de plus de temps?»
Miriam regarde ses élèves travailler à leur ordinateur ou remplir des feuilles d’exer­cices. Elle se rend compte que Lars n’arrête pas d’aller dans son nez. Elle lui fait une re­marque via son ordinateur. Elle le voit sursauter et regarder fixement son écran puis alternativement Armin et elle-même. Elle lui fait un sourire. Soudainement «1984» de ­George Orwell lui vient à l’esprit: Big Brother is watching you.
Quand un élève a un problème avec le programme hebdomadaire, il peut s’approcher d’un des coaches de l’environnement d’apprentissage ou demander de l’aide via son PC. Miriam a l’impression d’être moins une enseignante qu’un coach ou un mentor. Elle accompagne les élèves au cours de leur biographie d’apprentissage. Chacun avance individuellement, le coach l’accompagne.
Au fond de la salle, à droite, juste à côté de la porte menant à l’environnement d’apprentissage, se trouve le coin des inputs. De temps en temps, Miriam y emmène quelques élèves pour introduire un nouveau sujet. Au bout de 15 minutes d’input, ils retournent à leur place travailler seuls avec les logiciels idoines. ­Miriam n’a pas à élaborer les sujets d’input. Ils font partie de l’ensemble du matériel pédagogique acheté à Nertelsmann. Cela lui épargne beaucoup de travail et lui permet d’accorder plus de temps aux élèves individuellement. Soudainement elle remarque que Mélanie va remettre un billet à Sarah. Elle leur fait une remarque par ordinateurs interposés. Si elles recevaient une seconde re­marque, elles devraient passer une demi-journée à l’isolement dans une pièce à part et cela, personne ne le souhaite. A vrai dire, c’est paradoxal: Miriam peut accorder davantage de temps à chacun et pourtant, en réalité, elle n’en a pas le temps. Elle se souvient de la manière dont elle a, il y a quelque temps, travaillé une matière avec l’en­semble de la classe. Tous les élèves étaient captivés par un problème, chacun réfléchissait aux questions des autres et ils cherchaient ensemble une solution. A vrai dire, on assiste maintenant à une atomisation de l’enseignement.
Pour permettre de tenir constamment à jour les nombreuses biographies individuelles d’apprentissage, il existe des logiciels particuliers, comme le Leerer-Offiz. Aujourd’hui, chaque élève est accompagné par l’informatique. Toutes les notes, les entretiens avec les élèves ou les parents, les retards, les indisciplines et les photos sont saisis sur ordinateur et accessibles à tous les collègues. Le directeur espère même qu’ils seront bientôt saisis de manière centralisée par le canton. On peut faire ainsi des comparaisons optimales. Plus rien ne se perd. Comme toutes les notes sont relevées, les bulletins se font automatiquement. Selon le directeur, cela simplifie considérablement le travail administratif. Miriam est parcourue d’un frisson. Cela lui rappelle George Orwell et plus encore «Le Meilleur des mondes» d’Aldous Huxley.
Soudain, Miriam lit sur son écran un message d’Armin: «Je vais chercher un café. Veux-tu que je t’en rapporte un?» «Bonne idée, pense Miriam, j’en ai bien besoin.» Elle tape sa réponse. «Merci Armin, un café crème, s’il te plaît.»
Marvin apparaît sur son écran: «Il y a quelque chose que je ne comprends pas.» Miriam examine son problème par ordinateur interposé. «C’est bien Marvin: il compte encore sur ses doigts et se trompe!» Elle lui écrit: «Viens dans la salle de dialogue après la récréation. En attendant, continue les calculs de l’exercice 12. Bonne chance!» Elle le regarde et lui fait un petit signe. «A vrai dire, il me semble bien perdu», pense-t-elle.
Carmen est assise derrière le grand Benjamini, à gauche à côté de l’entrée. Depuis le début de la classe, elle est concentrée sur son écran. C’est une surdouée et l’éducatrice spécialisée s’occupe d’elle dans son groupe des surdoués. Il y a eu entre les parents une dispute assez vive pour savoir quels enfants pourraient entrer dans ce groupe. Carmen fait ses exercices pour surdoués à toute vitesse. Miriam va l’interrompre au cours de la prochaine demi-heure afin qu’elle ne s’épuise pas complètement à la tâche.
«A vrai dire, pense Miriam, c’est dom­mage que Carmen ne puisse pas être sollicitée pour aider Rebecca et Marvin, mais c’est une surdouée, et une enfant malheureuse comme les pierres.»
La question de savoir si son école remplit les normes de réussite cantonales et suisses ne la préoccupe plus. Dans le test sur Internet obligatoire pour toutes les écoles suisses, son école occupe toujours une des premières ­places. En outre, on contrôle systématiquement la qualité de l’école. Tous les trois ans, l’établissement révèle ses qualités et ses défauts. Une équipe d’évaluation cantonale contrôle l’enseignement de manière ponctuelle et parle avec les enseignants, les parents, la direction et la commission scolaire. Ensuite, les enseignants re­çoivent un rapport précisant les objectifs à atteindre jusqu’à l’évaluation ­suivante. Mais à vrai dire, Miriam n’est pas sûre que tous les enfants reçoivent ce dont ils ont besoin et qu’on n’en perde pas quelques-uns en route.
Elle reçoit un courriel interne de Paula. Celle-ci se plaint que Remo la «harcèle» au cours de l’apprentissage interactif. Miriam se souvient du cours de formation continue intitulé «En cas de harcèlement, ne pas détourner les yeux». Elle se dépêche de rassurer Paula et lui promet de parler à Remo. Remo est un enfant indiscipliné. Il fait partie du groupe dont Armin est le mentor. Armin a déjà tout essayé: entretiens réguliers avec les parents en présence d’un psychologue scolaire, intervention de crise systémique. Et maintenant c’est le tour de l’autorité tuté­laire. A vrai dire, Miriam pense que Remo se sent abandonné. Elle sait qu’il aurait une chance de s’améliorer s’il avait une relation plus étroite et durable avec un enseignant.
Lorsqu’elle regarde à nouveau par la fenêtre, elle se rend compte qu’elle est parfois mélancolique. Elle se surprend à souhaiter pouvoir aborder un sujet avec tous les élèves simul­tanément, et cela non pas pendant 15 minutes, mais toute une journée, voire une semaine entière. Parfois elle aimerait expliquer en toute tranquillité à Rebecca le report dans les multiplications ou poser tout simplement son bras sur l’épaule de Remo. Peut-être est-ce dom­mage qu’elle n’ait plus sa classe à elle, une classe où elle puisse partager pendant deux ou trois ans les joies et les peines de tous ses élèves.
– Miriam!
Miriam sursaute. Armin est là avec son café. Il brandit une brochure. «Voilà une ­nouvelle offre de cours du Förderverein ­Pestalozzi: la grande nouveauté consiste dans l’enseignement simultané par un enseignant d’un grand groupe homogène, éventuellement d’une ­classe d’élèves du même âge, pendant une période assez longue. Ça t’intéresse? Il faut s’inscrire jusqu’à la fin de la semaine.»
Miriam est rayonnante: En quelque sorte, la raison finit toujours par triompher de la sottise.
***
Ce n’est pas seulement dans le canton de Zurich que l’insatisfaction croît à propos de l’évolution de l’enseignement. Des enseignants expérimentés mettent en garde contre le démantèlement de l’école par des réformes de plus en plus insensées. On perd de vue l’enfant dans la transformation imposée à l’aide de nouvelles techniques et de processus organisationnels issus de directives officieuses en provenance d’organismes de l’économie privée, notamment la Fondation Bertelsmann, ou de l’UE, de l’OCDE par la voie de la CDIP.
Au lieu d’annuler les réformes impraticables et d’améliorer la qualité de l’enseignement, la prétentieuse bureaucratie zurichoise, par exemple, propose de réduire le nombre d’heures des enseignants ou de supprimer petit à petit le contrôle de l’école par le peuple.
Depuis des décennies on s’accroche avec une incroyable obstination à des réformes insensées, parfois même inhumaines. L’enseignement qualifié par les milieux de spécialistes de «pédagogie axée sur l’output», dont souffre Miriam, atteint actuellement son paroxysme. Revenons à une pédagogie orientée vers l’individu et l’intérêt général!    •