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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°52, 29 décembre 2008  >  La fin de l’approche coloniale [Imprimer]

La fin de l’approche coloniale

Rapport sur l’agriculture mondiale:

«Et soudain apparaissent des solutions que quelqu’un tout seul n’aurait pas pu trouver, mais la communauté, oui .»

Interview du professeur Hans Hurni, Université de Berne

hd. En octobre dernier, le Rapport sur l’agriculture mondiale, qui est d’une importance capitale pour la solution du problème de l’alimentation au niveau mondial, a été présenté à Berne, au cours d’une manifestation organisée par SWISSAID, Pain pour le prochain, Greenpeace et l’Union suisse des paysans (cf. «Horizons et débats» n° 44 du 3/11/08). Ce rapport propose un changement fondamental dans la politique agricole: abandon de l’agro-industrie au profit de petites structures paysannes, qui devraient être encouragées de manière ciblée. «Horizons et débats» a parlé, en marge de la rencontre, avec l’un des auteurs principaux du rapport publié en 2008, le Professeur Hans Hurni de l’ Université de Berne, sur ses expériences et une démarche intelligente pour trouver une solution au problème de l’alimentation à l’échelle mondiale.

Horizons et débats: Professeur Hurni, quelle serait d’après vous la solution au problème de l’alimentation à l’échelle mondiale? Et quelle importance accordez-vous au Rapport sur l’agriculture mondiale?

Hans Hurni: Ce Rapport sur l’agriculture mondiale est en fait une «révolution» en comparaison de tous les rapports sur l’agriculture qu’il a pu y avoir. C’est la première fois qu’un tel rapport n’a pas été réalisé par des experts institutionnels, mais avec la participation très large de gens du Nord et du Sud, dont la moitié de femmes. C’était un véritable mélange mondial de représentants très divers de la recherche et du développement agronomiques. Les agronomes n’étaient pas en majorité. Beaucoup plus d’experts forestiers, de géographes, de spécialistes des sols et de l’eau ou encore de la pêche étaient associés, ainsi que des représentants de paysans et de paysannes et de nombreuses Organisations non-gouvernementales (ONG).
La nouveauté résidait donc dans la composition de ce groupe. Et le résultat a aussi été différent. On attendait des recommandations de développement de la recherche dans des domaines clé, dont le génie génétique et la modernisation de l’agriculture. Au lieu de cela, nous avons dit dans nos conclusions que les petits paysans sont importants et qu’il est possible d’augmenter énormément la productivité de l’agriculture paysanne mais aussi ses autres fonctions.
Bien sûr, c’est un fait que la production de beaucoup de petits paysans, globalement, est encore relativement basse. Mais ils n’ont pas recours aux engrais et aux pesticides, seulement à leur propre travail.
Nous affirmons qu’avec des conseils et un soutien appropriés, mais aussi par la re­cherche, on peut obtenir, aujourd’hui déjà, de plus hauts rendements pour les variétés exis­tantes, qui sont en général bien adaptées.
L’agriculture biologique nécessite certes aussi un travail de sélection – on le sait depuis longtemps –, mais elle a par exemple aussi besoin de combinaisons appropriées de
plantes qui puissent pousser ensemble et ne pas se gêner mutuellement. Mais on peut améliorer notablement les connaissances dans ce domaine, si la recherche s’oriente dans cette direction. On n’a pas besoin pour cela d’une recherche de pointe travaillant aux transformations du matériel génétique, mais d’une recherche qui améliore les possibilités exis­tantes par des combinaisons appropriées de cultures et pourrait ainsi tripler sans gros problèmes la productivité d’un hectare – c’est-à-dire une surface de 100 mètres sur 100, ce qui correspond environ à la terre que possède souvent une famille de petits paysans actuellement –, de 1 à 3 tonnes de rendement de céréales.
Actuellement, les rendements sont en général bas, en particulier sur les terrains en pente, où s’ajoute la dégradation des sols, par érosion ou par pollution chimique ou biologique. Mais là, on peut apporter beaucoup d’améliorations en prenant des mesures appropriées pour une utilisation durable des
terres, avec des petites terrasses, des haies et des labours parallèles aux pentes. On peut à moindre frais là aussi stabiliser la base de ressources et ainsi augmenter les rendements.
Nous pensons que rien qu’avec cela, la production mondiale peut sans problème être maintenue et même augmentée, comme cela a été le cas pour l’agriculture bio. Il ne s’agit pas que plus de paysans fassent la même chose mais que des combinaisons appropriées de produits soient cultivées sur les exploitations.

Si les petits paysans avaient des rendements multipliés par deux ou par trois, ils pourraient en somme vendre une partie pour l’alimentation de la population des villes?

Exactement. Il s’agit de permettre aux familles une production d’excédents, qui leur fait défaut aujourd’hui. La vente de ces excédents leur procurerait l’argent dont elles ont un besoin pressant, pour construire des
écoles dans leurs communautés, acheminer l’eau, bref améliorer leurs infrastructures. Elles ne peuvent pas se contenter de compter sur l’Etat, dans les pays pauvres, l’Etat ne s’occupe généralement pas des petits paysans. Ceux-ci doivent donc s’équiper et investir eux-mêmes avec le produit de leurs ventes. Mais naturellement, là aussi la politique doit suivre. Dans beaucoup de pays en développement, l’argent n’est pas réinvesti là où sont les contribuables. Les impôts et taxes sont collectés, centralisés et réutilisés pour d’autres choses que pour les besoins des ruraux, en général pour les villes. Mais si on organise cela de manière plus décentralisée, la population rurale peut aussi en profiter; cette évolution est en cours, car les gouvernements commencent à saisir cela. Ainsi les communes rurales commencent à être autorisées à administrer et à investir elles-mêmes les revenus fiscaux.
Et si les paysans deviennent plus productifs, ils peuvent réinvestir, aussi bien dans leur exploitation que dans les structures com­munes au niveau de leur communauté.

Avez-vous un exemple de cette coopération des gouvernements?

Oui, bien sûr. Le Pôle de recherche nationale (PRN) Nord-Sud, que je dirige, a des partenariats de recherche dans 37 pays, où plus de 400 chercheurs travaillent sur ces thèmes.

C’est une recherche de terrain?

Il y a aussi une recherche de terrain. Et surtout 70% des étudiants sont originaires des pays avec lesquels nous coopérons, ce qui veut dire qu’ils ne viennent pas en Suisse pour effectuer des recherches sur nos problèmes. Nous appelons cela coopération de recherche en développement. Nous recevons depuis 7 ans de l’argent du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et de la Direction du développement et de la coopération (DDC) pour entreprendre de telles recherches, et nous avons pour cela créé un consortium en Suisse. Par exemple l’Institut tropical suisse travaille sur des projets internationaux de santé comme le combat contre la malaria et la tuberculose. Puis il y a les Genevois qui s’intéressent surtout aux problèmes liés à la gouvernance, comment on peut conduire de meilleures politiques, où sont les conflits etc. Ensuite nous avons avec Swisspeace une coopération dans le domaine de la recherche sur la paix et les conflits. L’Université de Zurich, elle, travaille sur l’organisation du mode de vie, le Livelihood: comment les paysans et paysannes, et d’autres groupes organisent leur vie. Et enfin l’Université de Berne se con­sacre principalement aux problèmes d’environnement et de développement, autrement dit à l’utilisation durable des sols, de l’eau et de la végétation, à la protection de la nature et au développement régional, donc aussi rural.
Dans l’ensemble, ce programme de recherche et de formation fonctionne très bien; il dure depuis plus de sept ans et il est programmé sur douze ans. Il y a beaucoup de gens du Tiers Monde, qui constituent la majorité des chercheurs. Et nous les formons chez eux, pas chez nous. C’est une nouvelle manière de coopérer dans le domaine de la recherche et je pourrais vous donner des centaines d’exemples de la manière dont ça marche.

Dans quels pays les gouvernements ont-ils cette prise de conscience forte qui les fait coopérer étroitement avec vous?

Aussi étonnant que cela puisse paraître, en fait dans tous les pays. Ces gouvernements ont réagi très positivement à notre initiative. Ils ont dit: «Ce n’est pas colonial, là nous avons vraiment un échange dans le domaine de la recherche. De vous nous prenons les aspects modernes que vous pouvez offrir, par ex­emple l’informatique et la manière de travailler avec, et de nous vous recevez le savoir, surtout le savoir local, et nos scientifiques
peuvent donc se former de manière optimale». Il n’y a aucun cas de scientifique formé par nous qui serait resté en Suisse après un séjour ici. Ils retournent tous chez eux, parce qu’ils se sont spécialisés sur leur pays.

Et ils trouvent un sens à leur vie là-bas, ils peuvent exercer une influence sur le cours des choses?

Tout à fait. La plupart deviennent, une fois diplômés, enseignants d’université et enseignent à leurs bachelors et masters en prenant des exemples de leur propre pays. C’est toujours un avantage. On apprend ainsi de soi pour soi. Les gens qui sont formés peuvent ensuite utiliser cette formation pour eux-mêmes. De notre côté, notre démarche consiste à injecter nos propres expériences.
Bien sûr, cela ne suffit pas à empêcher les grands conflits internationaux. Quand l’Ethiopie et l’Erythrée se font la guerre, nous ne pouvons que regarder, comme tout le monde. Comme la plupart des Ethiopiens et des Erythréens, qui ne sont pas non plus d’accord.
Mais ailleurs, nous pouvons être d’un grand secours, par exemple en Bolivie, à propos du conflit entre parcs naturels et population locale, où les parcs naturels avaient une tendance à exclure les gens et à les expulser; nous avons montré que les paysannes et les paysans entretiennent les paysages culturels et par là contribuent de fait à la biodiversité, qu’ils ne font pas que détruire. Quand on confie la tutelle de ces territoires protégés à ces gens et qu’on leur laisse administrer eux-mêmes les parcs naturels, c’est un nouveau modèle de protection de la nature qui apparaît, et cela fait aujourd’hui en Bolivie l’objet d’un débat. Mais quand par exemple des problèmes politiques surgissent entre la population riche hispanophone et les Indios, nous sommes tout aussi désarmés, là nous ne pouvons pas intervenir, pas même avec la recherche pour la paix.

Comment le Rapport sur l’agriculture mondiale a-t-il été reçu par la communauté internationale?

Du côté des gouvernements, vous savez qu’environ 60 Etats ont déjà signé ce rapport et déclaré qu’ils le soutenaient. Quelques Etats, peu nombreux, ne l’ont pas signé. Certains ont ratifié, avec des réserves, ce que je trouve une bonne chose. On ne peut pas toujours être d’accord sur tout, par exemple sur les OGM, que ces Etats ne voulaient pas voir juger négativement. Nous n’avons pas dit «Non», mais simplement «attention, attention, attention», rien de plus. Notre exigence était non pas que l’on interdise la recherche dans ce domaine, mais qu’on l’accompagne de manière très prudente. Et accompagner signifie ne pas faire immédiatement des essais de plein champ, mais d’abord en laboratoire, jusqu’à ce qu’on soit sûr que le produit se comporte comme une variété naturelle. Mais même cette exigence était apparemment trop drastique.

Pouvez-vous décrire plus précisément votre démarche de recherche transdisciplinaire en relation avec le Rapport sur l’agriculture mondiale?

Pour nous la recherche commence comme ça: dans une région, dans un village, nous rencontrons d’abord les gens, avec divers scientifiques, représentantes et représentants, pendant peut-être une semaine, pour parler ensemble des problèmes. Sur les possibles causes de ces problèmes, sur les possibles solutions à y apporter. Quand il y a de l’érosion, qu’est-ce qu’on peut faire? Qui pro­voque l’érosion? Est-ce que c’est celui qui fait pâturer son bétail en haut de la montagne ou est-ce celui qui cultive des champs au pied de celle-ci? Et nous avons constaté que les gens ont un savoir très précis. Ils peuvent dire avec exactitude d’où vient l’eau, ils s’y connaissent. Et on tombe donc d’accord sur ce qu’on veut examiner de plus près.
Puis, en général, un ou une scientifique, seul ou avec d’autres, s’attelle au projet
scientifique, étudie les problèmes et teste des solutions expérimentales. Cela peut durer deux, trois ans. Puis on retourne aux gens, on les invite et on leur explique ce qu’on a trouvé en tant que scientifique. Commence alors la négociation. Ils disent: «Non, ça ne va pas, pour telle ou telle raison», ou bien: «Oui, ça marche, c’est une bonne idée». Parfois nous réussissons, parfois non. Cela conduit à la phase suivante du projet, c’est un processus d’aller-retour entre recherche et échange.

C’est en fait de la recherche-action, non?

Oui, mais la recherche-action était exclusivement axée sur l’opinion des paysannes et paysans, alors que, là, nous faisons entrer en ligne de compte, dès le départ, notre opinion, car tout ce que les paysans pensent n’est pas forcément juste. Ils ont aussi une opinion toute faite, influencée par leur environnement, mais nous, de notre côté, avons peut-être de nouvelles connaissances ou alors, il y a soudain d’autres acteurs, qui ont d’autres opinions. Alors peut-être se disent-ils: «Ah! Bonne idée, essayons ça». Nous incluons alors aussi ces points de vue. Ainsi les groupes, les réseaux grandissent, et soudain apparaissent des solutions que quelqu’un tout seul n’aurait pas pu trouver, mais la communauté, oui.

C’est une démarche fascinante. Elle pourrait être utilisée pour tous les problèmes, s’il y avait la volonté politique de le faire, pour le bien commun. Au fond, c’est une démarche de bas en haut.

Nous appelons ça «transdisciplinaire». L’important c’est de donner aux chercheurs un peu de calme pour pouvoir se consacrer à leur recherche. Dans leur bureau, dans leur labo ou en essais. Car les meilleures idées sont d’abord seulement dans la tête, puis on peut les communiquer. On ne peut pas tout faire de manière participative.

Pas de solutions rapides, donc.

Sûrement pas, car la pensée sur le long terme est assez importante. Par exemple, je travaille depuis 35 ans sur les terrasses en Ethiopie. Tout le monde me demande: «Mais qu’est-ce que tu recherches?» Je réponds toujours: tu n’as pas idée de la difficulté à convaincre un paysan d’investir cent journées de travail supplémentaires sur sa terre, sans gain immédiat. Il ne dispose pas de ce temps de travail, et il n’a pas la force de le fournir. Et le but de notre recherche est donc de trouver le moyen pour que le paysan puisse obtenir un maximum de résultats avec un minimum d’efforts. Nous avons donc développé des méthodes que nous avons mises en œuvre avec les paysans sur leurs champs et observées pendant plus de 20 ans. L’expérience a commencé ainsi: le paysan, en labourant, laisse une bande non labourée tous les cinq mètres. Au lieu de construire des terrasses, il a juste laissé ces bandes. L’érosion s’est donc sédimentée à ces endroits, parce que l’eau de ruissellement est un peu freinée et cela a contribué à la formation de talus toujours plus hauts. Et au bout de 20 ans, ce sont de véritables terrasses toute prêtes, et le paysan n’a eu qu’une chose à faire, veiller à ce que le bétail ne mange pas l’intégralité de la couverture végétale. Cela lui donne déjà assez de travail. Et de telles choses, ça ne s’invente pas. On doit être constamment sur le qui-vive, à l’écoute.

Cette année est l’Année internationale de la pomme de terre. Pouvez-vous nous en dire deux mots, en relation avec le Rapport sur l’agriculture?

La pomme de terre est bien sûr une plante excellente, pour produire un aliment de base, qui a des rendements supérieurs aux céréales. Dans la plupart des pays, qui avaient jusqu’ici des céréales, et ça a été aussi le cas en Europe, la substitution n’est pas rapide. Une terre à céréales va peut-être prendre 40 ou 50 ans pour se transformer en terre à patates. Mai c’est ce qui se passe aujourd’hui. On produit et on consomme de plus en plus de patates, combinées avec des céréales. En Afrique aussi, dans les terres d’altitude, on cultive toujours plus de patates. Cela donne évidemment immédiatement un rendement dix fois supérieur à celui des céréales. Les pommes de terre ont certes une valeur un peu moindre que celle des céréales, il faut donc voir ce qu’on peut produire en complément, par exemples des légumes et des légumineuses. Mais la patate est un merveilleux fruit des champs, qu’on peut utiliser aussi dans des territoires sinistrés.    •
(Traduit par Fausto Giudice, http://www.tlaxcala.es)

Hans Hurni est professeur de géographie à l’Université de Berne et l’un des principaux auteurs du Rapport sur l’agriculture mondiale paru en 2008. En outre, il est directeur du Pôle de recherche nationale (PRN) Nord-Sud du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et de la Direction du développement et de la coopération (DDC) de la Confédération suisse. Le PRN Nord-Sud a été établi pour encourager une approche transdisciplinaire dans la recherche scientifique pour le développement durable et anime un réseau mondial de 400 chercheurs œuvrant dans 140 pays.

ef. Le nombre de personnes touchées par la famine a augmenté de 40 millions par rapport à l’année dernière. En décembre 2008, le chiffre sinistre des affamés dans le monde est de 963 millions. Chaque année environ 11 millions d’enfants meurent avant d’atteindre l’âge de cinq ans. 25’000 personnes, dont 13’000 enfants, meurent chaque jour de sous-nutrition. Du fait de la crise financière et de l’augmentation des prix des produits alimentaires, ces chiffres ne font qu’augmenter.
Ce n’est pas une fatalité. Aucun habitant de la planète ne devrait souffrir de famine, s’il y avait une volonté politique d’en finir avec le problème de la faim. Le Pape Benoît XVI souligne qu’il y a sur terre suffisamment de moyens et de ressources pour nourrir tout le monde.