Arguments contre le libre-échange agricoleUne interview de Markus Ritter, Altstätten SG*hd. Au moins depuis la publication du «Rapport sur l’Agriculture mondiale» il est scientifiquement établi que ni le libre commerce des produits agricoles ni l’agro-industrie ne peuvent endiguer et combattre la faim dans le monde. Plus de 400 scientifiques issus de presque 100 pays ont consacré à ce domaine plusieurs années de recherches et sont arrivés à un résultat sans appel: c’est la petite agriculture à fort ancrage régional qui assure le maximum de sécurité alimentaire. Le libre-échange, tel que l’OMC et l’UE l’exigent, sert exclusivement les intérêts de l’industrie agroalimentaire et des grosses entreprises agricoles industrialisées qui fixent les prix mondiaux et détruisent ainsi les petites exploitations familiales indispensables pour nourrir la population. C’est surtout dans les pays en développement, mais aussi dans de petits pays comme l’Autriche, la Suisse et beaucoup d’autres pays que cette politique a des effets dévastateurs. Plus d’un milliard d’affamés dans le monde attestent de l’échec du libre-échange agricole. Mais ce n’est pas seulement la vie humaine qui est directement concernée; l’environnement souffre énormément d’une agriculture orientée exclusivement vers le profit et les hausses boursières. Les sols sont surexploités, les régions montagneuses négligées, et la monoculture comme l’élevage industriel favorisent l’apparition de maladies qui nécessitent l’emploi excessif de produits chimiques – le système écologique est fortement agressé. Horizons et débats: Madame la conseillère fédérale Leuthard, qui appartient à votre parti, négocie avec l’UE un traité de libre-échange agricole. Pouvez-vous nous dire ce que cela implique? Markus Ritter: Il s’agit d’une libéralisation totale de tout le secteur vivrier entre l’UE et la Suisse. Toutes les restrictions et tous les droits de douane, tous les obstacles techniques au commerce doivent être abolis. Un échange de marchandises transfrontalier complètement libre, que rien ne gêne, sera alors possible. A première vue c’est séduisant, en y regardant de plus près beaucoup moins. Comment cela? Dans les vingt ou trente années écoulées la politique agricole suisse était pensée pour des exploitations familiales. La politique agricole a constaté qu’en Suisse les coûts de production sont relativement élevés. Il fallait donc payer les produits agricoles à un prix qui permette aux paysans et paysannes de notre pays de couvrir ces coûts et de nourrir leurs familles. Gagnants et perdantsOn pourrait maintenant se demander: et sur les consommateurs, quelles retombées? En dépit des droits de douane et du surcoût à l’achat chez les commerçants nous ne dépensons qu’à peine 7% de notre revenu pour nous nourrir. C’est le plus petit pourcentage européen. Des calculs scientifiques concernant le libre-échange agricole ont montré que le revenu paysan serait divisé par deux suite à la baisse des prix à la production. En profiteraient ceux qui peuvent gagner sur les rentes à l’importation, c’est-à-dire la différence entre le bas prix de produits importés et leur prix de vente élevé en Suisse. Oui, les intermédiaires ont un vif intérêt à l’introduction de ce système qui leur offrira une rente sur les importations. Et en même temps – par le biais des mesures d’accompagnement étatiques – de recevoir des fonds de l’Etat afin de réduire leurs propres investissements. Les entreprises en amont et en aval veulent profiter de ces mesures d’accompagnement? Oui, ces entreprises ont posé des exigences relativement élevées dans le cadre des activités d’une groupe de travail. Ceux qui exigent à grands cris le libre-échange agricole sont parallèlement ceux qui exigent le plus de mesures d’accompagnement de la Confédération. Et il s’agit de 5 à 7 milliards de francs suisses! Quelles entreprises exigent la plus grosse part du gâteau des «mesures d’accompagnement»? Justement les plus gros de tous ceux qui magouillent dans cette affaire. Il n’y a qu’à voir qui est dans l’alliance agroalimentaire, qui pousse à la roue. Beaucoup de consommateurs croient toujours que si les agriculteurs vendent leurs produits moins cher ils les paieront moins cher en magasin. C’est un jugement économique fallacieux. La part qui revient au paysan sur l’argent déboursé par le consommateur n’est que de 25% environ. En outre le marché des produits agricoles et celui des produits alimentaires en magasin sont largement indépendants l’un de l’autre. Certains gagneront simplement davantage. Oui, les marges augmenteront. Autre preuve, depuis 1990, les prix payés aux paysans ont baissé de 25% alors que les prix en magasin ont augmenté de 15%. Donc l’écart s’accroît. Ce processus s’est un peu ralenti. Mais le libre-échange agricole avec l’UE leur offrirait la possibilité de l’accroître à nouveau massivement. Je ne reproche pas aux industriels de pratiquer cette stratégie, mais il faut savoir pourquoi et comment ils procèdent, et en informer les consommateurs. Nous aurons vraisemblablement par la suite une vote populaire à ce sujet. Si le libre-échange agricole était adopté par le Parlement, il y aurait sûrement un référendum. Ce qui m’importe, c’est qu’on parle d’un prétendu avantage pour les consommateurs. Si c’était vrai, on pourrait s’y résigner. Mais ce qui me donne à penser, c’est qu’on ne dit pas toute la vérité à ceux qui vont voter. Et ensuite tous les paysans et tous les consommateurs doivent eux-mêmes décider de ce qu’ils jugent bon et de ce qu’ils veulent changer dans ce domaine. Est-il exact que le libre-échange agricole conduirait à l’abandon des terres (Vergandung der Natur), surtout dans les hautes vallées et à un exode rural accru dans ces régions? Quel impact cela aurait-il sur l’entretien du paysage? C’est exact. La société devrait accorder un grand intérêt à l’évolution future de l’agriculture. Vous savez, les paysans sont somme toute un petit peuple heureux. Tous les exploitants agricoles savent qu’ils ne deviendront pas riches, ils font ce métier par amour de la nature et des bêtes. Etre paysan ou paysanne, de nos jours, c’est aussi une vocation. Et toute la famille doit être derrière vous. Les paysans et paysannes se donnent corps et âme à leur métier, et ils l’aiment. Avantages du modèle suisseMais cet engagement peut être détruit s’il s’exerce dans de mauvaises conditions. Je suis pour une évolution «sur mesures». Des tables rases comme celle que serait le traité de libre-échange avec l’UE, qui détruirait tout simplement un système en évolution continue depuis des décennies, ce n’est pas possible. Il y a 20 ans que nous travaillons à cette nouvelle politique agricole, basée sur les paiements directs, le dédommagement pour les apports écologiques, et surtout sur la déconnexion entre marché et prestations d’économie générale. C’est un système qui mérite d’être respecté. Avez-vous l’impression que la voie suivie depuis 20 ans, remplacer les subventions par les paiements directs était un bon choix pour l’agriculture? Oui, une bonne voie, importante, et surtout très facile à défendre et à expliquer. Et aussi facile à mettre en œuvre, évitant de trop nombreux détournements et empêchant que des gens profitent de la caisse commune sans rien donner en échange? C’est l’avantage du système suisse. Tous les ans nous avons les dernières données pour chaque exploitation. Autrefois on ne pouvait pas répertorier toutes les surfaces en permanence et en totalité, mais maintenant nous avons les arpentages, les données sont 100% en accord avec les données du cadastre et les conditions que la Confédération prescrit dans chaque cas. C’est ce qui permet en Suisse un système de paiement tout à fait correct. Impressionnant! Oui, effectivement. Incroyable. Quand un paysan touche un franc suisse, cela correspond à un travail qu’il a effectué au cours de l’année. Et si l’année suivante il ne l’effectue plus, il ne touchera plus rien. Cette transparence est importante. La politique agricole de l’UEDans l’UE bien des choses sont très peu claires. Les paiements se basent sur des relevés et des prestations anciennes. Que voulez-vous dire? L’UE a procédé, il y a quelques années, à une enquête relative aux prestations des diverses exploitations. Les paiements directs sont effectués sur cette base depuis cette date, même si les prestations ne correspondent plus. Maintenant on comprend pourquoi vous dites que nous avons 10 à 15 ans d’avance sur l’UE. Etant donné la taille énorme de l’UE, il est difficile d’effectuer des relevés tous les ans pour ajuster les versements. Pourtant ce serait nécessaire pour que les dédommagements soient équitables. Chez eux ce n’est pas transparents, l’appareil est trop important. On peut se demander combien de temps on acceptera ce système. Le problème, c’est l’exécution. Le deuxième problème c’est la politique de subventions pour les bâtiments agricoles dans toutes les zones et pour les entreprises en amont et en aval. Elle n’est pas adéquate. Est-ce cela que vous avez appelé «contributions aux investissements»? Oui. La plus grande partie des fonds va aux infrastructures. Dans les entreprises en amont et en aval et dans les exploitations agricoles elles-mêmes. Cela crée des incitations factices. Est-ce bien ce que veulent les Suisses? En adoptant l’article constitutionnel relatif à l’agriculture en 1996, le peuple a décidé de la démarche à engager et maintenant il faut adapter la politique à cette démarche et non l’inverse. L’article constitutionnel relatif à l’agricultureQuelle démarche le peuple a-t-il approuvé en 1996? Dans les années 80 le peuple a plusieurs fois dit non à des dispositions de la politique agricole de l’époque, qui prévoyait de financer les excédents, qu’il s’agisse de fromage, de sucre ou de céréales. En 1995 un nouvel article constitutionnel a été refusé. Cet article aurait été un petit pas en faveur de l’écologie, mais surtout un grand en faveur du marché. Puis a suivi en 1996 un nouvel article qui mettait nettement l’écologie au premier plan. Les paysans étaient chargés de trois tâches: fournir la population en produits alimentaires sains, entretenir le paysage et pratiquer une agriculture écologique. Un quatrième aspect était une occupation décentralisée des sols, surtout à cause des hautes vallées excentrées. Madame Leuthard dit que le Traité de libre-échange ouvrirait à la Suisse un marché de 500 millions de consommateurs. Qu’en dites-vous? Ce sont des calculs erronés. Les grosses firmes agroalimentaires auraient un accès complet à la l’UE. Mais ce ne serait pas un avantage pour l’agriculture suisse. Nous couvrons nos besoins à 58%. Autant dire que nous pouvons, en Suisse, nourrir 4,5 millions de personnes et que les 3,2 qui restent dépendent déjà des importations. Pour la grande majorité des produits, sauf pour le fromage, nous n’aurions pas les quantités nécessaires pour nous tailler une place en Europe. Il faut tout simplement y penser. Nous ne pourrions conquérir que de toutes petites parts de marché, par exemple certaines régions du Sud de l’Allemagne, l’espace berlinois ou peut-être quelques grandes villes italiennes. Prétendre que ce Traité nous donne des chances est donc un argument purement électoral? Je vais ajouter quelque chose. On pense toujours que nous pourrions nous mettre à la production de masse. Mais les possibilités d’occupation du sol nous imposent des limites claires. Nous avons 1 million d’hectares de surfaces cultivables, et chaque jour 8 hectares – soit un mètre carré par seconde – disparaissent sous les constructions. Autrement dit, 3000 hectares par an d’excellente terre. Nous ne pouvons pas étendre encore nos surfaces agricoles, elles sont limitées. Tout est déjà utilisé. La terre – un bien précieux entre tousNous ne pouvons pas délocaliser tout simplement la production vers l’Inde ou la Chine. Du point de vue de la productivité nous sommes tous d’excellents professionnels. Mais nous voulons rester naturels, et donc nous limitons l’emploi d’engrais et d’insecticides/pesticides. Nous ne pouvons ni ne voulons tirer davantage de notre sol. Et même, la production va plutôt diminuer dans les années à venir en raison de la perte des surfaces cultivées. Aussi bien dans les zones de montagne, où tous les ans une surface du la grandeur du lac de Thoune disparaît en raison de l’extension de la forêt, qu’en plaine où tous les ans 3000 hectares sont définitivement ôtés à la production vivrière par les constructions. Cette évolution m’inquiète beaucoup. DurabilitéLes conditions-cadres de la politique agricole sont-elles encore soutenables aujourd’hui? Ou ne faudrait-il pas apporter quelques corrections, si l’on ne veut pas épuiser la terre, mais la remettre en bon état, dans trente ans, aux générations futures? La durabilité implique trois facteurs. De nos jours, on ne satisfait pas à tous. L’une de mes principales préoccupations est le bétonnage, le mitage continu de notre paysage par de nouvelles habitations. De plus en plus de zones constructibles sans densification de l’habitat. Nous avons aussi un gros problème avec l’occupation des sols. Les zones déclarées constructibles ne sont pas mises à disposition. On attend des hausses du prix des terrains et de ce fait on élargit toujours plus les zones constructibles. C’est un problème écologique. Si nous ne freinons pas cette évolution, dans 300 ans tout sera construit en plaine, jusqu’au dernier mètre carré. La nouvelle loi d’aménagement du territoire tente de prendre des mesures pour y remédier. Sécurité alimentaireQu’entraînerait le libre-échange agricole dans le domaine de la sécurité alimentaire? La sécurité alimentaire est fortement dépendante de l’autoproductivité. J’ai parlé d’une couverture de nos besoins à 58%. Et bien sûr, plus nos prix sont bas, plus nous avons une évolution de type néo-zélandais. C’est-à-dire que de nombreuses exploitations abandonnent et cessent de produire. Dans les zones défavorisées l’exode s’accentue. Quand on produit quelque chose qui ne vaut plus rien, votre motivation en prend un coup. Beaucoup d’exploitants chercheraient un revenu complémentaire. Et alors la production professionnelle perd de sa valeur. * Markus Ritter, agriculteur, membre du PDC [Parti démocrate chrétien], s’investit dans le
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