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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°19, 18 mai 2009  >  Les pensées utopiques dans les groupes de réseaux latino-américains à Genève [Imprimer]

Les pensées utopiques dans les groupes de réseaux latino-américains à Genève

par Emmanuel Broillet, PhD en anthropologie*

bk. Emmanuel Broillet, anthropologue genevois, a, après des recherches sur le terrain en Mélanésie et en Amérique centrale, mené une étude scientifique d’une grande actualité sur des groupes d’immigrés d’Amérique latine à Genève qu’il va présenter comme thèse d’habilitation à l’Université de Fribourg. D’une part, il aborde la question de l’intégration de ces groupes d’immigrés dans leur nouvelle «patrie». D’autre part, il se demande quels trésors culturels ces immigrés ont conservés de leur pays d’origine malgré un exil forcé. Il appelle cela leurs «pensées utopiques», pensées que 500 ans d’une féroce colonisation n’ont pas pu détruire complètement et qui se manifestent aujourd’hui dans les mouvements d’émancipation politique d’Amérique latine.

La rédaction d’«Horizons et débats» est heureuse de pouvoir publier les résultats de cette précieuse recherche et d’apporter ainsi une contribution scientifique au développement de la compréhension et du dialogue interculturels en montrant l’importance de la culture d’Amérique latine.
Je vous propose ici un résumé de mon agrégation en vue d’un dépôt à l’Université de Fribourg (CH), une étude socioculturelle sur les pensées utopiques dans les groupes de réseaux latino-américains, à Genève, en ville uniquement. Celle-ci se compose d’une introduction et de six parties suivies d’une conclusion. J’ai consacré ces quatre dernières années à la réalisation d’une recherche anthropolo­gique orientée vers certaines priorités poli­tiques et socioculturelles du moment. J’ai étudié les pensées utopiques latino-américaines non seulement dans le contexte de la globalisation et des migrations internatio­nales, mais aussi et surtout dans le contexte de la modernité, de l’éthique et de la colonisation du continent américain par les Européens.
La problématique de mes recherches est la suivante. Pourquoi ce choix?
Tout d’abord, ce projet de recherches anthropologiques fait partie d’études postdoctorales, une thèse d’habilitation que je vais défendre à l’Université de Fribourg. Ensuite, ce projet arrive à un moment d’intenses débats sur la scène internationale et au sein des agences nationales, des gouvernements, des organisations non gouvernementales et des institutions académiques latino-américaines à propos de la nature de la société civile du XXIe siècle. Pendant que les processus de globalisation sont en train de structurer la communauté transnationale via les diasporas existantes, des recherches anthropologiques sont maintenant souhaitées afin d’éclairer l’utilisation des nouvelles relations entre les populations. Si l’intégration économique, politique et communicative s’élargit sur les cinq continents, il en va de même des processus de formation des sujets transnationaux et de la diversité des communautés.
A travers l’Amérique latine, les agendas de la discussion sur le néolibéralisme et la postmodernité sont visés avec enthousiasme par les agences internationales et les gouvernements nationaux. «Le développement à figure humaine» et «la croissance avec équité» sont de ce fait devenus des leitmotivs pour l’application des nouvelles formes de négociation à l’intérieur des organisations qui travaillent avec les différences sociales et le sens du développement. Mais la postmodernité inclut aussi une intensification de l’exploitation des travailleurs immigrants, l’oppression raciale, la discrimination contre les femmes et l’exclusion sexuelle. Dans cette conversation sur le néolibéralisme et la postmodernité, sur les classes sociales, les cultures et les économies, nous ne devrons pas oublier ceux qui vivent sur la face cachée de l’histoire.
Ce que les autochtones latino-américains ont cru identifier comme l’histoire de l’Amérique latine n’est, en fait, que l’histoire de la colonisation de leurs pays. L’histoire de la colonisation, qu’ils ont prise pour la leur, a aggravé leur déperdition, leur autodénigrement; elle a favorisé l’extériorité et nourri le rejet du présent. Si bien que leurs histoires ne sont pas tellement accessibles aux historiens. La méthodologie utilisée ne nous donne accès qu’à la chronique coloniale.

Libérer l’histoire de sa dépendance du colonialisme

La chronique des autochtones latino-américains fait abstraction des dates et des faits répertoriés. Appliquées à leurs histoires, la vision et l’acceptation de leur indianisme leur permettent d’investir ces zones impénétrables du silence. C’est en cela que leur littérature est historique. Leur vision de l’indianisme, qu’ils ont placé comme centre de créativité, leur permet de reconsidérer leur existence, d’y voir les mécanismes de l’aliénation et d’en percevoir surtout les beautés. Cette vision les renvoie à la sollicitation de leur chaos historique. Grâce à elle, ils reviennent au magma qui les caractérise. Elle les libère aussi du militantisme littéraire anticolonialiste, si bien que lorsqu’ils se recherchent, ce n’est plus une idéologie à appliquer, mais le désir de se reconnaître eux-mêmes dans leurs tares et dans leurs écorces.

La connaissance des langues: «une force de l’expressivité»

La première richesse des membres des groupes de réseaux latino-américains est de posséder plusieurs langues: la langue vernaculaire de départ; ensuite, l’anglais, l’espagnol et/ou le portugais, comme langues de colonisation; et, maintenant, le français comme langue d’adoption à Genève. Ces langues sont donc une des forces de leur expressivité, ainsi que l’a démontré l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez (Prix Nobel 1982) qui, à partir d’elles, a su initier une poésie en rupture complète avec celle qui avait cours jusqu’alors, mariant la revendication politique la plus extrême à l’assomption d’une poétique enracinée. Aujourd’hui, l’antidote de l’ancestrale domination qui les accable est le langage qui, lui, peut exprimer ce que sont les indigènes latino-américains, leur présence en ce monde et leur enracinement.

Se libérer de l’alignement sur les valeurs des colonisateurs

Une des entraves à la créativité latino-américaine est le souci obsessionnel de l’universel. C’est le syndrome du colonisé; ce dernier craint de n’être que cette personne dévalorisée, tout en étant honteux de vouloir être ce qu’est son maître. Il accepte donc – comme suprême subtilité – de considérer les valeurs de ce dernier comme les références du monde idéal. D’où l’extériorité des Latino-américains et d’où leur naufrage esthétique. Mais la littérature latino-américaine se moque de l’universel, de cet alignement factice sur les valeurs occidentales. Les autochtones veulent approfondir leur indianisme en pleine conscience du monde. En peu de mots, ils ­veulent donc penser le monde. Cette «pensée complexe», voir «utopique», peut et doit les y aider car, tout se trouvant mis en relation avec tout, leur vision s’élargit inexorablement.

Echanges internationaux et renforcement de l’identité indigène

Le Pérou, la Bolivie, l’Equateur, le Guatemala et le Mexique, pour ne citer que quelques exemples, sont cinq pays considérés comme des fers de lance des mouvements indigènes. Ils ont, en effet, des contacts intimes avec d’autres mouvements appartenant aux nations démocratiques. Pendant ces re­cherches, je vais donc examiner la formation de la communauté transnationale au sein du modèle économique et politique dominant et globalisant. La concentration des minorités eth­niques dans les pays d’Amérique latine, qui ont été des colonies espagnoles ou portugaises (le Brésil), et les définitions de la différence et du développement, favorisent les agendas ­internationaux. L’élargissement des opérations et la force des mouvements sociaux indigènes et des organisations politiques parlent en faveur des processus de trans-nationalisation et des idées politiques concernant l’identité indigène. En réalité, on ne peut plus dire que los Indios représentent des groupes socio-économiques isolés. Au contraire, la rhétorique d’un autochtone transnational permet à ce dernier de s’impliquer dans les échanges internationaux aux niveaux des personnes, idées, conférences, communication électronique et autres sources d’information.

Débouchés des recherches: réponses et réactions de la diaspora latino-américaine face au développement contemporain

A propos du choix du sujet et des débouchés des recherches, cette étude explore les relations négociées entre les acteurs nationaux, les Suisses – dont le but est de se conduire avec respect envers les «autres», d’intégrer la population immigrante et de défendre les intérêts nationaux, ethniques ou religieux – et les membres des groupes de réseaux latino-américains. Le principal intérêt de ces recherches concerne la manière dont la diaspora latino-américaine répond et réagit face au développement contemporain. Il semble correct de suggérer que cette diaspora est différente des autres communautés transnationales établies à Genève, en termes de positionnement social dans la ville hôte.
Je terminerai par une note relevée dans «The Economist» du 20 mai 2006, sous le titre «The Battle for Latin America’s Soul», en citant les conseils de Richard Nixon donnés à Donald Rumsfeld, je cite: «Latin America doesn’t matter [...] people don’t give one damn about Latin America»,1 pour mieux éclairer un certain état d’esprit, le fruit de 500 ans de colonisation et de modernité. Cet état d’esprit se poursuit avec le rappel de la guerre sanglante qui eut lieu au Salvador, en Amérique centrale, de 1979 à 1991, durant laquelle les Etats-Unis prirent une part active.
Jusque là, écrit «The Economist», «Nixon was right».2 Mais le monde évolue et, aujourd’hui, l’Amérique latine est sous la loupe des journalistes du monde entier. Définitivement, quelque chose de fondamental est en train de changer. Est-ce dû à la démocratie libérale et au marché capitaliste remis en question par la crise économique actuelle, comme le propose «The Economist»? Ou, est-ce dû à d’autres valeurs, aux utopies que j’ai relevées par exemple dans mon étude? J’essaierai de vous le démontrer dans les prochaines publications qui paraîtront dans «Horizons et débats» à la suite de cette introduction.     •

1     «L’Amérique latine ne joue aucun rôle […] personne ne s’intéresse à l’Amérique latine.»
2     «Nixon avait raison.»

 *Emmanuel Broillet collabore en tant qu’anthropologue avec le Bureau international d’éducation (BIE, UNESCO) à Genève et depuis peu, avec le Center for European Higher Education (pour l’Australie et la Suisse). Il a obtenu un master à l’Université de Queensland (Australie) et un doctorat à l’Université de Berne. Depuis le début des années 90, il a mené des recherches ethnographiques en Mélanésie (Nouvelle-Calédonie) et en Amérique centrale (El Salvador). Dans le cadre de ses recherches, il a développé une théorie de la dynamique de groupe et de la dynamique qui facilite les changements et le progrès.