«C’est un modèle merveilleux qui mériterait d’être étudié par d'autres pays»Les avantages de la Suisse vus par un AméricainInterview de Stephen P. Halbrook*Horizons et débats: Monsieur Halbrook, vous avez écrit plusieurs livres sur la Suisse dans lesquels vous avez corrigé la fausse image du pays donnée par certains cercles au cours de ces dernières années. Vous avez ainsi apporté une importante contribution à l’observation réaliste de l’histoire de la Suisse. Stephen Halbrook: Etant citoyen américain, j’en possède les valeurs traditionnelles, qui sont très proches de celles de la Suisse. En font partie la démocratie locale, le fédéralisme et la neutralité. Nous-mêmes avons perdu la vertu qu’est la neutralité et nous avons trop de centralisme. Le modèle suisse traditionnel peut bien inspirer les Américains. Cela est en discussion actuellement en Suisse. Il y a une initiative qui demande la suppression de l’armée de milice pour passer à une armée de «volontaires». Pour finir, nous aurions une armée de métier. Cette question est en liaison étroite avec les objectifs de l’armée. En Suisse, il s’agissait de défendre le pays, et on a suivi le conseil de Nicolas de Flue, de ne jamais se rendre dans d’autres pays: Restez dans votre périmètre, restez neutres. Les Suisses ont respecté ce conseil et en ont profité, ayant pu comme par miracle échapper à deux guerres mondiales. Les objectifs d’une armée de professionnels et de mercenaires sont l’agression contre d’autres pays afin d’étendre les territoires des monarques. Une armée de milice, composée des citoyens du pays, ne se prête guère à l’invasion d’autres pays. Elle sert principalement à défendre son propre pays contre toute invasion. Autrement dit, l’armée suisse est un modèle de paix. Si tous les pays avaient une telle armée, il n’y aurait plus de guerres. C’est bien ça. L’objectif des grandes armées est l’agression. Aux Etats-Unis, nous sommes allés de l’avant, mais avons aussi reculé. Nous fûmes longtemps neutres, puis nous avons été impliqués dans la Première Guerre mondiale, ce qui était une situation problématique. Par la suite on se demanda comment ne pas se laisser entraîner dans les guerres européennes dès la fin des années trente. Mais après Pearl Harbor il fut impossible de se tenir à l’écart. Depuis lors nous n’avons plus été neutres, ce qui a modifié le caractère du pays. Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est un avantage pour la Suisse de ne pas être membre de l’UE ? Elle perdrait sa souveraineté et son indépendance. Elle tomberait au rang d’Etat satellite entre l’Allemagne, la France et la Grande- Bretagne. Les bureaucrates de Bruxelles tireraient les ficelles, eux qui mènent l’UE et les grands dirigeants. A mon avis c’est une question importante. L’accord avec l’Allemagne, par exemple, exige que la Suisse prélève les impôts pour l’Allemagne. Mais les Allemands ont refusé cet accord, car ils veulent que la Suisse reprenne l’entier du droit fiscal allemand. Il apparaît clairement que les grands pays tentent de contraindre les petits à modifier leurs lois. C’est une perte de souveraineté pour tous les petits pays. C’est en contradiction avec la Charte de l’ONU, laquelle protège la souveraineté de tout pays. Depuis sa création en 1291, la Suisse a la réputation de s’engager pour sa souveraineté et de la conserver. C’est pourquoi elle ne se contente pas de la neutralité, mais la veut perpétuelle et protégée par une armée. Elle doit donc s’assurer une bonne défense bien en vue face aux autres pays. Les adversaires militaires doivent savoir qu’il vaut mieux ne pas venir, car cela pourrait être sanglant et coûter très cher. C’est pourquoi il faut aussi résister aux pressions économiques et conserver sa propre industrie. On ne devrait pas risquer d’être obligé de n’accepter les bananes, les pommes et les tomates que dans les dimensions dictées par l’Union européenne. Estimez-vous que nous ayons besoin de la neutralité armée? Est-elle vraiment nécessaire? Oui, c’est nécessaire, surtout pour un petit pays. C’est la seule voie de salut. Il faut rester neutre. On doit rester neutre. Dans la mesure où l’on est entraîné politiquement dans les disputes d’autres pays, on s’enfonce, sans la neutralité armée, dans un cul-de-sac. La neutralité ne suffit pas, il faut une forte armée de milice. Vous devez vous comporter comme vos ancêtres depuis 1291. C’est une histoire vieille de 700 ans. Dans certaines batailles, tous les Suisses furent tués, mais l’ennemi avait perdu encore plus de monde. Il y a l’exemple de Winkelried. La version moderne signifie de disposer d’avions de combat, mais aussi des fusils d’assaut 90, à remettre à tout homme dès l’âge de 18 et 20 ans. Puis-je résumer ce que vous venez de dire: Le modèle démocratique avec toutes les particularités de la Suisse pourrait être d’intérêt pour tous les pays pour en tirer des expériences et mettre en œuvre la démocratie directe dans leurs pays. C’est un modèle merveilleux qui mériterait d’être étudié par d’autres pays. Il est assez dur pour vous de maintenir votre modèle. Vous avez des initiatives populaires telles que l’initiative «Pour la protection face à la violence des armes» en 2011. Lors du scrutin, 56% ont voté contre et 44% ont voté pour. En fait, vous devez faire attention à ne pas vous trouver divisés en groupes opposés. Il est important de protéger ses propres institutions et de demeurer un modèle positif pour les autres pays. S’il disparaît, le modèle sera disparu pour toujours. Que pouvons-nous faire pour maintenir le modèle et résister à toutes ces attaques venant de l’extérieur – et comme vous l’avez mentionné, également de l’intérieur? On peut tirer des leçons importantes des expériences avec les Américains pendant les années 1991. Il vous faut tenir bon et être forts, et surtout ne pas céder ou être faibles. J’ai observé cela à maints égards. J’ai assisté aux auditions au Congrès américain, qui ont été provoquées par les controverses, dues aux procès intentés contre les banques suisses. L’histoire a été réécrite et réinventée, ce qui servait aux objectifs du procès et conduisait à d’importants paiements. Nous ne savons pas ce qui se passera en Allemagne ou dans d’autres pays des alentours dans les années à venir. Vous devez faire face à l’Allemagne, qui fut agressive à maintes reprises au cours de l’histoire. La menace contre la Suisse date de plus longtemps que 1933–1945 – la Guerre des Souabes eut lieu en 1499. Qu’avez-vous entendu dire quant aux nouvelles analyses au sujet des réfugiés juifs refoulés à la frontière suisse? Un historien juif de France a déclaré que leur nombre était d’environ 3000, et non pas 24 000, comme le rapport Bergier l’a prétendu. Le rapport Bergier était basé sur un modèle insoutenable du point de vue statistique, supposant que chaque réfugié à qui on refusait l’entrée, était un autre réfugié. On ne peut compter quelqu’un qui essaie d’entrer cinq fois, comme cinq personnes différentes. Le chiffre réel est bien inférieur à 24 000. Et il y a un gros problème: on ignore qui entre dans le pays. Les personnes atteintes de maladies par exemple, pour ne pas mentionner les envahisseurs nazis qui planifient des actes de sabotage. Le fait qu’on a essayé de créer une nouvelle réalité, est très important. Mais le rapport Bergier a tant de volumes qu’on ne les lit pas. Il y a des livres davantage lisibles. En Suisse, de nombreux livres sur Henry Guisan viennent de paraître. Jürg Stüssi et Luzi Stamm ont rédigé avec d’autres de nouveaux livres au sujet de la résistance suisse. Des documents britanniques de la Seconde Guerre mondiale, des dossiers de Winston Churchill jusqu’aux dépêches des diplomates ont démontré le rôle positif que le peuple suisse avait joué. Ce sont des livres bien lisibles et ils sont facilement disponibles dans les librairies. Le rapport Bergier n’est ni lisible ni accessible. Pour les Etats-Unis, mais également pour d’autres pays, la Suisse est un modèle. Elle dispose d’un système politique et social sans pareil. Les Américains ont besoin du maintien du modèle suisse, car s’il échoue et si vous changez le système, nous ne pourrons plus nous référer à vos arguments et expériences dans le domaine du fédéralisme ou du droit de porter des armes. Car en ce qui concerne la détention d’armes à feu, vous disposez d’une grande liberté. Le tir sportif est très fort. Vous êtes une communauté impressionnante. Vous donnez le fusil d’assaut 90 à tout homme ayant 20 ans et servant dans l’armée de milice. Il le garde à la maison, ce qui est un modèle important et l’expression de la confiance de la population. Toutefois, un pourcentage disproportionné de crimes violents sont commis par des gens, connus ici sous le nom de touristes criminels. Les Américains, qui soutiennent la détention légale d’armes à feu et rejettent les lois visant à désarmer en général même les personnes qui respectent les lois, se réfèrent au modèle suisse dans nos débats. Cela remonte au moins jusqu’aux années 1930. Je suis très engagé dans ce débat. Nous perdrions notre fédéralisme et la démocratie directe et serions gouvernés de Bruxelles par un Etat centraliste. Nous y pouvons bien renoncer. Merci beaucoup de cet entretien. • * Stephen P. Halbrook est avocat et historien. Son ouvrage primé «Target Switzerland» a été traduit en allemand, français, italien et polonais et l’ouvrage «The Swiss and the Nazis» en allemand et français [«La Suisse face aux nazis»]. Son essai «The Swiss Confederation in the Eye of America’s Founders», édité par le «Swiss American Historical Review» se trouve sur le site: www.stephenhalbrook.com/law_review_articles/Halbrook-CH-US-Founders-SAHS-11-12-published.pdf. De plus amples informations sont disponibles sur: www.stephenhalbrook.com/ «La Suisse encerclée» – pourquoi j’ai écrit ce livreJe suis un descendant d’Américains qui sont arrivés en Amérique à bord de la «Mayflower» et qui ont pris part à la révolution américaine. Mes ancêtres étaient des Irlandais, des Anglais et des Français, mais pas des Suisses. Ainsi, je n’ai aucun lien national qui m’influence. En tant que jeune garçon – je suis né en 1947 – j’ai lu des informations à propos de la Seconde Guerre mondiale et je me souviens exactement d’une carte d’Europe à l’époque du IIIe Reich: couvertes de noir presque toute l’Europe continentale, des parties de la Russie et de l’Afrique du Nord, à l’exception d’une petite tache blanche – la Suisse. Extrait de: Stephen P. Halbrook. Die Schweiz im Visier. Die bewaffnete Neutralität der Schweiz im Zweiten Weltkrieg, Schaffhouse 1999, pp 9. Aujourd’hui, la Constitution de la Suisse stipule que tout citoyen suisse de sexe masculin est astreint au service militaire et qu’il est responsable de l’armement qui lui est confié. «Cette particularité suisse est unique au monde et révèle toute la confiance accordée aux citoyens. Le droit de posséder une arme est considéré comme aussi naturel que celui de voter. La démocratie directe suisse, fondée sur un principe de contrat social entre gouvernants et gouvernés, prouve ainsi qu’elle est bien réelle.» Marko Milivojevic, The Swiss Armed Forces, cit. D’après Halbrook, La Suisse encerclée, p. 257 La Suisse était le seul pays d’Europe à n’avoir pas de leader politique au pouvoir absolu susceptible de livrer son peuple aux nazis. Sur son territoire, il n’y eut ni victimes juives ni juridiction de la Gestapo, ni travail forcé pour la machine de guerre allemande. Chaque homme, en Suisse, gardait son fusil chez lui. La Suisse fut aussi le seul pays d’Europe où l’on proclama que, dans l’éventualité d’une invasion, toute annonce de reddition devait être considérée comme de la propagande ennemie et que chaque soldat devait combattre jusqu’à sa dernière cartouche, puis finalement, même à la baïonnette. Halbrook, La Suisse encerclée, p. 12 La plus authentique démocratie d’Europe, si ce n’est du monde» fut le sujet d’une analyse du New York Times, en août 1938: «La Suisse, une île de liberté et d’harmonie dans un océan de dictature et de discorde, a été une citadelle de paix au cours des siècles tourmentés. Mais cette paix n’est pas purement passive. Les Suisses sont prêts à combattre si le besoin s’en fait sentir. Ils l’ont montré, le printemps dernier, quand les Allemands se sont emparés de l’Autriche. Déterminés, les Suisses attendent le prochain acte, à leur façon, calmes et sereins, fusils chargés et baïonnette au canon.» Halbrook, La Suisse encerclée, p. 65/66 Ce livre rend compte aussi de la répulsion qu’inspirait aux Nazis la démocratie suisse, et de celle qu’inspirait, réciproquement, le nazisme à la majorité des Suisses. Il montre la détermination manifestée par les Suisses pour éviter d’être absorbés par le Reich allemand – ce qui eût signifié l’extinction de l’identité et de la culture suisses, l’extermination d’un grand nombre de dissidents politiques réfugiés en Suisse et la mort presque certaine de 50 000 Juifs suisses ou réfugiés, établis dans la Confédération durant la guerre. (Ce fait acquiert une signification accrue si l’on veut bien considérer qu’en Allemagne et en Autriche, 28 000 Juifs seulement survécurent au conflit.) Halbrook, La Suisse encerclée, p. 12 |