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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2014  >  N° 30, 22 décembre 2014  >  Adelbert von Chamisso: Une lecture édifiante et instructive [Imprimer]

Adelbert von Chamisso: Une lecture édifiante et instructive

par Esther Levy, professeur de lycée

La nouvelle d’Adelbert von Chamisso «La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl» est toujours d’actualité.
Dans une 9e classe d’un lycée hambourgeois, j’ai lu et discuté d’abord le «Riesenspielzeug», ballade assez connue de Chamisso. Dans cette ballade, datant de l’année 1831, il s’agit de la fille du seigneur du château de Nideck en Alsace, décrit comme géant. En jouant, la fille découvre un paysan labourant ses champs. Elle le tient pour un jouet et l’emmène avec sa charrue et son cheval chez elle. Arrivée, son père la gronde sévèrement. Il oblige sa fille à remettre le paysan à sa place, sans rouspeter. Il lui explique que, sans paysan labourant ses champs, les géants n’auraient pas non plus de pain à manger.
Avec les élèves, nous avons travaillé sur deux sujets de cette ballade: d’abord sur l’instruction de la fille du géant, car elle se comporte sans savoir et par curiosité, de façon non réfléchie et égoïste. Grâce à la réprimande du père, la fille comprend qu’elle a commis une erreur. En l’obligeant à remettre le paysan à sa place, le père fait comprendre que les enfants ont besoin d’instruction et d’éducation afin de pouvoir se comporter de façon correcte dans la vie. En plus, nous avons parlé de l’importance des paysans. Les élèves étaient tous d’accord que tous les hommes avaient besoin du travail des paysans. Ils ont supposé que l’auteur avait une vision sociale.
Au cours suivant, nous avons commencé la lecture de «Schlemihl». L’histoire du jeune homme pauvre arrivant dans une ville portuaire ne souhaitant rien de plus que de devenir riche le plus vite possible et de trouver de la considération au sein de la société, a évoqué la curiosité des élèves. Le langage n’était pas facile à comprendre mais nous avons pu éclaircir ensemble les termes inconnus et les questions de fond. L’action de l’histoire est la suivante:
Peter Schlemihl rencontre lors d’une réunion de riches bourgeois un homme bizarre satisfaisant sur le coup tous les vœux matériels des convives présents. Celui-là lui offre en échange de son ombre de la richesse inouie sous forme de la bourse de Fortunati. C’est une bourse remplie de lingots d’or qui ne se vide jamais. Ebloui par la cupidité de l’argent et la considération, Schlemihl conclut le marché. Au cours des événements, le lecteur apprend qu’à défaut de son ombre, les autres se moquent de lui et l’évitent. Il est devenu riche mais n’arrive pas à s’intégrer dans une communauté et son amour pour Mina ne se réalise pas. Seul un fidèle serviteur reste à ses côtés. Au bout d’un an, le diable lui propose un autre marché: échanger l’ombre contre son âme. Schlemihl refuse, se débarrasse de la bourse et renonce à l’argent et, par hasard, réussi à avoir des bottes de sept lieues. Celles-ci le portent rapidement d’un coin de la terre à l’autre. Finalement, il trouve son bonheur et l’accomplissement personnel dans la vie active d’un chercheur scientifique.
 Après avoir lu et compris la nouvelle, les élèves ont discuté les sujets qu’ils avaient découverts dans la nouvelle:
•    Celui qui n’a pas d’argent est dévalorisé.
•    Celui qui est différent est exclu.
•    Les valeurs préconisées: penser seulement aux choses matérielles et non pas à ce qui est vraiment important dans la vie.
•    Amour, amitié, fidélité
•    L’argent peut faire tourner la tête
•    Il y a un besoin d’être accepté par la société.
Je demandai aux élèves de justifier leurs idées par des citations du texte. En disant que l’argent peut vous faire tourner la tête, une élève se référa à la conversation entre Schlemihl et l’homme étrangement gris du début de la nouvelle. Bien que Schlemihl se méfie de cet homme capable de faire apparaître tout ce qu’on désire, il décide de conclure le marché avec lui. Dans la nouvelle, il est dit: «La bourse de Fortunatus! m’écriai-je; malgré ma terreur, ce seul mot avait suffi pour me fasciner. Je chancelai et crus voir briller devant mes yeux les doubles ducats».1 L’élève expliqua: «A ce moment-là, Schlemihl fut ‹flashed›, il subit une sorte de flash aveuglant qui lui fit perdre la conscience.»
La signification de l’ombre posait un problème aux élèves et la question y revenait souvent. Un élève proposa: «L’ombre est l’image de l’intégration dans la société.»
En décrivant les différents personnages de façon plus précise, les élèves comprirent l’actualité de l’histoire.
Une élève caractérisa le serviteur: «Bendel, dont le nom nous parle et qui veut dire ‹lien›, lie son sort à celui de Schlemihl. Cela veut dire qu’il lui est fidèle, qu’il est toujours là, l’aide et le comprend. Il reste à ses côtés quand il apprend que Schlemihl n’a pas d’ombre, car il est indifférent à ce que les autres pensent. Pour lui, la réputation au sein de la société, la richesse n’ont pas d’importance. Bendel représente tout ce qui est opposé à Schlemihl pour lequel, au début, tout cela est important. Schlemihl est égoïste et ne pense qu’à lui-même. Bendel est tout à fait différent. A la fin du conte, il ne s’enrichit pas de l’argent que Schlemihl lui donne mais il fait construire, avec l’aide de Mina, un hôpital pour les malades. Il est un homme d’esprit social qui se soucie du bien-être de ses contemporains.»
Les élèves en conclurent que toutes ces valeurs et traditions étaient toujours d’actualité. Le philologue Winfried Freund met l’accent sur cette actualité du conte et la relie à la psychologie individuelle d’Alfred Adler.2 Selon Freund, Schlemihl, au début du conte est dominé par le besoin égoïste de se mettre en valeur. Au cours de ses expériences, il subit un changement de conscience vers plus de solidarité. Il nous propose une citation d’Alfred Adler: «L’homme est sensible à toute sorte de sentiments d’infériorité. Le moment même où le sentiment d’infériorité surgit un processus intérieure est déclanché, l’inquiétude qui tente à compenser cette infériorité, qui cherche l’assurance et l’estime d’autrui.»3 Dans une autre citation, nous apprenons qu’«on ne peut juger un homme autrement qu’en mesurant son attitude, sa manière de penser et d’agir d’après l’idée du sentiment social [Gemeinschaftsgefühl]. Ce point de vue nous paraît important car la place de tout un chacun dans la société humaine demande un sentiment profond pour le fonctionnement de la vie.»4
D’après Freund, Schlemihl réussit à se connaître lui-même, à reconnaître la nature sociale humaine. La seconde partie du conte met en lumière, que ce n’est pas l’argent mais l’action pour la communauté qui compte. Schlemihl, à travers ses erreurs, tire la conséquence de vouloir servir la société humaine par sa recherche.
Chez Adler nous lisons: «En nous rendant compte qu’une connaissance approfondie de nous-mêmes nous rend capables de nous comporter de façon appropriée, nous serons également capables d’agir avec les autres, surtout les enfants, avec succès et d’empêcher que leur sort soit un fatum aveugle... En réalisant cela, la civilisation humaine aura avancé d’un pas important et nous aurons créé l’occasion qu’une future génération puisse devenir le maître de son propre sort.»5
Le commentaire d’une élève: «Ce n’était donc pas seulement négatif que Schlemihl n’avait plus d’ombre. Il a retrouvé sa vie intérieure et il a appris à valoriser les qualités humaines importantes.»
Un autre élève décrit l’importance du sentiment social dans ce conte:
«La nouvelle nous montre que l’engagement en faveur de la communauté nous remplit de bonheur. Ce n’est que dans cette voie que la société humaine peut fonctionner. En pensant seulement à soi-même, en ne voyant que soi-même, les hommes construisent un monde affreux plein de haine et de jalousie. Cela fait du bien de voir les autres heureux, de savoir qu’on y a contribué par un geste aussi petite soit-il. En construisant des institutions telle que l’hôpital fondé par Bendel et Mina, décrit dans la nouvelle, il y aura davantage de solidarité car on veut aider en commun.»
Pour que les élèves puissent découvrir les parallèles entre la vie de Chamisso et celle de Peter Schlemihl, protagoniste de la nouvelle, je leur ai donné quelques textes sur la vie de Chamisso lui-même. Voici quelques aspects de sa vie mouvementée:
Adelbert von Chamisso (1781–1838), né dans une famille noble au château de Boncourt, dut s’enfuir lors de la Révolution française. A l’âge de 14 ans, il arriva à Berlin. Là, il souffrait de l’ambiance francophobe bien qu’il ait trouvé de bons amis. Lors de ses visites en France, il se sentait également exclu. En 1811, il fut l’hôte de Madame de Staël, qui s’était réfugiée en Suisse, fuyant elle aussi Napoléon. C’est là que Chamisso développa sa passion pour la botanique.
Rentré à Berlin, en 1813, il refusa de participer à la guerre contre Napoléon. Il écrit qu’il ne voulait rien brûler et ne pas massacrer les gens. Qui pourrait lui dire «que ce n’étaient pas les peuples qui menaient les brouilles des rois, mais les rois qui menaient les brouilles des peuples».6
C’est ainsi que Chamisso passa quelques mois à Kunersdorf sur Oderbruch, un petit village brandebourgeois. La famille du conseiller d’Etat Peter Alexander von Itzenplitz, agriculteur de renom et les nobles de la Mark, ouverts au monde, hébergèrent le noble français appauvri dans leur demeure. Chamisso s’occupait de botanique et se rendait utile sur les terres de ses hôtes. Dans les heures de repos, il écrivait «la merveilleuse histoire de Peter Schlemihl». Après la défaite de Napoléon, il rentra à Berlin et s’adonna aux études scientifiques. En lisant Rousseau il découvrit son propre idéal réalisé dans ses œuvres: «Je ne veux être que citoyen, connu de quelques uns seulement mais aimé par quelques uns.»7 Dans une lettre de 1814, il écrivit: «Je choisis de m’adonner aux études de la nature au moment où j’avais compris que j’étais un étranger à Berlin et exclu de la vie publique en France à cause de ma haine de la tyrannie.»8
En mars 1815, quand Napoléon rentra de l’île d’Elbe, ce fût à nouveau difficile pour Chamisso à cause de la mobilisation de l’armée prussienne. Dans cette situation, il se présenta comme chercheur scientifique pour participer à une expédition russe visant d’explorer la mer polaire nordique. Cette expédition dura trois ans et devint un voyage d’exploration à travers le monde entier.
En répondant à la question de savoir quelles parallèles il y avait entre l’auteur Chamisso et son personnage de Schlemihl, une élève écrit: «Même si Schlemihl cherche au début la richesse et la reconnaissance de la société riche, à la fin, il trouve la vérité sur le bonheur. Il s’intéresse à la botanique comme Chamisso le fit jusqu’à sa mort. En outre, tous les deux portaient la kourtka noire. En fin de compte, les deux arrivent au même constat sur ce qui est important dans la vie: avoir un rêve, choisir une tâche et aider la société à évoluer. Tous les deux savent qu’il y a des choses destructives pour la société qui sont la quête de la richesse et des signes extérieures de la richesse, et que les guerres ne présentent pas la bonne voie de résoudre les problèmes.»
Je pense que l’étude de la vie et de l’œuvre d’Adelbert von Chamisso vaut la peine à plusieurs égards. Les valeurs qu’il nous apprend à travers son œuvre, sont toujours d’actualité. Cela me fait un grand plaisir de parler avec les élèves, lors de cours d’allemand, de ces sujets importants.    •

1    Adelbert von Chamisso. Peter Schlemihls wundersame Geschichte Francfort-sur-le-Main 2012, p. 23. Cité d’après la version française: Adelbert von Chamisso. La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a perdu son ombre. Traduction française, Paris 1874, gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k67724t/f7.image
2    Winfried Freund. Chamisso, Peter Schlemihl, Geld und Geist. Paderborn 1980
3    Alfred Adler. Menschenkenntnis. Cité d’après Freund, op.cit, p. 85
4    op.cit., p. 85
5    op.cit., pp. 85/86
6    Werner Feudel, Adelbert von Chamisso, Leipzig 1988, p. 69
7    op.cit., p. 86
8    op.cit., p. 86, 87