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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°18, 10 mai 2010  >  Réflexions concernant l’acquittement dans la procédure au sujet du drame de la «Jungfrau» [Imprimer]

Réflexions concernant l’acquittement dans la procédure au sujet du drame de la «Jungfrau»

par Hermann Imboden*

Le 12 juillet 2007 se produisit un grave accident lors d’un cours de haute montagne de l’armée sur la pente sud de la Jungfrau, dont furent victimes six jeunes participants. Quatre cordées, comprenant trois soldats et leurs guides R. et W., qui n’étaient pas encordés, se trouvaient alors légèrement au-dessus du «Rottalsattel» sur une pente présentant une inclinaison de 45 degrés permettant une montée directe vers le sommet; elles furent surprises par des masses neigeuses se déversant des deux côtés qui les fit tomber. Les deux premières cordées furent emportées dans une chute de 1000 mètres; les autres s’en tirèrent sur le «Rottalsattel» avec quelque frayeur, ressemblant à des «bonhommes de neige».
Les deux guides furent accusés d’homi­cide par négligence, toutefois acquittés le 20 novembre 2009 par le Tribunal militaire 7, du fait qu’ils n’auraient pas violé l’obligation de devoir. L’auditeur du Tribunal militaire 7 avait fait appel contre le jugement, mais le retira à fin mars. Les deux guides sont dès lors définitivement acquittés, ce qui a pro­voqué une vague d’indignation dans les familles touchées par le drame.

Les corniches passent pour les endroits les plus sournois et les plus dangereux en haute montagne

Ce n’est pas à la demande des familles des défunts que je critique cet acquittement, que je considère comme une erreur. C’est de ma propre volonté, en tant que juriste bénéficiant d’une expérience personnelle en haute montagne que je me sens obligé et en droit de le faire. Car ce drame de la Jungfrau m’a rappelé un accident identique qui s’est passé, il y a quelques années, dans le massif du ­Mischabel.
Un certain nombre de soldats, dirigés par des guides, grimpèrent sur le Dom, exer­cice que j’avais accompli moi-même plusieurs fois. Le sommet n’offre que peu de places de repos. De ce fait les guides firent des­cendre plusieurs cordées, comprenant selon mon souvenir huit soldats chacune, une dizaine de mètres en-dessous du sommet, pour s’y reposer, là où la pente nord s’aplatit légèrement. Les soldats ne remarquèrent pas, et les guides ne les avertirent pas, qu’ils se trouvaient au-dessus de l’arête nord sur une corniche comprenant plusieurs mètres d’épaisseur de neige et dépassant largement l’arête. Le poids des soldats fit brusquement céder la corniche et entraîna les soldats dans l’abîme.
Le procès de ce cas se termina lui aussi – et probablement avec les mêmes circonstances atténuantes en ce qui concerne la prévoyance – par un acquittement injustifié. Ce ne fut pas que mon avis, mais aussi celui d’un guide de Zermatt renommé, qui put même soutenir son avis par un souvenir personnel. Les corniches suspendues sur une arête passent, selon une expérience générale, pour les endroits les plus sournois et les plus dangereux en haute montagne; cela d’autant plus lorsqu’ils cachent la vue sur l’arête, ce qui est généralement le cas. La prudence la plus élémentaire veut donc que des guides expérimentés et ayant conscience de leurs responsabilités les évitent.

On a mal interprété ou ignoré d’importants aspects de l’accident

Ma critique de l’acquittement du 20 no­vembre 2009 repose sur une expérience personnelle tant professionnelle que privée. Cela me permit de conforter ma conviction que le Tribunal militaire 7 acquitta les deux accusés par erreur. Son jugement repose incontestablement sur une conception erronée de la notion de négligence, ayant mal inter­prété ou ignoré plusieurs aspects importants de l’accident.
a)    Au lieu de se concentrer sur les circonstances de l’endroit de l’accident, le rôle des participants et le danger permanent d’avalanches, le tribunal militaire se lança dans son rapport de plus de 50 pages, dans d’interminables et confuses considérations (par exemple sur les aides nécessaires pour juger des dangers d’avalanches, sur les éléments statistiques d’expériences, etc.) reprenant les arguties de la défense et de ses experts, soit la vision erronée de la prudence élémentaire. Le tribunal ne tint pas compte du fait que les expertises privées sont à lire avec réserves, s’agissant d’études de parti pris et donc toujours en faveur du parti qui paie les experts. Le tribunal militaire n’a pas compris que les avocats (ils étaient au nombre de cinq dans ce procès) ne facilitent pas le travail des juges, voire le rendent plus difficile au vu, dans les cas spectaculaires, de l’intérêt marqué des médias.

Le tribunal militaire n’évoque à aucun moment le danger permanent d’avalanche

Le tribunal militaire estima que l’ascension directe de ce flanc de 45 degrés était une erreur, du fait que c’était trop dangereux. Il ne parle toutefois pas de flanc, mais de pente marquée («Geländerippe») qui fait penser à une arête rocheuse recouverte de glace et de névé, débarrassée de toute neige fraîche. Dans la partie supérieure de la pente, là où elle s’aplatit légèrement, il se trouvait un pont de neige ­fraîche qui reliait les deux masses de neige des deux côtés de la dépression du terrain. Le tribunal militaire en tira la conclusion que la plaque de neige fut déclenchée dès lors qu’on y pénétra. Un soldat de la première cordée perdit l’équilibre lorsque le bruit du déclenchement de l’avalanche retentit, entraînant avec lui les autres soldats et les deux guides.
b)    On remarque que dans ce contexte le tribunal militaire n’évoque pas le danger permanent d’avalanche. Il tente de se faire une idée de l’importance de la menace par un détour, notamment en interrogeant les survivants; mais il semble bien sans grand succès, du fait que ces derniers s’exprimaient de façon fort différente, se contredisant même. Ainsi le tribunal rejoignit la défense pour estimer que le danger d’avalanche était faible.

Le tribunal militaire se laissa aller à des spéculations sans fin

Alors qu’on sait pertinemment, sauf le tribunal militaire qui l’ignora, que le danger d’avalanche est particulièrement fort le jour suivant d’importantes chutes de neige (il s’agissait du 12 juillet, le jour de l’accident), le tribunal militaire aurait dû s’abstenir de minimiser le danger. Il était tombé près de 75 cm de neige entre le 8 et le 11 juillet. A cela il faut ajouter les ­masses de neige déplacées par le vent et qui se trouvaient du côté sous le vent. Ce n’est donc pas dû au hasard que ces ­masses de neige qui se trouvaient à ­gauche et à droite des soldats leur furent fatales.
Il est à souligner que la cordée avait dû se battre avec des masses de neige dans les pentes neigeuses qui montaient jusqu’aux genoux, voire aux hanches, ce qui prouve qu’il y avait de grandes masses de neige fraîche. Les accusés admirent d’ailleurs qu’ils auraient renoncé à cette course s’il y avait eu grand danger d’avalanche. Ils avaient décidé, la veille, de ne poursuivre l’ascension que dans la mesure où les circonstances le permettraient.
Au lieu de se limiter au danger d’avalanche due aux circonstances, le tribunal militaire s’embarqua avec les experts dans d’interminables spéculations concernant des détails prévisibles ou imprévisibles, comme par exemple l’épaisseur du pont de neige fraîche, ou le bruit causé par le début d’une avalanche et son effet sur les participants, sur les grandes quantités de neige fraîche déplacées par le vent, les signes d’alarme impossibles à vérifier, des plaques de neige déclenchées spontanément ou à distance, etc. Dans tout cela, le tribunal militaire ne remarqua pas qu’il inversait la notion juridique de négligence, faisant profiter les accusés de circonstances qui ne les soulageaient pas, mais les chargeaient.
A l’encontre de la position du tribunal, les accusés n’avaient pas à savoir où se trouvait exactement le danger et quelles pourraient être en détail les conséquences. Il n’était d’ailleurs pas possible de déduire autre chose de la jurisprudence du tribunal fédéral. Les accusés avaient agi de façon irresponsable du simple fait qu’ils auraient dû réaliser au plus tard sur le crête du Rottal, le danger d’un accident mortel, dans la mesure où ils poursuivraient la montée par le très raide flanc du sommet. C’est d’autant plus vrai que cette partie leur était apparue dès la veille comme l’endroit clé, c’est-à-dire comme la partie la plus dangereuse de cette ascension, et qu’ils avaient envisagé de faire demi-tour sur la crête du Rottal.

Les guides suivaient les quatre équipes sans être encordés

c)    Le procureur reprocha aux deux guides d’avoir suivi les quatre cordées jusqu’à la crête du Rottal sans être eux-mêmes encordés et de s’être placés, avant l’ascension du flanc du sommet, entre la deuxième et la troisième cordée sans s’assurer. On peut le lire dans l’acte d’accusation écrit en caractères gras.
Si étonnant que cela paraisse, mais néanmoins réel, le tribunal militaire ne s’est pas exprimé quant à ces reproches, comme si un tel comportement des guides n’avait pas à être critiqué. Et pourtant cela doit être l’objet de critiques étant donné qu’il s’agit de négligence dévoilant une réelle insouciance. Cela correspondait mal avec l’affirmation des deux guides de jouir d’une grande expérience, cela contrevenait bien au contraire à tout travail de guide sérieux et présentait de surcroît une mauvaise image aux jeunes soldats, tentés alors de sousestimer les risques. Il apparaît de plus que le tribunal n’a pas tenu compte de l’âge des participants qui provenaient, à deux exceptions près, de la 17e semaine de ­l’école de recrues; du moins on ne trouve rien de substantiel à ce sujet dans le jugement.
Il est vrai aussi qu’une plus grande expérience n’implique pas forcément plus de prudence, étant en mesure de faire diminuer tout autant le sens des risques. Des guides d’un certain âge reconnaissent qu’ils s’en rapportaient à la conviction qu’il ne se passerait rien, bénéficiant ainsi d’une chance inespérée. On peut donc estimer que les accusés n’ont pas bénéficié de cette chance.
La confiance inconsidérée apparaît aussi du fait que les guides abandonnèrent les cordées à leur sort, même lors de l’ascension du flanc au-dessus de la crête du Rottal, ce que le tribunal considéra comme particulièrement osé, alors qu’en plus on avait eu absolument besoin, comme le remarqua l’un des survivants, de crampons. On ne s’étonnera donc pas du fait que le soldat de tête de la première cordée fut si effrayé par le bruit du déclenchement de l’avalanche qu’il perdit l’équilibre sur le névé lisse, tomba à la renverse et fit tomber les autres malgré leurs crampons. Un tel bruit est comparable à une détonation sourde, mais très perceptible, que j’ai vécue moi-même et que je n’ai jamais oubliée.

Refus d’accorder un soutien aux familles des victimes lors du procès

Il reste incompréhensible qu’on ait refusé aux familles des victimes un soutien, comme ce fut demandé dans le but de faire dérouler un procès correct. Ils n’auraient pas retiré leur recours contre cet acquittement choquant. Il est également incompréhensible que le procès ne fut pas mené dans le canton de l’accident, mais à Coire. On comprend donc qu’on ne fit pas appel à des experts de la région, comme dans l’autre cas mentionné plus haut. Finalement, il est dur à accepter que les accusés obtinrent de forts dédommagements, sur le dos des contribuables, alors même qu’ils ne devaient leur acquittement qu’à une perception erronée de ce cas par le tribunal.
Pour terminer, je me pose sérieusement la question de savoir si les cours militaires en haute montagne ne servent pas à une intervention de l’armée suisse dans l’Hindu Kusch et si des tribunaux militaires ad hoc, réunis dans la précipitation, sont des instances compétentes pour juger des accidents de montagne, tels ceux du Dom et de la Jungfrau. Ce n’est toutefois pas à moi à y répondre. J’avoue cependant que j’ai dû me retenir de ne pas me lancer dans une critique acerbe, par respect pour les soldats morts. Mais critique ou pas, il n’en reste pas moins que cet acquittement est un affront pour les familles des survivants, les justifications étant tirées par les cheveux et le tout est une honte pour la justice militaire.    •
(Traduction Horizons et débats)

*    Hermann Imboden est juriste diplômé, avocat et notaire et a travaillé pendant 34 ans dans le département de justice de la Confédération, 6 ans comme fonctionnaire juridique dans le service juridique du ministère public et 28 ans comme greffier du Tribunal fédéral.