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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°3, 23 janvier 2012  >  Victor Kocher: «Listes de terroristes» Les trous noirs du droit international [Imprimer]

Victor Kocher: «Listes de terroristes» Les trous noirs du droit international

par Ludwig Watzal

Aussi absurde cela semble-t-il au premier abord, la protection des droits de l’homme est mise en question. En effet, ce n’est pas leur défense qui est à l’ordre du jour de la politique internationale et du droit international, mais ils sont menacés d’être vidés de leur contenu et de leur sens. A la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001, la politique de l’Empire américain vise à détruire le droit international et les droits de l’homme. Pour les bellicistes néoconservateurs de Bush, les Nations Unies représentaient l’ennemi en personne, et ils n’affichaient que du mépris pour le droit international. Mais les guerres d’agression menées et légitimées sous le couvert d’«interventions humanitaires» par de soi-disant guerriers et guerrières humanitaires sont tout aussi dévastatrices pour la crédibilité d’une politique des droits de l’homme.
Il faut y intégrer non seulement la guerre des Balkans, mais également l’assaut contre la Lybie où l’on a mené, au printemps 2011, au nom de l’OTAN, du côté de soi-disant «révoltés» implantés par la CIA, une guerre contre un pays membre de l’ONU à l’encontre de tout principe onusien, en prétendant vouloir créer une zone de non-vol justifiée par le Conseil de sécurité afin de «protéger la population civile».
L’ouvrage de Victor Kocher montre quels ont été les effets à longue échéance des attaques du 11-Septembre quant aux droits humains et civiques, pas seulement aux Etats-Unis mais dans le monde entier. Cet ancien correspondant de la «Neue Zürcher Zeitung» pour le Proche-Orient n’avait travaillé que depuis une année comme correspondant du même quotidien au siège de l’ONU à Genève. Avant même de pouvoir présenter son livre, l’auteur décéda de façon tragique lors d’une promenade en Valais qui semblait être sans danger, en glissant sur une plaque de glace. Grâce à ses qualités et ses connaissances profondes, Victor Kocher appartenait à l’élite de sa profession.
Quiconque a eu le privilège d’assister à l’un de ses nombreux entretiens germano-arabes diffusés à la radio et à la télévision, où il tenait le rôle du conférencier, visiblement à l’aise non seulement dans sa langue maternelle, mais s’exprimant aussi facilement, même avec élégance, en français, anglais, arabe ou perse, ne pouvait que dire: Chapeau! A part cela, il était un collègue extrêmement compétent et exceptionnel dans ses rapports humains.
Comment les «guerriers» néo-conservateurs de Bush réussirent à diaboliser à ce point l’ONU est incompréhensible, car l’organisation mondiale est aussi un instrument congénial pour la légitimation de la politique expansionniste et agressive de l’Empire américain sous couvert du Droit international; mais le clan Bush a agi de manière extrêmement maladroite. L’injustice et la justification de zones de non-droit par des résolutions onusiennes sont le sujet central du livre de Kocher. En octobre 1999, l’ONU voulut prendre des mesures préventives contre les Talibans et Al-Qaïda, en adoptant la Résolution 1267 du Conseil de sécurité.
En réalité, on créa ainsi une zone de non-droit globale qui priva d’un jour à l’autre un grand nombre de personnes de leurs droits civils et politiques. Après le 11-Septembre, cette résolution fut «modifiée», de manière à devenir un instrument arbitraire, connu jusqu’à présent uniquement dans les Etats totalitaires.
Dans sa préface, Manfred Nowak, spécialiste autrichien renommé du droit public international, ancien rapporteur spécial sur la torture auprès de l’ONU, démontre le rôle fatal qu’ont joué les démocraties occidentales qui, par leur comportement, n’ont pas seulement agi à l’encontre de leurs propres valeurs mais ont, en outre, miné les principes de l’Etat de droit en abrogeant ainsi tout contrôle démocratique. Selon lui, l’Occident est en voie d’ériger un système oligarchique.
Auparavant, on aurait attribué les pratiques justifiées par la Résolution 1267 plutôt à un système totalitaire. Nowak insiste sur le fait que si le «Comité 1267» met une personne ou une organisation sur la «liste des terroristes», tous les membres de l’ONU sont contraints, en vertu du droit international, d’intervenir contre elles, les mesures prises signifiant leur exit social et personnel. Victor Kocher nomme environ 500 personnes qui sont frappées par ces méthodes obscures. Il prend, à l’instar de beaucoup d’autres, le cas du banquier Jussef Nada, qu’on a ruiné d’un trait de plume à cause de prétendus «liens terroristes» et qui a mis près d’une décennie pour s’échapper de ce nid de vipères de l’ONU. Vu son âge avancé, il a renoncé à intenter de longues actions en dommages-intérêts.
N’importe quel service secret peut faire inscrire sur cette liste des personnes qui lui paraissent suspectes pour les mettre hors fonction; et ce sont surtout les Etats-Unis qui en ont fait un usage excessif. Pour ce genre d’élimination sociale, il n’est pas nécessaire de présenter de preuves, tout comme il n’existe ni instance d’appel ni examen du dossier dans un tel système de dénonciation totalitaire. Ce ne fut qu’après d’innombrables plaintes officielles et privées, que l’ONU daigna, en 2006, installer un service de réclamations, et depuis 2010, il y a un «médiateur» dont les compétences sont pourtant très limitées. Parmi la cinquantaine d’enquêtes instruites jusqu’à présent, il n’y en a eu que très peu qui ont été «couronnées de succès». Ces «terroristes» sont aussi utilisés pour faire avec grand succès de la politique pour influencer la donne jusqu’au Proche Orient – et cela n’a rien d’étonnant. Selon l’auteur, ces pratiques illégales n’ont jusqu’à présent rien changé de fondamental.
Mais il y eut aussi de la résistance provenant de quelques gouvernements et individus: du côté de l’ONU, ce fut Kofi Annan, l’ancien secrétaire général lui-même, qui formula les premières objections, et du côté de la Suisse, ce fut le conseiller national Dick Marty – qui avait déjà joué un rôle éminent dans la défense du principe de l’Etat de droit et des droits de l’homme dans sa fonction de Rapporteur spécial du Conseil de l’Europe pour les Droits de l’homme – qui s’occupa de cette affaire.
Kocher décrit que tout en étant Etat dépositaire des Conventions de Genève, la diplomatie suisse suivit les voies diplomatiques usuelles en cherchant le contact avec des Etats à convictions similaires et en finançant des études ayant comme but la réforme de ce régime de sanctions. Qui pourrait en vouloir à la Suisse, elle qui était exposée, il y a quelques années encore, à une pression politique énorme provenant des avocats de l’Organisation sioniste mondiale et du gouvernement américain à cause des comptes en déshérence juifs de la Seconde Guerre mondiale.
Il n’y a qu’une conclusion à tirer de la lecture du livre de Kocher: La «lutte anti-terroriste» doit être menée à nouveau avec les moyens de l’Etat de droit, du droit international et des droits de l’homme, et non avec les moyens du «waterboarding» et d’autres méthodes de torture ou de violence militaire brutale. Il faut en finir avec les chambres de torture de l’Empire américain à Guantànamo Bay, Abou Ghraib ou Bagram, et les pays dans lesquels les Etats-Unis ont, selon la formule moderne, «délocalisé» la torture de leurs prisonniers, doivent être forcés à rendre des comptes.
Il faut mettre fin à la schlague kafkaïenne, à laquelle sont soumises des personnes qu’on soupçonne sans raison, et aux procès intentés devant des tribunaux militaires, sinon les démocraties occidentales ne pourront, dans un proche avenir, plus être distinguées d’un régime totalitaire que par une façade Potemkine «démocratique». Il faut en finir avec ces crimes commis au nom de la «sécurité nationale», puisqu’une telle justification est née d’une idéologie anti-démocratique.
L’auteur n’a pas uniquement légué à ses collègues un «héritage», mais il a en même temps rappelé les vertus et principes démocratiques, dont les classes politiques dans les démocraties devraient se sentir solidaires. Un livre à lire absolument.    •

Source: International. Zeitschrift für internationale Politik. Cahier 2/2011
(Traduction Horizons et débats)

Victor Kocher:Terror Listen, Die schwarzen Löcher des Völkerrechts

ISBN 978-3-85371-323-5