Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°35, 5 septembre 2011  >  La créativité, levier du développement [Imprimer]

La créativité, levier du développement

par Jane-Lise Schneeberger

La coopération au développement a soutenu de longue date la diffusion d’innovations destinées à lutter contre la pauvreté. Par le passé, elle a surtout investi dans des technologies adaptées aux besoins des populations. Aujourd’hui, la résolution des problèmes du Sud passe aussi par des approches, des méthodes ou des processus innovants.

Chaque année, des millions de tonnes de céréales se perdent après la récolte dans les pays du Sud parce qu’elles sont stockées dans de mauvaises conditions. Oiseaux, rongeurs, insectes, champignons et moisissures peuvent détruire jusqu’à 30% de la production. La DDC s’est attaquée à ce problème dès les années 80, en lançant le programme Postcosecha (après-récolte) dans quatre pays d’Amérique centrale. Elle a soutenu la conception et la diffusion de silos destinés au stockage des haricots et du maïs, les deux denrées alimentaires de base. Quelque 900 ferblantiers ont appris à fabriquer ces contenants hermétiques en tôle d’acier galvanisé. Aujourd’hui, les silos font partie du paysage. On en recense plus de 560 000 dans les campagnes d’Amérique centrale.

Cette innovation a apporté une source de revenus supplémentaires aux artisans et amélioré considérablement la sécurité alimentaire des petits paysans. Des milliers de familles rurales peuvent aujourd’hui conserver leur récolte en toute sécurité pendant au moins une année et disposer ainsi d’une réserve permanente de nourriture. De plus, elles sont libres de vendre les surplus quand bon leur semble, alors qu’avant, elles devaient obligatoirement les écouler juste après la récolte, quand les prix sont au plus bas.

Les conditions de la réussite

Forte de son succès en Amérique centrale, la DDC est en train de transférer les silos dans trois pays d’Afrique. «Quand une technologie a fait ses preuves quelque part, nous cherchons à la diffuser le plus largement possible pour qu’elle profite également à d’autres pays. Il n’est pas nécessaire de réinventer la roue à chaque fois», remarque Reto Wieser, chef de la division Savoir et processus d’apprentissage à la DDC. Toutefois, le concept ne sera pas reproduit à l’identique. Il s’agira de le réaménager en fonction des particularités de l’agriculture africaine.

L’adaptation au contexte local est en effet un critère essentiel dans la mise en ?uvre des innovations. Celles-ci doivent s’insérer durablement dans la vie économique, sociale et culturelle de la population. Il faut aussi veiller à ce qu’elles n’aient pas d’impacts négatifs sur l’environnement. Autre exigence fondamentale: le nouvel équipement doit répondre à un besoin exprimé par la population. «Une innovation est vouée à l’échec si elle est parachutée de l’extérieur. Il faut la concevoir, l’élaborer et la mettre en ?uvre avec la communauté qui va l’utiliser», explique Peter Messerli, directeur du Centre pour le développement et l’environnement (CDE) de l’Université de Berne. Les aspects liés à la gouvernance jouent également un rôle clé, en particulier s’il s’agit d’équipements collectifs. Il convient de déterminer qui en assurera l’entretien, qui les réparera et, le cas échéant, comment seront perçues les taxes d’utilisation.

Des innovations inadaptées et des effets pervers

Depuis ses débuts, la coopération a cherché à promouvoir toutes sortes d’innovations dans le souci de réduire la pauvreté. Cependant, ces efforts n’ont pas toujours respecté les critères d’un développement durable. Dans les années 70 et 80, certains pays européens ont ainsi livré à l’Afrique des milliers de tracteurs qui n’ont pas tardé à rouiller au bord des champs: ils abîmaient les sols, coûtaient trop cher en essence et étaient difficiles à réparer sur place. Dans d’autres cas, l’innovation s’est avérée efficace sur le plan technologique tout en ayant des effets pervers dans d’autres domaines. Les semences améliorées de la Révolution verte, par exemple, ont certes permis d’accroître les rendements agricoles, mais elles exigeaient un apport important d’engrais et de pesticides. Nombre de paysans pauvres du Sud se sont endettés pour acheter ces produits onéreux, lesquels ont eu par ailleurs un impact très négatif sur l’environnement.

Une innovation peut aussi échouer si elle heurte les croyances ou les habitudes de la population. Ainsi, les moustiquaires imprégnées d’insecticide ont représenté un grand progrès dans la lutte contre la malaria. Dans certains pays d’Afrique, les gens craignaient toutefois de dormir sous un tissu blanc, qu’ils associent aux linceuls. La prévention s’est accélérée quand on a distribué des moustiquaires de couleur.

Même si elle a été correctement conçue et préparée, toute innovation comporte une part de risque. Elle résulte en effet d’un processus qui prend beaucoup de temps et mobilise d’importantes ressources, sans que le résultat soit garanti. Aux yeux de la DDC, il est nécessaire de prendre ce risque tout en tirant les enseignements d’éventuels échecs.

Equipements simples et peu coûteux

Les technologies innovantes ne naissent pas uniquement dans des laboratoires de recherche. Beaucoup sont mises au point par des artisans, des paysans et des entrepreneurs. «L’homme n’est jamais aussi inventif que lorsqu’il est au pied du mur. Confronté à un problème concret, il va se creuser la tête et se surpasser pour améliorer son quotidien», remarque Patrick Kohler, coauteur du «Guide des innovations pour lutter contre la pauvreté». C’est la pénurie croissante d’eau, par exemple, qui a conduit à élaborer des systèmes de micro-irrigation au goutte-à-goutte.

Patrick Kohler a recensé cent innovations qui ont augmenté les revenus ou amélioré les conditions de vie des populations. Environ septante sont des technologies dites appropriées: bon marché et faciles à utiliser, elles sont construites par des artisans du Sud avec les matériaux locaux. Le livre mentionne notamment plusieurs appareils fonctionnant à l’énergie solaire (fourneau, frigo, chauffe-eau), des pompes, des latrines, des systèmes de filtration de l’eau, un appareil pour récupérer l’eau de pluie, des équipements médicaux et des outils. Les trente autres innovations citées viennent du Nord et sont un peu plus sophistiquées. On y trouve entre autres une mini-centrale hydroélectrique et une génératrice solaire. «Ces technologies apportent une solution temporaire à des besoins urgents du Sud. Mais on peut imaginer qu’à long terme, les pays pauvres ne seront plus du tout tributaires du Nord», note Patrick Kohler. Pour l’instant, ces Etats ne consacrent encore qu’une part infime de leurs budgets à la recherche et à l’innovation.

Au-delà de la technologie

Si le terme d’innovation fait immanquablement penser à des technologies, c’est que ces dernières ont un impact visible et immédiat. Cependant, il recouvre une réalité beaucoup plus large, comme l’explique Albrecht Ehrensperger, chercheur au CDE: «L’innovation apporte une solution nouvelle à un problème. Cette solution peut être aussi bien un produit technique qu’une approche, un processus, une structure ou encore une règle institutionnelle.»

La mise au point du concept «One Health», par exemple, est une innovation institutionnelle qui a permis d’améliorer la santé des familles nomades en Afrique de l’Ouest. Auparavant, les gouvernements locaux envoyaient uniquement des vétérinaires auprès des nomades, si bien que les troupeaux étaient vaccinés, mais pas les enfants. Des chercheurs de l’Institut tropical et de santé publique suisse ont proposé d’abolir la séparation traditionnelle entre médecins et vétérinaires et d’organiser des campagnes conjointes de vaccination. Ce principe s’est ensuite répandu dans d’autres régions du monde.

Alors que la planète compte 925 millions d’affamés, l’agriculture est l’un des domaines dans lesquels le besoin d’innovation est le plus aigu. Avec le soutien de la DDC, le Centre international pour l’agriculture et les sciences biologiques (Cabi) a lancé une initiative originale: il crée, dans quarante pays en développement, un réseau de «cliniques des plantes» reliées à une banque de données centrale. Une fois par semaine, des «docteurs» se rendent sur les marchés ruraux pour y donner des consultations. Si un paysan voit que ses plantes sont malades ou attaquées par des ravageurs, il en prélève un échantillon et vient le soumettre à l’expert. Celui-ci pose un diagnostic et recommande le traitement à suivre.

Partenariats indispensables

Les grands défis actuels, comme la crise alimentaire, le changement climatique et les pandémies, sont très complexes. La recherche de solutions exige de cumuler diverses compétences. «Les temps sont révolus où un spécialiste cogitait seul dans son bureau», assure Reto Wieser. «Aujourd’hui, l’innovation émerge dans le cadre de projets multiacteurs. Le rôle d’une agence de coopération est de réunir les spécialistes de différentes disciplines et de gérer cette alliance de manière optimale.» En Bolivie, par exemple, la DDC élabore un système novateur de micro-assurance destiné aux petits paysans. A cet effet, elle travaille en partenariat avec quelques compagnies privées, les organisations paysannes et les autorités régionales qui subventionneront une partie des primes. Jusqu’ici, les agriculteurs n’avaient pas la moindre couverture d’assurance. Ils se retrouvaient to-talement démunis en cas de maladie prolongée ou si une sécheresse détruisait leur récolte.

Cohabitation difficile entre l’homme et l’éléphant

Les milieux académiques sont eux aussi appelés à changer. «Les chercheurs doivent sortir de leur tour d’ivoire et s’ouvrir au dialogue avec tous les acteurs concernés», insiste Peter Messerli. Le CDE, dont la DDC finance certaines activités, travaille déjà selon cette logique. Il collabore avec les populations pour définir les besoins, tester des approches novatrices et les mettre en ?uvre. Dans la plupart des cas, ses recherches sont interdisciplinaires. «Il n’y a pas de solution miracle aux problèmes actuels du développement. La technologie, à elle seule, ne suffit plus. On doit prendre en compte également les aspects institutionnels, économiques, sociaux et écologiques.»

De nombreux projets du CDE illustrent la nécessité de combiner ces différentes dimensions. L’un d’eux se déroule dans le district de Laikipia, au centre du Kenya, où les éléphants saccagent les cultures et blessent ou tuent parfois des habitants. Par vengeance, les paysans abattent des pachydermes, un délit passible d’amende. Pour atténuer ces conflits, les chercheurs ont associé plusieurs méthodes traditionnelles de refoulement, dont des haies de piment rouge, à des technologies plus modernes: les éléphants sont équipés de colliers GPS qui signalent leur arrivée dans les zones agricoles. Le projet a également mis sur pied un système de communication entre les agriculteurs, la police et les autorités responsables de la faune. Parallèlement, il travaille sur l’épineuse question des droits fonciers et sur un système d’indemnisation pour les paysans.    •

Source: Un seul monde, no 3, septembre 2011

 

Retour en grâce

Le mouvement des technologies appropriées (TA) est né au début des années 70. Dénonçant l’échec des transferts Nord-Sud de technologies industrielles, l’économiste allemand Ernst Friedrich Schumacher a proposé d’élaborer des équipements adaptés aux besoins des pays pauvres: simples, peu coûteux, respectueux de l’environnement et réalisables sur place avec des matériaux locaux. Les agences de développement ont adhéré à cette philosophie et financé la mise au point de nombreuses TA. Vers le milieu des années 90, elles s’en sont toutefois détournées, privilégiant des approches moins techniques. Dès lors, le mouvement a nettement ralenti. Mais aujourd’hui, l’intérêt pour les TA semble renaître. La raréfaction des ressources donne tout leur sens à ces technologies qui préservent l’environnement.