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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°23/24, 25 juillet 2013  >  Adieu Goulsary [Imprimer]

Adieu Goulsary

par Tchinghiz Aïtmatov

Un vieil homme menait une vieille charrette. Goulsary,1 son cheval, était vieux lui aussi, très vieux … Goulsary, l’amblier à la robe isabel …
La route qui montait au plateau n’en finissait plus. Parmi ces collines grises et désertes, tout l’hiver, au ras du sol, tourbillonnait la bise, tout l’été stagnait une chaleur d’enfer.
Pour Tanabaï, cette montée avait toujours été une véritable pénitence. Il n’aimait pas aller lentement, mais alors, il détestait ça! Dans sa jeunesse, il avait eu assez souvent à se rendre au Centre régional; chaque fois qu’il en revenait, il lançait son cheval à l’assaut de la montée, et au galop! Sa kamtcha2 à la main, il le cinglait sans merci. Et s’il faisait le voyage en majara3 avec des compagnons et que cette majara était attelée de bœufs, il sautait en marche, attrapait ses vêtements sans rien dire et filait à pied. Il avançait d’un pas rageur, comme s’il fût monté à l’assaut, et ne s’arrêtait que parvenu en haut. Une fois là, aspirant l’air à pleines goulées, il attendait le lourd véhicule qui rampait en contrebas. Après cette marche forcée, il se sentait un point au côté, son cœur battait la chamade. Mais même ainsi, cela valait mieux que de se traîner avec les bœufs.
Feu Tchoro aimait parfois faire l’avantageux devant son bizarre ami. «Veux-tu que je te dise, Tanabaï, pourquoi tu es si malchanceux? Parce que tu manques de patience. Parole d’honneur! Avec toi, il faut toujours que tu ailles au triple galop. La révolution mondiale aussi, il faut te la servir toute cuite. D’ailleurs, sans aller chercher la révolution, tu ne peux même pas supporter la simple montée d’Alexandrovka. Pendant que les gens sensés poursuivent leur petit bonhomme de chemin, toi, tu sautes à terre et tu te sauves au pas de course comme si une meute de loups te filait le train. Et qu’est-ce que tu y gagnes? Rien. De toute façon, une fois là-haut, tu attends les autres. La révolution mondiale, ça sera pareil, dis-toi bien que tu n’y sauteras pas tout seul à pieds joints, il faudra que tu attendes que les autres s’alignent.»
Mais cela, c’était il y a bien, bien longtemps.
Aujourd’hui, Tanabaï n’avait même pas remarqué qu’il avait passé la montée d’Alexandrovka. A croire que sur ces vieux jours il s’y était habitué. Il avançait ni trop vite, ni trop lentement, comme ça se trouvait. Il cheminait toujours tout seul, maintenant. Ceux qui naguère faisaient route avec lui en bande tapageuse, inutile de les chercher. Les uns étaient tombés à la guerre, les autres morts dans leur lit, d’autres encore achevaient chez eux le cours de leur existence. Quant à la jeunesse, elle se déplaçait en auto. Ce n’est pas elle qui irait se traîner avec lui, en compagnie de sa misérable haridelle.
Les roues martelaient l’antique chemin. Et ce n’était pas fini. Il y avait la plaine à traverser et au bout, une fois le canal franchi, il restait une bonne distance à abattre dans les collines.
Depuis un moment, il avait remarqué que le cheval semblait fléchir, perdre ses forces. Mais préoccupé par des pensées assez noires, il ne s’en était pas trop soucié. Que le cheval traîne un peu la jambe, était-ce un tel malheur? On en avait vu d’autres. Cahin-caha, il irait bien jusqu’au bout …
Comment Tanabaï aurait-il pu savoir que son vieux Goulsary, ainsi nommé à cause de sa robe jaune clair comme on n’en voit jamais, venait de vaincre la montée d’Alexandrovka pour la dernière fois de sa vie et était en train de parcourir ses toutes dernières verstes? Comment aurait-il pu savoir que la tête tournait à son vieux compagnon comme sous l’effet d’une drogue, que devant son regard brouillé la terre voguait en cercle multicolores, roulait d’un bord à l’autre comme les lames de la mer, s’accrochant au ciel tantôt à droite, tantôt à gauche, que par moments la route s’effondrait dans un abîme noir, et qu’à la place des montagnes vers lesquelles il se dirigeait, il ne restait qu’un brouillard rougeâtre, une fumée.
Des douleurs interminables, sourdes, transperçaient le cœur depuis longtemps forcé de Goulsary, il étouffait de plus en plus sous son collier. Son avaloire avait glissé et lui sciait les reins et quelque chose de pointu lui piquait l’épaule gauche. Une épine, peut-être, ou un clou qui aurait traversé le bourrelet de feutre. La petite blessure qui s’était ainsi formée sur le vieux cal qui l’avait à l’épaule brûlait et démangeait intolérablement. A chaque pas, ses jambes s’alourdissaient, comme s’il eût foulé une glèbe humide et fraîchement labourée.
Pourtant, bandant toutes ses forces, le vieux cheval avançait toujours tandis que le vieux Tanabaï, perdu dans ses pensées, l’encourageait d’un cri distrait, d’un petit appel des rênes. Car il avait bien de quoi penser.
Les roues martelaient l’antique chemin.
Et tandis que s’affaissait le sol sous les sabots de Goulsary, remontaient dans sa mémoire des souvenirs éteints, le vague écho des lointains jours d’été, le vacillant et humide pâturage montagnard, l’univers surprenant et merveilleux où le soleil hennissait et bondissait de sommet en sommet et où, niaisement il galopait à sa poursuite à travers prairies, rivières, buissons, jusqu’à ce que l’étalon de tête, les oreilles couchées de colère, le rattrapât et le rabattît vers les juments. Dans ce lointain passé, il lui semblait que les troupeaux allaient jambes en l’air, comme au profond des lacs, cependant que sa mère, la grande jument à la longue crinière, se transformait en un nuage laiteux et tiède. Comme il aimait l’instant où elle devenait ce tendre et renâclant nuage! Ses mamelles se faisaient dures et sucrées, le lait écumait aux lèvres de Goulsary, si savoureux, si abondant, qu’il en perdait le souffle. Comme il aimait à s’attarder ainsi, les naseaux enfouis dans ce ventre! Comme ce lait vous montait à la tête, quelle ivresse dans ce lait! L’univers entier: le soleil, la terre, sa mère la jument, dans une gorgée de lait! Déjà rassasié, on pouvait en avaler une gorgée de plus, et puis encore et encore. […]

 

[…] Et puis, il y avait eu cette dernière fois, celle où Goulsary lui était revenu et où après l’avoir soigné et à ce qu’il semblait remis sur pied, Tanabaï s’était fait porté jusque chez son fils, à Alexandrovka sur la route de laquelle, en ce moment, le coursier agonisait.
Tanabaï était allé voir son fils et sa bru à l’occasion de la naissance de leur deuxième enfant, un garçon. Il leur avait apporté en cadeau un mouton, un sac de pommes de terre, du pain et toutes sortes de mets cuits par sa femme. Là, il avait compris pourquoi Djaïdar avait refusé de l’accompagner et prétendu être malade. Elle n’en disait rien à personne, mais elle n’aimait pas sa bru. Déjà que leur fils était un homme sans personnalité et sans volonté. Il était en plus tombé sur une femme dure, impérieuse; sans bouger de la maison, elle dominait son époux, le menait à la baguette, le commandait à sa guise. Faut-il qu’il y ait des gens de cette sorte, à qui il ne coûte rien d’offenser les autres, rien que pour tenir le haut du pavé, leur donner à sentir leur autorité!
C’est ce qui était arrivé cette fois-ci: son fils devait être promu à un poste plus élevé, mais finalement on y avait promu un autre, il en avait été évincé. Alors, elle s’en était pris au vieillard, et Dieu sait s’il n’y était pour rien! «A quoi cela t’a-t-il servi d’entrer au Parti, si c’était pour élever toute ta vie des chevaux et des moutons? Ça ne les a pas empêchés de te mettre dehors, à la fin, et c’est pour ça que ton fils trouve toujours toutes les portes fermées, et restera cent ans à la même place. Vous autres, vous vivez tranquillement dans vos montagnes, de quoi cela a-t-il besoin de plus, des vieux comme vous, tandis que nous ici, nous payons les pots cassés.»
Et le reste à l’avenant …
Tanabaï regrettait d’être venu. Pour essayer de la calmer, il lui avait dit d’une voix mal affermie: «Si c’est comme ça, je vais demander à réintégrer le Parti.»
«Ils ont bien besoin de toi, maintenant. Ils n’attendent que toi! Ils ne pourraient pas se passer d’une antiquaille dans ton genre», avait-elle renâclé en guise de réponse.
Si elle n’avait pas été la femme de son fils, mais une étrangère, lui aurait-il jamais permis de lui parler sur ce ton? Mais les siens, bon ou mauvais, il faut les supporter. Et le vieil homme avait laissé passer, et s’était abstenu de lui expliquer que si son mari ne montait pas en grade, ce n’était pas la faute de son père, c’était qu’il n’était bon à rien et qu’il était tombé sur une femme que tout honnête homme aurait dû fuir à cent lieues. […]
«Sacrée idiote!», disait-il à présent à sa bru, assis près de son feu. «Mais d’où ça vient, des gens pareils? Elle n’honore, ne respecte et ne veut de bien à personne. Vous ne pensez qu’à vous-mêmes. Seulement, ce n’est pas toi qui l’emporteras. Mais si, il y a encore des gens qui ont et qui auront besoin de moi …»
Le matin se déploie. Les montagnes se dressent au-dessus de la terre, la steppe devient de plus en plus nette, plus vaste. Au bord du ravin les tisons brunis d’un feu éteint achèvent de se consumer. Un vieillard chenu se tient à côté de lui, sa pelisse sur les épaules. L’amblier n’a plus besoin de couverture. L’amblier est parti rejoindre, dans un autre monde, les troupeaux célestes … Tanabaï contemple le corps du cheval et s’étonne de le voir si changé. Il repose sur le flanc, la tête rejetée en arrière par un dernier spasme, les joues marquées d’un profond sillon: la trace du harnais. Les jambes raides comme des piquets, les fers usés, les sabots fendus. Plus jamais ils ne fouleront la terre, plus jamais ils n’abandonneront leur trace sur ses chemins. Il est temps de partir. Tanabaï se penche pour la dernière fois sur son cheval, baisse sur ses yeux ses paupières refroidies, lui ôte sa bride et s’en va sans se retourner.
Il traverse la steppe, il va vers la montagne. Et tout en cheminant il poursuit sa longue méditation. Il se dit qu’il est vieux et que ses jours vont sur leur déclin. Mais il n’a pas envie de mourir comme un oiseau solitaire demeuré en arrière de sa troupe à l’aile rapide. Il veut mourir en plein vol, pour que tournoient au-dessus de lui avec des cris d’adieu ceux qui ont grandi dans le même nid, ceux avec qui il a toujours fait route.
«Je vais écrire à Samànsour», se promet-il. «Et voilà ce que je mettrai dans ma lettre: Te rappelles-tu Goulsary, l’amblier? Je suis sûr que tu t’en souviens. Je le montais le jour où je suis allé rapporter la carte de ton père au Parti. C’est toi-même qui m’y avais envoyé. Eh bien, la nuit dernière, en revenant d’Alexandrovka, mon bel amblier a rendu l’âme. Je suis resté toute la nuit auprès de lui, j’ai passé en revue toute ma vie. Sait-on jamais, peut-être tomberai-je en route comme Goulsary. J’ai besoin de ton aide, mon fils, je voudrais rentrer au Parti. Je n’en ai plus pour bien longtemps. Je veux redevenir ce que j’ai été. Je le comprends à présent, ce n’est pas pour rien que ton père a voulu que ce soit moi qui rapporte sa carte au District. Tu es son fils, tu connais le vieux Tanabaï ...»
Le vieux Tanabaï foule la steppe, la bride sur l’épaule. Les larmes coulent le long de ses joues et viennent mouiller sa barbe. Il ne les essuie pas. C’est Goulsary qu’il pleure. Et à travers ses larmes il aperçoit le matin tout neuf, et une oie solitaire qui survole comme une flèche les collines, qui se hâte de rejoindre ses sœurs.
«Vole, vole», murmure Tanabaï. «Rejoins les tiens tant que tes ailes te portent encore.» Puis il soupire et dit: «Adieu, Goulsary!»
Et tandis qu’il chemine, une vieille chanson résonne à son oreille:
… Elle court bien des jours, la chamelle. Elle cherche, elle appelle son enfant. Où es-tu, mon chamelet aux yeux noirs? Réponds. Il coule, le lait de ma mamelle, de ma mamelle trop pleine, il ruisselle le long de mes jambes. Mon lait si blanc …     •

Source: Tchinghiz Aïtmatov, Adieu Goulsary, Paris 1968, p. 9–13 et 225–229.

1    en khirgiz: bouton d’or
2    cravache
3    Sorte de charrette munie de ridelles à claire-voie