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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2015  >  N° 26, 19 octobre 2015  >  «L’identité du Sri Lanka exige une nouvelle définition» [Imprimer]

«L’identité du Sri Lanka exige une nouvelle définition»

La relation entre les Tamouls et les Singhalais a besoin d’un processus de réconciliation

Interview du Père S.J. Emmanuel, président du Global Tamil Forum

Lorsque, dans le cadre de la décolonisation, les Britanniques ont quitté en 1948 l’île de Ceylan, aujourd’hui Sri Lanka, ils ont quitté le pays sans donner une perspective politique commune aux deux ethnies, la majorité singhalaise et la minorité tamoule. Ils ont transmis le pouvoir aux Singhalais en introduisant le système Westminster britannique, c’est-à-dire le système de majorité. Cet héritage a été la cause principale des affrontements qui ont suivi entre les deux éthnies, empreints avant tout par une forte discrimination des Tamouls. A partir de protestations à l’origine pacifiques des Tamouls contre l’oppression, s’est développé peu à peu une guerre civile, menée sans pitié. Des accords d’armistice périodiques n’ont pas apporté de solution au problème car le côté singhalais n’a montré aucune bonne volonté pour une solution politique. En mai 2009, la guerre civile de presque 30 ans a pris fin après une bataille terrible gagnée par l’armée singhalaise. Déshormais il y a des efforts du côté des Etats-Unis et d’autres pays d’enquêter sur d’éventuels crimes de guerres à la fin de cette guerre. Lors de sa session d’automne, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève a voté une résolution qui devrait apporter de la lumière. En marge de cette conférence, Horizons et débats a parlé avec le Père S.J. Emmanuel, président du Global Tamil Forum et a voulu connaître son point de vue sur la situation actuelle au Sri Lanka.

Horizons et débats: Il y a peu, les élections législatives ont eu lieu au Sri Lanka, Rajapaxe a voulu devenir Premier ministre. C’était une période d’anxiété pour les Tamouls. Comment la situation politique se présente-t-elle aujourd’hui?

Père S.J. Emmanuel: Heureusement, cette élection a pu être empêchée. Rajapaxe est cependant au parlement comme représentant ordinaire et avec lui 95 autres parlementaires défendent cette position. Le soi-disant gouvernement de coalition entre le United National Party (UNIP), un parti d’orientation occidentale et le Sri Lanka Freedom Party (SLFP) qui se comprend comme parti national, a été fixé dans un accord commun et nous verrons les deux années à venir comment cela se développera. C’est la première fois que ces deux partis collaborent. Cela peut être considéré comme positif mais il faut que quelque chose de concret soit fait au cours de ces deux années.

A quoi pensez-vous?

Il s’agit de la relation entre Tamouls et Singhalais. Il faut un processus de réconciliation. Symboliquement, le nouveau gouvernement a déjà entrepris quelque chose. Il a mis un terme à la politique de Rajapaxe et a ainsi mis fin à l’expulsion des Tamouls. De même, ils ont restitués un peu de leur terre aux Tamouls concernés. En outre, après les élections législatives, le parlement a désigné un parlementaire tamoul comme leader de l’opposition. La Tamile National Alliance (TNA) dispose de 16 représentants au parlement. C’est la première fois, depuis plus de trente ans qu’un parlementaire tamoul soit leader de l’opposition. C’est le président Sirisena qui l’a voulu. C’est un signe important. Mais la tâche est difficile pour le leader de l’opposition.

Pourquoi?

D’une part il faut qu’il représente son peuple et d’autre part il a une tâche générale. Il doit conduire l’opposition au parlement. Heureusement, c’est une personnalité avec beaucoup d’expérience. Il a 82 ans et il maîtrisera cette tâche. Un signe de plus que le nouveau président est intéressé à une réconciliation avec les Tamouls est le fait que le président et le ministre de l’extérieur m’ont prié de venir au Sri Lanka pour aider dans le processus de réconciliation.

Est-ce que vous le ferez?

J’ai accepté l’invitation. Quelques jeunes gens ont dit tout de suite: «Tu dois y aller.» Mais il faudra du temps pour voir comment le pays se développera. C’est pour cette raison que je continue de parler et d’écrire pour contribuer à la réconciliation. Si je fais le voyage pour le Sri Lanka je voudrais, comme personne religieuse, encourager tous les chrétiens de prendre le chemin de la réconciliation. Je suis convaincu que tout cela représente un grand défi pour les deux côtés. Les victimes par exemple, les personnes concernées se plaignent que des membres de leur famille ne soient toujours pas rentrées bien que la guerre soit terminée depuis 6 ans et la région est encore sous contrôle militaire. Des politiciens singhalais ont le devoir de calmer les esprits envers les Tamouls. Pendant 60, 70 ans l’un ou l’autre parti a fait de la politique sur le dos des Tamouls.

Comment faut-il comprendre ça?

Les partis ont été convaincus qu’il faut opprimer les Tamouls pour s’en protéger. UNP et SLFP ont réussi à vaincre complètement les Tamouls mais, nous les Tamouls, nous avons beaucoup souffert pendant toutes ces années. En 1983 l’UNP a organisé les grands pogromes, pendant la période du gouvernement du SLFP sous Bandaranaike la situation a dégénéré en guerre et les régions tamouls ont été bombardées. Cela veut dire que pour nous, les Tamouls, les deux partis en sont responsables.
La victoire de 2009 sur les Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE) est fêtée comme victoire fondamentale contre les Tamouls. Mais pour la première fois, le jour de la fête nationale le 4 février, le président en fonction a dit: «Nous avons gagné la guerre mais c’était une guerre atroce.» C’était très courageux de sa part.

Pourquoi est-ce courageux?

Les Singhalais l’ont fêté comme un grand succès et comme une victoire glorieuse avec des parades militaires, alors que les Tamouls pleuraient leurs proches tombés en guerre. Maintenant ils entendent dire le nouveau président que la guerre a été atroce. Cela signifie que les Singhalais commencent à réfléchir que tout ce qui s’est passé là-bas n’a pas été juste. Cela a réveillé en nous les Tamouls un petit espoir.

Comment le nouveau Premier ministre se comporte-t-il?

Ranil Wickremasinghe a longtemps été le chef du parti UNP et avec l’aide du gouvernement norvégien il a mené des pourparlers de paix avec la LTTE, mais ça a dérangé la présidente d’alors du SLFP, Bandaranaike. Ranil a des difficultés d’expliquer à ses paires sa nouvelle attitude envers les Tamouls. Bandaranaike est une personne importante là-dedans. Bien qu’elle n’ait pas de siège au parlement elle a joué un rôle primordial lors de l’élection du nouveau président. Elle a été nommée plus tard comme cheffe de la commission de réconciliation.

Quelle est l’ambiance dans la population singhalaise?

Pour les Singhalais le LTTE [Organisation tamoule de libération, ayant combattu longtemps pour un Etat tamoul, ndlr.] est l’ennemi. Les soldats sont les héros, ils ont terminé la guerre, ils nous ont sauvé et nous ont ramené la paix. Ils se considèrent comme une nation paisible. C’est l’image qu’ont la plupart des Singhalais. Mais la vérité est tout à fait différente. Certes la guerre est terminée mais il n’y a pas de véritable paix et avant tout pas de compréhension. Cela veut dire que les défis pour les grands partis sont grands, et nous les Tamouls, nous comprenons les difficultés qui en découlent.

Que peuvent contribuer les Tamouls?

Nous voulons bien aider si possible. Nous pouvons écrire et encourager les gens de raconter aux Singhalais toute la vérité sur cette histoire. C’est ce que nous, les Tamouls n’avons pas fait dans le passé. Nous n’avons jamais édité à Colombo un journal en singhalais ou en anglais afin d’expliquer aux gens du Sri Lanka ce que les Tamouls veulent. C’est ça le problème. Nous n’avions des journaux que pour les Tamouls mais pas pour tout le monde au Sri Lanka. Ainsi nous nous sommes toujours trouvés en dehors de toute la population et c’était un grand problème. La majorité au Sri Lanka pense: nous sommes des bouddhistes singhalais, nous sommes les propriétaires du pays et toutes les autres minorités sont donc des êtres humains de seconde classe. Pour changer cette opinion et comprendre le pays comme pays multiethnique et multi-religieux il faudra beaucoup de temps et de courage. Le gouvernement actuel aura-t-il cette persévérance, nous l’ignorons.

Mais vous avez l’espoir que la situation pourra s’améliorer.

Le nouveau gouvernement, par ses petits pas nous donne de l’espoir. S’il révisera complètement son attitude envers les Tamouls, modifiera la Constitution etc., nous ne pouvons le dire actuellement, mais il a fait les premiers pas dans cette direction. Actuellement quelques Singhalais intellectuelles de Colombo écrivent dans cette direction. Par contre les gens autour de l’ancien président du Sri Lanka, Mahinda Rajapaxe s’y opposent. De la part du gouvernement il y a des efforts d’intégrer les Tamouls dans l’Etat avec un drapeau commun, avec une compréhension commune que les Tamouls font partie intégral. L’identité du Sri Lanka a besoin d’une nouvelle définition. Les Singhalais disent nous sommes les Sri-Lankais mais des Tamouls ils disent ce sont des Tamouls. J’ai dit au ministre de l’extérieur que je ne pourrais jamais accepter un drapeau national sans que les Tamouls y soient représentés. Ça ne va pas. Ce serait une grande faute.

Il y a eu au Conseil des droits de l’homme de l’ONU des efforts des USA d’enquêter sur les crimes de guerre à la fin de la guerre civile. Comment jugez-vous cette nouvelle résolution?

Avant la fin de la guerre, les USA ont mobilisé plus de 50 pays afin qu’ils donnent de l’argent et des armes pour la guerre contre le terrorisme. Les USA ont espéré que le Sri Lanka s’associera avec les USA après la fin de la guerre. Mais le président s’est détourné des USA et s’est tourné vers la Chine. C’est pour cette raison qu’après la guerre, les USA ont essayé de déposer une résolution accusant le gouvernement du Sri Lanka de crimes de guerre. Mais les autres Etats ont voté contre les USA et le monde occidental et ils ont fêté la fin de la guerre comme victoire sur le terrorisme. Les USA ont été humiliés. Pour la première fois dans ce bâtiment ici à Genève, une résolution déposée par les USA a été rejetée.

Comment les USA ont-ils réagi?

Ils ont de nouveau déposé une résolution et celle-ci a également été rejetée. Mais finalement, en 2014 les USA ont quand-même emporté un succès. Le Conseil des droits de l’homme a chargé le Haut-commissaire pour les droits de l’homme de mener dans le délai d’un an une enquête sur les crimes de guerre. Peu avant le rapport du Haut-commissaire, il y a eu un changement de gouvernement au Sri Lanka. Les USA ont espéré un rapprochement, ils ont leur propre agenda. En septembre 2015, le rapport sur les crimes de guerre est sorti. Les Tamouls en ont été contents. Le nouveau gouvernement a pris connaissance de ce rapport. Il a pourtant refusé la proposition d’une «Cour de justice mixte».

Que faut-il comprendre sous une Cour de justice mixte?

C’est un tribunal composé de juges nationaux et internationaux.

Pourquoi est-ce nécessaire et quel est sa tâche?

Les Tamouls n’ont pas confiance en les juges nationaux. Tous les Tamouls exigent au moins une Cour internationalisée. La nouvelle résolution déposée ensemble par les USA et le Sri Lanka a été accepté à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme. Les Tamouls ont accepté cette décision avec une certaine prudence. Le gouvernement a promis qu’il collaborerait avec le bureau du Haut-commissaire pour les droits de l’homme. C’est nouveau. Comment veulent-ils expliquer cela à leur propre peuple et dans quelle mesure ils vont vraiment collaborer, cela reste ouvert.

Qu’est-ce que cela signifie pour le gouvernement?

Il se trouve devant la tâche d’adapter la Constitution pour que la Cour puisse devenir active. Ce sont des membres du gouvernement et des militaires qui sont soupçonnés de crimes de guerre. Jusqu’à présent ils ont fêté la victoire, et maintenant ils sont soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre.

Comment jugez-vous ce nouveau développement au sein de l’ONU?

L’ONU s’est littéralement excusée par deux fois de ne pas avoir arrêté le massacre sur des civils. C’est une nouvelle chance. L’ONU doit rester vigilante et bien observer le nouveau développement. La dernière résolution demande que le Sri Lanka publie dans 18 mois un rapport sur ses efforts. Ainsi, l’ONU est chargée d’une tâche importante. C’est le seul espoir pour les Tamouls que l’ONU continue à mettre le gouvernement sous pression d’entreprendre d’autres démarches. Pour la première fois dans l’histoire une coalition des deux partis se voit devant cette tâche difficile de reconstruire le Sri Lanka. Nous leur souhaitons du courage et de l’honnêteté. Nous, les Tamouls, exigeons à part la réparation envers les gens concernés un effort honnête pour une solution politique. Ce n’est que de cette façon qu’un processus de réconciliation peut être réalisé.

Père Emmanuel, nous vous remercions de tout cœur pour cet entretien.     •

(Propos recueillis par Thomas Kaiser)