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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°18|19, 7 mai 2012  >  Les gens de Goldman Sachs [Imprimer]

Les gens de Goldman Sachs

Louange de la théorie du complot: Wolfgang Streeck s’en prend aux technocrates de la finance

par Jens Bisky, Süddeutsche Zeitung

Qu’entend-on par autorégulation des marchés financiers? Manifestement les marchés réglementés par Goldman Sachs, a déclaré lundi soir le sociologue Wolfgang Streeck dans un brillant exposé. Directeur de ­l’Institut Max Planck de recherches sociologique, il a débattu à la Berliner Schaubühne avec son confrère Heinz Bude de l’Institut hambourgeois de recherches sociologiques sur le «double pouvoir dans le capitalisme». Alors que d’habitude, le débat allemand sur la crise se caractérise par la prétention et le moralisme et qu’on utilise avant tout des termes qui font peur, Streeck a eu recours à un discours sociologique clair sur la crise qui a permis de comprendre le phénomène plutôt que de démissionner face à la complexité du monde.
Les Etats démocratiques endettés devraient, selon l’idée de départ de Streeck, servir deux maîtres à la fois: les citoyens et les «marchés». Mais qui précise ce que veulent les «marchés»? Ce sont les technocrates de la finance qui veillent à ce que les créanciers croient que les Etats sont de bons débiteurs et que tout sera fait pour que la prochaine génération puisse payer ce qui est dépensé depuis longtemps. En Grèce et en Italie, des «personnes de confiance des marchés» sont déjà à la tête du gouvernement.
Et on se retrouve à nouveau chez Goldman Sachs, la banque d’investissement et de gestion d’actifs de New York qui a réussi, au fil des années, à placer ses collaborateurs et amis à des postes politiques importants. Citons quelques noms seulement: Robert Rubin, qui a passé 26 ans chez Goldman Sachs, a été ministre des Finances sous Clinton et dans cette fonction, il a veillé à ce que les marchés soient libérés des règles restrictives. A ses côtés se trouvait Larry Summers, qui lui a succédé comme ministre des Finances. La dérégulation instaurée par ces deux hommes, a été une des causes de la crise financière de 2008. Dans cette année de crise, Summers, qui avait été président de l’Université d’Harvard, a gagné 2,7 millions de dollars, pas seulement grâce à un fonds spéculatif mais également grâce à des conférences faites chez JP Morgan Chase, Citigroup, Merrill Lynch et d’autres établissements bancaires. Summers a reçu 135 000 dollars pour une prestation chez Goldman Sachs. Qu’est-ce qu’on lui a payé? Une magnifique amitié? Ou bien s’agissait-il, se demande Streeck, d’une «corruption anticipée» déguisée en conseil en entreprise?
Sous Obama, dont la campagne électorale a été généreusement financée par Goldman Sachs, Larry Summers est devenu directeur du National Economic Council. Peu de temps auparavant, le ministre des Finances Henry Paulson, jusqu’en 2006 P-D.G. – eh oui! – de Goldman Sachs, avait laissé faire faillite Lehman Brothers, le plus grand concurrent de la banque d’investissement, mais il avait sauvé le géant de l’assurance AIG avec l’argent des contribuables car finalement là, des milliards étaient en jeu – pour Goldman Sachs.
On rencontre sans cesse les gens de Goldman Sachs: Mario Draghi, aujourd’hui à la tête de la BCE, fut le directeur européen de cette banque qui avait permis à la Grèce, grâce à des prêts justifiés par une comptabilité «créatrice», de rejoindre l’Union monétaire européenne. Son partenaire à la banque d’émission grecque était à l’époque Loukas Papadimos. Jetons un bref coup d’œil sur l’Italie: Mario Monti, commissaire européen à la concurrence, a grandement contribué à démanteler le secteur bancaire public allemand. Plus tard, l’homme de confiance des marchés a conseillé Goldman Sachs. L’article de Rolling-Stone «The Great ­American Bubble Machine» informe de manière exhaustive sur l’histoire de Goldman Sachs (cf. www.rollingstone.com).
Les théories du complot sont jugées critiquables. Mais, pour Streeck, il existe pourtant des complots. Pour comprendre la crise, il faut tenir compte de la «présence cumulative» des hommes de Goldman Sachs dans la politique américaine et maintenant du fait absurde qu’on ait régulièrement recours comme sauveteurs à ceux qui ont précipité le monde dans la crise.
Il faut parler des techniques des experts. En quoi consiste leur expertise? Elle repose tout d’abord sur le mythe du caractère scientifique de l’économie. L’industrie est presque exclusivement traitée mathématiquement, mais quand la situation devient critique, les technocrates parlent des marchés comme les psychothérapeutes des enfants en difficulté. Selon eux, les marchés sont «timides», «anxieux», ils ont tendance à céder à la panique. Streeck ne met pas en cause l’intelligence des experts, mais souvent leur savoir n’est pas réel. Les facteurs décisifs sont tout autant les réseaux, les stratégies de placement des gens importants et la volonté d’opérer systématiquement aux limites de l’acceptable. Quand il s’agit de supprimer plutôt que de créer des valeurs, la connaissance du bon vieil art de la politique joue un rôle crucial. L’art de l’intrigue est aussi important que la connaissance des techniques financières. Les experts sont très proches des «marchés» dont les souhaits se transforment en contraintes. Ce sont des technocrates de la finance qui ont réussi à mettre la main sur les démocraties occidentales. Pour Streeck, dans la dernière partie du débat, plus faible et empreinte d’un esprit de révolte romantique, consiste à s’indigner, à manifester une «obstination incompréhensive», le refus d’être méprisé et exploité, bref: Occupy. La crainte des experts devant l’«irrationalité des masses» est grande.
Dans un article de Lettre International (numéro 95, hiver 2011), Streeck range l’actuelle crise financière et de la dette dans le «conflit endémique entre les marchés capitalistes et la politique démocratique». Dans les décennies de l’après-guerre, la croissance a permis un équilibre entre les droits sociaux d’un côté et de la «productivité marginale selon l’évaluation des marchés» de l’autre. Les solutions d’urgence temporaires dans ce conflit étaient entre autres la tolérance de l’inflation, l’acceptation du chômage et de l’endettement public, la déréglementation du crédit privé. Maintenant, Steeck voit le «capitalisme démocratique» en danger si les Etats agissent comme des «agences de recouvrement au service d’une oligarchie globale d’investisseurs».
Nous autres «amis de la classe moyenne» ne sommes-nous pas tous embourbés dans ce conflit, a demandé Heinz Bude et, avec la revendication de notre droit à la retraite, avec notre fortune et nos investissements futurs, ne sommes-nous pas intéressés par le fonctionnement des marchés financiers? – «Vous serez dépossédés dans les dix prochaines années par Draghi», a répliqué Streeck. Politiquement, ce n’est pas une réponse, seulement une menace. Les experts ne nous menacent-ils pas toujours du pire?
La question reste de savoir si Occupy ou des gens moins romantiques réussiront à formuler des revendications politiques et syndicales au-delà de la question systémique. Le fait qu’on ne veille plus voir pendant longtemps des gens de Goldman Sachs dans les fonctions publiques en serait une.     •

Source: Süddeutsche Zeitung du 18/4/12
(Traduction Horizons et débats)