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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°20, 19 mai 2008  >  «Responsibility to Protect»: Le point de vue du CICR [Imprimer]

Responsibility to Protect»: Le point de vue du CICR

par Beat Schweizer, Vice-directeur de la direction générale du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Les graves violations du droit international au Rwanda en 1994 et à Srebrenica en 1995 ont aussi été des expériences traumati­santes pour les organisations humanitaires, dont les représentants sur les lieux ont été les témoins, et parmi eux bien sûr aussi le CICR. L’incapacité de la communauté internationale à protéger les populations civiles a conduit à des exigences demandant un nouveau cadre politique dans lequel la responsabilité de la communauté internationale dans de telles situations doit être redéfinie. Pour les organisations humanitaires les événements au Rwanda et à Srebrenica ont également montré très clairement les limites de leurs propres possibilités de protéger les populations ci­viles. Malgré cela, au cours de l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999, il y a eu, aussi parmi les organisations humanitaires, beaucoup de débats sur la légitimité morale et politique d’une telle intervention militaire.
En 2000, encore sous l’impression de l’intervention au Kosovo, le gouvernement canadien a chargé un groupe d’experts très expérimentés de l’élaboration d’un concept pour définir les conditions et les instruments permettant à la communauté internationale d’intervenir dans les cas de violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international. Le titre du rapport de ce groupe d’experts, publié en 2001 – «The Responsibility to Protect» ou la responsabilité de protéger – est devenu une notion emblématique, clairement définie qui est entrée dans les débats politiques de la communauté internationale. Les aspects les plus importants du rapport des experts ont été retenus à l’unanimité en 2005 lors de la rencontre au sommet à l’occasion du 60e anniversaire de la création des Nations Unies.
Le CICR a été consulté plusieurs fois par le groupe d’experts, auquel appartenait aussi l’ancien président du CICR Cornelio Sommaruga. Bien que le concept de «Responsability to Protect» soit avant tout un instrument politique de la communauté internationale, il existe aussi un lien avec le droit international humanitaire, avant tout avec les Conventions de Genève.

«Respecter en toute circonstance» les Conventions de Genève

Le principe selon lequel les Etats ont aussi une responsabilité d’empêcher et de sanctionner des violations du droit international qui ne sont pas commises sur leur propre territoire, n’est pas nouveau. L’article 1 de toutes les quatre Conventions de Genève de 1949 stipule que les Etats signataires ne sont pas seulement tenus «de respecter en toute circonstance» les clauses qu’elles contiennent, mais sont aussi responsables «d’imposer leur respect». Cependant on a renoncé – sûrement de manière réfléchie – à fixer comment et dans quelles circonstances le respect des Conventions de Genève doit être imposé.
L’article 89 du protocole additif aux Conventions de Genève de 1977 va encore plus loin. Il demande aux Etats signataires d’agir «ensemble ou individuellement en collaboration avec les Nations Unies et en harmonie avec la Charte des Nations Unies».
Pour des circonstances spécialement graves, le concept de «Responsibility to Protect» donne un cadre politique quant à la responsabilité de la communauté internationale, en particulier l’empêchement de génocides, de crimes de guerre graves, d’épurations ethniques et de crimes contre l’humanité.
Le concept de «Responsibility to Protect» ne doit cependant pas être réduit à la justification d’interventions militaires dans les cas de violations graves du droit international. Dans leur rapport, le groupe d’experts a souligné expressément que la responsabilité de la communauté internationale consiste à empêcher le développement de telles situations, donc une «Responsibility to Prevent». L’intervention militaire, citée dans le rapport des experts comme l’une de plusieurs possibilités de «Responsibility to React», n’est prévue que dans des cas extrêmes lorsque tous les autres moyens ont été utilisés.
Bien que cela soit une évidence, le concept de «Responsibility to Protect» fixe aussi clairement que dans le cas d’une intervention militaire, les troupes d’intervention doivent respecter entièrement le droit international humanitaire, même s’il s’agit d’une opération de l’ONU. Cela comprend évidemment aussi un mandat pour le CICR, par exemple lors de visites de prisonniers.

Séparer les réflexions politiques et militaires des opérations humanitaires

Bien que les principes de base de «Responsibility to Protect» rencontrent une large approbation, les difficultés dans l’application pratique en montrent néanmoins clairement les limites politiques. Les situations au Darfour et en Somalie sont les exemples actuels dans lesquels la responsabilité de la communauté internationale – et sa «Responsibility to Protect» – continue d’être exigée. Comme vous le savez, le CICR s’en tient, dans ces discussions politiques, à sa neutralité qui a fait ses preuves. Il nous paraît en effet très important de séparer clairement les réflexions politiques et militaires des opérations humanitaires, même s’il s’agit d’interventions de la communauté internationale.
Le CICR, par exemple, a soutenu expressément le changement de terminologie qui a été introduite par «Responsibility to Protect». L’expression malheureuse d’«intervention humanitaire» quand on parle d’opérations militaires ou même la notion de «guerre humanitaire» comme l’intervention de l’OTAN au Kosovo a été appelée par certains protagonistes, ont été remplacées par «military intervention for human protection purposes», ou simplement «intervention». Le CICR s’est toujours opposé à une militarisation du mot «humanitaire», au niveau de la terminologie.
Dans les années 90, les atrocités au Rwanda, à Srebrenica et aussi la situation désespérée en Somalie faisaient la Une de nos journaux. Dans tous ces conflits armés le CICR a fait son travail, a protégé et ravitaillé de son mieux les civils, soigné les blessés, cherché les disparus et – si possible – réuni les familles. De même le CICR a sans cesse prié les Etats de chercher une solution à ces conflits. Les Etats ont toujours dû être avertis que leur propre responsabilité politique ne peut pas être déchargée sur des organisations humanitaires. A l’époque du conflit armé en Bosnie, l’ancienne Haut-Commissaire de l’ONU pour les réfugiés, Sadako Ogata, a dit de manière claire et juste: «There are no humanitarian solutions for humanitarian problems.»
Le constat de Sadako Ogata est toujours entièrement valable. La liste des conflits et des guerres dans lesquels la communauté internationale ne peut se mettre d’accord pour une solution politique est longue, et la tentation d’offrir l’aide humanitaire comme remplacement est toujours grande. Avec cela je ne veux pas dire qu’il ne faut pas offrir l’aide humanitaire ou bien qu’elle soit inutile. – Mais il ne faut pas confondre l’aide humanitaire avec une solution politique, et – encore plus important – il ne faut pas instrumentaliser l’aide humanitaire pour atteindre des objectifs politiques et militaires.

Sans indépendance et neutralité, pas d’acceptation par les partis de guerre

Dans beaucoup de contextes dans lesquels le CICR travaille actuellement, le mélange d’objectifs politiques et humanitaires amène de gros problèmes pour tout le système humanitaire. Beaucoup de ces problèmes qui nous occupent aujourd’hui, surtout en ce qui concerne la sécurité du personnel humanitaire, sont le résultat du fait que le système humanitaire dans son ensemble n’est plus calculable pour les parties en conflit. Même pour l’observateur bien informé, il n’est pas toujours facile de faire la différence entre des organisations qui font exclusivement de l’aide humanitaire, et celles qui poursuivent aussi des objectifs politiques ou soutiennent même des opérations militaires. Les acteurs militaires également mentionnent de plus en plus souvent des motifs humanitaires pour leurs opérations. Les prétendus «Provincial Reconstruction Teams» en Afghanistan ne sont qu’un exemple parmi d’autres.
Sur la base de notre expérience de longue date dans des régions en guerre, il est pour nous de première importance que l’aide humanitaire et les organisations humanitaires qui y sont mêles soient acceptées par toutes les parties en conflit. Seule l’acceptation par toutes les parties en guerre et naturellement par toute les populations concernées nous permet d’aider efficacement et d’assurer la sécurité du personnel humanitaire à long terme. Le CICR est persuadé que son indépendance résolue et sa stricte neutralité sont des conditions absolues pour être reconnu et accepté par toutes les parties en guerre.
Il me semble très important de souligner que le facteur le plus important n’est pas les intentions d’un secouriste humanitaire, mais il est décisif de savoir comment ces intentions sont perçues par la population et les parties en guerre. Des acteurs militaires sont toujours perçus comme tels et rencontreront la méfiance dans la plupart des situations de conflit. Cela ne veut cependant pas dire que les troupes d’interventions militaires ne peuvent pas fournir de l’aide humanitaire; dans certaines circonstances elles y sont même obligées. Des opérations humanitaires fournies par des troupes militaires doivent cependant être clairement délimitées par rapport à celles des organisations humanitaires.
Le rôle important que le CICR joue dans beaucoup de régions de conflit est construit sur des contacts noués pendant des décennies avec toutes les parties en conflit. Cela est valable pour l’Afghanistan, l’Irak, le Darfour, la Somalie, le Sri Lanka, la Colombie et pour beaucoup d’autres endroits dont on ne lit pas grand-chose dans les journaux. Nos bons contacts avec toutes les parties en conflit nous permettent d’agir comme médiateurs neutres dans des situations spécialement difficiles comme par exemple récemment lors d’une libération d’otages en Afghanistan, en Ethiopie ou en Colombie. Ils nous permetent aussi d’être toujours présents à beaucoup d’endroits lorsque d’autres organisations les ont quittés.

Malgré les risques, le CICR refuse consciemment une troupe de protection armée

Je ne veux cependant pas embellir la situation. La sécurité du personnel humanitaire représente aujourd’hui un grand défi pour toutes les organisations humanitaires, actives dans des régions de crise, aussi pour le CICR. Comme je l’ai déjà dit, pour nous au CICR l’élément le plus important pour notre sécurité est l’acceptation par toutes les parties en conflit et par les populations concernées. Notre indépendance et notre neutralité sont les conditions préalables les plus importantes, mais le facteur le plus important est finalement la façon dont nous faisons notre travail sur place. Le CICR n’utilise pour cette raison pas de troupes de protection armées pour son travail humanitaire et n’a pas l’intention de changer quelque chose à ce principe.
Le travail et le mandat du CICR ne comprennent pas seulement l’aide humanitaire, mais aussi la protection de la population civile concernée et des prisonniers, détenus en relation avec un conflit armé. Pour cela aussi – et surtout pour cela – l’acceptation de toutes les parties en conflit est une condition absolue. Dans ses interventions, le CICR s’adresse aux parties qui ont le pouvoir de prendre des mesures de protection, en premier lieu les parties en conflit, mais parfois aussi les troupes d’intervention armées d’un autre Etat. Mais là aussi, un délégué du CICR ne peut intervenir que si dans le dialogue direct avec les parties en conflit il est perçu comme un partenaire indépendant et neutre.
L’aide humanitaire ou ce qu’on désigne comme «humanitarian space» dans une région en guerre est devenue plus complexe ces dernières années, surtout parce que les acteurs sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux qu’il y a 15 ans. Dans l’intérêt de ceux qui ont besoin de notre aide nous devrions utiliser la diversité et employer consciemment la complémentarité des différents acteurs. L’ONU et ses organisations ont un rôle important à jouer, avant tout dans le domaine politique. Le rôle du CICR comme organisation indépendante et politiquement neutre est dans beaucoup de régions de crise également extrêmement important et complémentaire aux objectifs politiques. Des Organisations non gouvernementales (ONG) ont naturellement aussi leur place, parce qu’elles peuvent simplement faire mieux certaines choses que les grandes organisations internationales. Les forces armées également ont parfois, dans certaines circonstances comme déjà mentionné, un rôle à jouer dans l’espace humanitaire («humanitarian space»). Finalement, la communauté internationale, comme mentionné ci-dessus, doit aussi assumer sa responsabilité politique, sa «Responsibility to Protect».
Je suis persuadé que la complémentarité de ces différents acteurs peut être utilisée de façon profitable si chacun remplit son rôle spécifique. Si les différents rôles et les différents points de départ sont mélangés, comme c’est de plus en plus le cas de nos jours, ce n’est pas seulement le système humanitaire mais aussi la totalité du système d’intervention de la communauté internationale qui est gravement affaibli.    •

Source: Discours de Beat Schweizer, prononcé
le 25 avril 2008 à Zurich lors d’un colloque du
«Forum Suisse humanitaire».
(Traduction Horizons et débats)