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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°6, 11 février 2013  >  «Vous ne pouvez pas signer ça!» [Imprimer]

«En toute franchise, je ne vois rien de positif dans cette réforme de Bologne», déclare Kurt Imhof. «Sauf qu’avec le Bachelor, nous certifions maintenant également un demi-savoir.»

Comment sept hommes fomentent la plus grande révolution dans les universités suisses. L’incroyable histoire de la réforme de Bologne

par Matthias Daum*

L’orchestre joue du Beethoven, la neuvième symphonie. «Joie, belle étincelle des dieux …» Les recteurs d’universités et les politiciens de la culture provenant de trente pays sont assis au coude à coude dans l’aula magna décorée de manière solennelle. Quelques-uns feuillettent les quatre feuilles A4 qu’on vient de leur distribuer, la musique couvre le froissement du papier. Ce qu’ils lisent confirme leurs craintes: dans les universités européennes rien ne sera plus comme avant.
Nous sommes le 19 juin 1999, un samedi, lorsque, à l’Université de Bologne, les ministres européens de la culture revêtent de leur signature une déclaration d’intention qui sera connue plus tard sous la dénomination de la «Déclaration de Bologne». Une délégation suisse de sept personnes y assiste, sous la conduite de Charles Kleiber, secrétaire d’Etat à la science et à la recherche.
Ces messieurs s’apprêtent à fomenter la plus grande révolution des universités suisses. Bologne est un changement de paradigme – avant tout pour les sciences humaines et sociales. Si autrefois les étudiants devaient acquérir le savoir par eux-mêmes, travailler la matière, dorénavant la culture leur sera servie petit à petit sous forme de modules.

Une histoire incroyable – totalement sous-estimée dans ses effets

Aujourd’hui, dix ans après que la réforme de Bologne ait été mise en application dans toutes les universités suisses, une thèse raconte pour la première fois comment «Bologne» est arrivée en Suisse. L’auteure est Barbara Müller, une scientifique de l’éducation, partisane de la réforme.
C’est l’histoire de sept hommes qui s’enflamment pour une révolution – et qui ce faisant s’embobinent eux-mêmes. C’est l’histoire d’une réforme de la formation qui n’a jamais été discutée publiquement – mais qui modifie complètement notre idée de la culture. C’est l’histoire d’une réforme dont jusqu’ici personne ne sait ce qu’elle apporte en réalité. Bref: c’est une histoire incroyable.
Ou comme le constate rétrospectivement Gerhard Schuwey, l’ancien directeur de l’Office fédéral de l’éducation et de la science: «Si l’on est honnête, il faut aussi dire que, pas seulement en Suisse, on en a totalement sous-estimé les effets.»
Les festivités de Bologne se déroulent avec le faste italien, dans des voitures officielles sombres, avec chauffeurs et colonnes de motards. La délégation suisse est impressionnée. A l’aula, on appelle les ministres par leur nom sur le podium pour la signature. «Il aurait été inconcevable que le secrétaire d’Etat ne signe pas cela, il se serait couvert de ridicule» dit aujourd’hui Rudolf Nägeli qui s’était alors rendu à Bologne dans sa fonction de secrétaire général de la Conférence des recteurs des universités suisses.

«Le système Bachelor/Master… inacceptable pour la Suisse»

Les dés sont jetés. En même temps les recteurs suisses sont très sceptiques face à la réforme prévue. Une semaine auparavant leur assemblée plénière constate sans équivoque: «Même une brève prise en compte du document du projet de Bologne cependant montre que le système Bachelor/Master, tel que proposé, est inacceptable pour la Suisse.»
La veille de la signature de l’accord, les Suisses se réunissent pour un dîner informel. L’ambiance est tendue, car l’invitation à la conférence s’est faite à très brève échéance. Il n’y avait plus assez de temps pour une discussion approfondie des idées. Les recteurs craignent que dorénavant, ce sera la politique qui leur dictera les conditions. Et cela précisément maintenant qu’ils ont lutté lors de nombreux scrutins populaires pour obtenir leur indépendance. Les universités, jusqu’ici cantonales, continuent de recevoir de l’argent de la Confédération, mais elles peuvent décider elles-mêmes ce qu’elles veulent en faire. Le secrétaire d’Etat Kleiber, qui ce soir-là était à la table des ministres européens de la culture, se rappelle aujourd’hui: «Les recteurs sont venus me voir dans mon hôtel. Et ils m’ont dit: ‘Vous ne pouvez pas signer ça!’ Après quoi je leur ai dit que j’allais signer, mais qu’on pouvait quand-même en discuter.»
Je décide. Je signe. Ça m’est égal ce que vous en pensez. Cette attitude du secrétaire d’Etat n’a surpris personne. Charles Kleiber avait déjà dit une année auparavant, lors d’une interview d’une heure à la télévision: «Nous n’avons pas le choix. Aujourd’hui, les universités sont en marge de l’histoire, elles sont prisonnières de leurs structures archaïques.» Kleiber avait pris ses fonctions comme secrétaire d’Etat pour remodeler le paysage universitaire. Au préalable, il avait même publié un livre-programme – «L’université de demain». Il se voit en prince qui réveille d’un baiser la Belle au bois dormant: l’université. L’homme qui a fait des études d’architecture veut construire un nouveau monde universitaire, et celui-ci doit correspondre totalement à l’esprit contemporain de la fin des années 90.

Ce que l’euro est à l’économie, Bologne est censée l’être à la science

Plus de concurrence, plus de performance, plus d’efficacité. Et avant tout, plus d’Europe. Voilà les mots d’ordre. Ce que l’euro est à l’économie, Bologne est censée l’être à la science. La grande vague unificatrice européenne a également saisi l’enseignement.
Et ainsi, cette histoire ne commence pas que dans l’aula magna de Bologne, mais une année auparavant à Paris, où en mai 1998, la Sorbonne mondialement connue a fêté les 800 ans de son existence, comme le montre Barbara Müller dans sa thèse.
 L’invitation était signée par le ministre français de l’Education nationale Claude Allègre. Il avait un problème. Le rapport d’un conseiller gouvernemental venait d’attester de la situation révoltante des universités françaises. Elles seraient «confuses, bureaucratiques et asociales». Elles seraient un cas à réformer. Mais comment le ministre Allègre était-il censé chambouler les unis face à la résistance immense des étudiants et des hautes écoles, des professeurs et des instituts à toute nouveauté? L’idée avancée par Allègre était l’«internationalité». Si d’autres pays réforment également leurs universités, la pression sur les écoles françaises augmentera.
Le but de la Déclaration de la Sorbonne était une «Europe du savoir». Pour la première fois, on parlait d’un système de crédits, de semestres à l’étranger, de la reconnaissance facilitée des différents diplômes.

Une signature inutile déclenche une avalanche de réformes …

Afin de donner à la déclaration plus de poids politique en Europe, la France cherche d’autres cosignataires. On sollicite également la Suisse. Bien que la situation de nos universités ne soit en rien comparable à celle des universités de France ou d’Italie – les prestations des services d’assistance sont meilleures, la durée des études est plus courte, le pourcentage d’interruptions est moins élevé – Ruth Dreifuss, la conseillère fédérale d’alors, signe la déclaration. Par sécurité, elle soumet encore le papier aux universités. Celles-ci ne manifestent guère d’intérêt. «C’était une déclaration générale à laquelle on ne pouvait au fond rien objecter» se souvient Nivardo Ischi, secrétaire général de la Conférence universitaire suisse. «Les sceptiques se sont sûrement dit: on peut y souscrire, de toute façon rien ne changera.»
En signant, la conseillère fédérale Dreifuss a déclenché une avalanche de réformes. Après les Français, ce sont en effet les Italiens qui font pression. A Paris déjà, ils annoncent une nouvelle conférence. A Bologne. Et dans ces deux heures et demie, un samedi en juin, les ministres de la formation réussissent ce que la Commission européenne n’a pas réussi en quatre années de négociations: ils se mettent d’accord sur un nouveau paysage universitaire européen.

… et ce qui était à peine une note en marge développe une existence propre

Il s’en est fallu de peu qu’en Suisse «Bologne» reste une note dans la marge, un accord de plus, un papier signé n’importe où par n’importe qui. Exactement ce que le secrétaire d’Etat Kleiber promet plusieurs fois, le vendredi soir avant la signature, aux recteurs d’université devenus nerveux. Cet accord n’est ni un traité international, ni un traité intergouvernemental. C’est aussi la raison pour laquelle il n’a pas besoin d’être soumis au Parlement. Même pour la ministre de la formation Ruth Dreifuss, cette conférence à Bologne, en Italie du Nord, ne revêt aucun caractère de priorité – pourquoi sinon y enverrait-elle son secrétaire d’Etat?
Mais la réforme développe son existence propre. Elle fait irruption dans une lacune du pouvoir de la politique éducative suisse. La politique perd de son influence, les universités deviennent plus sûres d’elles-mêmes. Le recteur n’est plus un primus inter pares, mais un PDG. L’université est une entreprise dont les étudiants sont la clientèle. La réforme de Bologne offre une bonne occasion pour cimenter les nouveaux rapports de force.

Défaite surprise due à un «brise-glace»

Le 3 décembre 1999, la Conférence des recteurs d’université se réunit en assemblée plénière. Au dernier point à l’ordre du jour, sous divers, Peter Gomez, le nouveau recteur de l’Université de St-Gall, prend soudainement la parole: «Alors, chers collègues, j’aimerais vous informer que l’Université de St-Gall va appliquer la réforme de Bologne, et ceci de façon complète et plutôt rapidement. Nous allons réorganiser toute l’université en instituant une réforme fondamentale des programmes, et dans une année, donc l’automne prochain, ça commencera déjà chez nous.»
Toutes les personnes présentes restent bouche bée. Tout le monde se tait. Les mines se font interrogatives. «Qu’est-ce que c’est que ça?»
Peter Gomez est le brise-glace, et les autres unis le suivent. D’abord l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, puis l’Uni de Lucerne, puis Bâle, puis l’Université de la Suisse italienne.
«Ils avaient tous l’impression qu’il fallait faire quelque chose» déclare l’auteure du livre Barbara Müller. «Les uns appliquaient des réformes auxquelles ils avaient déjà songé, d’autres se trouvaient d’une certaine façon mis au pied du mur. De toute façon, les études avaient besoin d’être modernisées, elles ne pouvaient pas demeurer esthétiques et élitaires.»
Mais qu’est-ce que Bologne nous a apporté? Jusqu’à ce jour, dix ans après que la réforme a été définitivement introduite dans toutes les universités suisses, personne ne peut répondre à cette question.

Des coûts élevés pour un dérapage

Les chiffres bruts ramènent à la réalité. Seul un sixième de tous les étudiants change d’université pour faire le Master. Moins de 5% des étudiants titulaires d’un Bachelor partent à l’étranger. Le taux d’échec n’a baissé que de 10%. Le temps des études n’a que peu diminué. Et jusqu’aujourd’hui il n’y pas d’études qui prouvent que les étudiants en possession d’un Bachelor/Master trouvent plus facilement un emploi que leurs prédécesseurs qui terminaient leurs études avec une licence. Sans parler des coûts que la réforme a causés – et que personne ne peut évaluer.
Dans les universités, on se plaint tout de même, surtout dans les sciences humaines et sociales. Là, la réforme a entraîné le plus de changements.
Un opposant acharné de la réforme de Bologne est Kurt Imhof. Le sociologue zurichois a parlé dans une interview d’une formation boulimique au sein des universités: «Bouffer, dégueuler, oublier.» Pour Imhof, l’«université est actuellement la continuation de l’école par d’autres moyens». On ne fait plus qu’y potasser. On a enterré l’idée que des jeunes adultes sensés s’éduquent eux-mêmes à l’université. Le sociologue s’enflamme en parlant, il peste contre la dévaluation de sa profession, contre les étudiants qu’il faut forcer à pénétrer dans une bibliothèque, et contre l’université qui a sombré en une entreprise du tertiaire. «En toute franchise, je ne vois rien de positif dans cette réforme de Bologne», déclare Kurt Imhof. «Sauf qu’avec le Bachelor, nous certifions maintenant également un demi-savoir.»
Alors, on l’interroge: pourquoi les professeurs ne se sont pas plus opposés? Silence sur la ligne. Pause. Puis, Imhof d’expliquer: «Le secret de l’adoption de Bologne est le New Public Management. Ses programmes d’évaluation et ses mesures de performance ont créée une orientation et ont soulagé les étudiants et les professeurs de devoir s’orienter eux-mêmes.» Que faire? «Bologne est un dérapage qu’il faut éliminer.»

Des étudiants mis sous tutelle

D’autres détracteurs de Bologne n’y croient pas. «On ne peut pas revenir en arrière», déclare Achatz von Müller, historien médiéviste à l’Université de Bâle. «A présent, nous ne pouvons plus remettre en question les principes, mais il faut réfléchir comment nous pourrions introduire des modifications dans le système actuel.» Car les études entièrement ouvertes, la navigation sans boussole sur la pleine mer du savoir est devenu un problème pour von Müller. «L’idée d’études modulaires est sensée, mais nous avons dû la payer très cher.» Les étudiants sont mis sous tutelle, ils ne suivent plus leurs intérêts personnels, mais se demandent à tout moment: «De combien de points de crédit ai-je besoin pour cela?»
La frustration suite à l’application de Bologne touche également des partisans déclarés de la réforme. Angelika Linke, professeur de linguistique à l’Université de Zurich déclare: «Aujourd’hui, Bologne est un système totalement rigide, il n’y a plus guère d’exceptions possibles. Dans beaucoup de décisions, il ne s’agit plus de savoir ce qui est raisonnable, mais juste ce qui est techniquement faisable face aux exigences de l’administration informatisée de l’enseignement et des études.»

Un mélange de néolibéralisme et d’économie planifiée

C’est une ironie de l’histoire que précisément une réforme, qui a été lancée avec le but de démanteler les structures archaïques des universités, conduise maintenant à techniciser et scléroser les universités. Cette mise en œuvre est un mélange de néolibéralisme et d’économie planifiée. Au nom d’une concurrence accrue, on a renforcé le pouvoir dirigeant central au sein des rectorats et des décanats. Et par conséquent, également leurs manières de chefs. Des professeurs racontent que leur recteur, hors de lui, s’est présenté dans leur bureau après qu’ils aient critiqué ouvertement cette réforme de Bologne: «Vous êtes toujours si négatifs!»
A la question pourquoi les professeurs ne se sont pas opposés plus fortement, Angelika Linke répond: «Les révolutions couronnées de succès ont toujours débuté par le changement des structures; chaque historien vous le confirmera.»
Le 19 juin 1999, dans l’aula magna de Bologne, Charles Kleiber entend prononcer son nom. Il avance jusqu’à la table drapée d’un velours rouge: «Je me suis dit, dommage que je ne m’appelle pas Xavier, Xavier Kleiber», se rappelle le secrétaire d’Etat, «alors, j’aurais pu faire un X.»
Dès le départ, Bologne a été une mauvaise plaisanterie en Suisse.    •

Source: Die Zeit du 19/12/12

(Traduction Horizons et débats)