Qu’est-ce que la Bundeswehr va faire dans l’Hindou Kouch?Discours tenu le 13 avril lors de la «marche de Pâques» Rhin-Ruhr 2009 à Dortmundpar Jürgen Rosekm. Le 29 avril dernier un soldat de la Bundeswehr a été tué lors d’une mission en Afghanistan. Après avoir qualifié l’attaque qui visait ce soldat et plusieurs autres de «lâche et sournoise», le ministre allemand des Affaires étrangères, Steinmeier s’est empressé d’ajouter: «Naturellement, ce genre de lâches embuscades ne met pas en question notre engagement en Afghanistan et au service de ce pays.» Vous tous qui êtes là, hommes et femmes qui voulez la paix!Je suis heureux de vous voir si nombreux ici aujourd’hui pour manifester en faveur de la paix dans le monde. Comme il convient, je crois, à de véritables démocrates, nous protestons librement et ouvertement contre la honte que représente pour l’Allemagne sa participation à une guerre étrangère, alors que l’Allemagne réunifiée avait fait à tous les peuples de la terre le serment solennel de ne plus jamais employer ses armes que pour sa défense. Traiter aussi cavalièrement les engagements internationaux ne montre que trop à quel point les prétendues élites de ce pays ont perdu tout sens du droit et de la légalité et abdiqué toute morale et toute dignité. Un signe et non des moindres de la tragédie que vit de nos jours la démocratie. On n’apprécie pas sans limites les militaires qui ont une conscienceEn dépit de leur droit absolu à la liberté d’expression les soldats qui font preuve de courage au meilleur sens du terme en prenant position contre des abus dans l’armée et la politique de sécurité doivent s’attendre à de lourdes sanctions et à des ennuis personnels assez graves. Je voudrais évoquer à ce sujet le cas particulièrement douloureux d’un de mes camarades. Non, pas celui du major Florian Pfaff, qui s’était refusé à soutenir les violations du droit international imputables aux Anglo-américains contre l’Irak et ses habitants et qui en avait récolté une dégradation. Il a pourtant été réhabilité par le tribunal administratif de Leipzig. Et cependant la Bundeswehr se refuse toujours à le faire passer au grade de lieutenant, comme tous les officiers de sa promotion, parce qu’on n’apprécie pas sans limites les militaires qui ont une conscience. Lorsque deux instances successives de la justice bavaroise eurent prononcé la nullité de cette incroyable explication, ne croyez pas que le Ministère de la défense se soit incliné. Non, maintenant on attribue à Florian Pfaff «de graves défauts de caractère», parce qu’il a publié un livre, «Totschlag im Amt», où il dénonce la politique belliciste menée par le gouvernement fédéral, en violation du droit international et de la Constitution allemande. La FIAS combat consciemment certaines populations civilesMais ce n’est pas de Florian Pfaff que je voulais parler, mais d’un de mes camarades à peu près inconnu qui a occupé de juillet 2006 à août 2008 la charge de «conseiller militaire et politique du gouvernement fédéral», donc d’attaché militaire, à Kaboul. Il s’agit du lieutenant Jürgen Heiducoff. Au printemps 2007, il avait adressé au ministre des Affaires étrangères un courrier interne où il critiquait violemment l’évolution désastreuse du conflit afghan. Selon Heiducoff, il serait «insupportable que nos troupes et la FIAS se soient mises à combattre consciemment certaines populations civiles afghanes, détruisant ainsi les germes de la société civile qu’on espérait voir naître. Des bombardiers et hélicoptères de combats occidentaux répandent l’effroi dans la population civile. Aux yeux des Pachtounes il ne peut s’agir que de terrorisme.» Plus loin il écrivait: «Cette violence armée disproportionnée est en train de nous faire perdre la confiance du peuple afghan.» De notoriété publique nous aurions affaire «à une violation du droit de la guerre». Le courrier mettait en garde contre une extension rampante du mandat de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS), contraire au droit international: «La force armée risque de devenir une fin en soi, sans lien avec ses directives politiques et juridiques.» Le conseiller militaire et politique critiquait également vivement la politique de communication des dirigeants de la FIAS. Selon Heiducoff, «on embellirait de façon inadmissible la situation militaire» aux yeux des politiciens et parlementaires et «même des généraux allemands atténueraient ou dissimuleraient leurs propres problèmes». Alors que «les demandes récurrentes de renforcement des troupes, la croissance des coûts de l’engagement militaire, du nombre des pertes militaires et des victimes civiles tiendraient un langage» révélant «l’inadaptation de la solution militaire aux problèmes intérieurs et extérieurs de l’Afghanistan et son échec inévitable». Voilà ce qu’a dit mon camarade Jürgen Heiducoff. Vous pouvez peut-être imaginer l’effet qu’a eu ce courrier: Heiducoff a été sanctionné par un renvoi au pays, «rapatrié» dans le langage officiel. La raison? En disant la vérité il avait ébranlé durablement la confiance de ses supérieurs. Un bilan peu convaincant de l’engagement militaire de l’OTAN dans l’Hindou KouchAu vu de tout cela, son successeur y réfléchira sûrement à deux fois avant d’oser s’exprimer sur la guerre dans l’Hindou Kouch de façon ouverte et honnête, comme il convient à un citoyen d’un Etat démocratique et portant un uniforme. Et pourtant rien ne montre mieux la pertinence de l’analyse de Heiducoff que la dégradation constante de la sécurité en Afghanistan, en dépit de la «guerre contre le terrorisme» que l’OTAN y mène, parfois de manière disproportionnée et sans égard pour les victimes civiles. C’est ainsi qu’à la Conférence UNAMA (United Nations Assistance Mission in Afghanistan) les Nations Unies ont tiré un bilan peu convaincant de l’engagement militaire de l’OTAN dans l’Hindou Kouch. Cette conférence avait siégé à Paris en juin 2008 pour statuer sur la mise en œuvre de l’«Afghanistan Compact», une décision prise à Londres. On y lit exactement: «La sécurité s’est notablement dégradée depuis le début de l’année 2006, notamment au Sud et à l’Est du pays; quelques districts sont toujours inaccessibles aux fonctionnaires et humanitaires afghans. Environ 6% des écoles ont été incendiées ou fermées, ce qui empêche la scolarisation d’environ 20 000 enfants (220 élèves ou enseignants ont été tués par fait de guerre). L’application de certains programmes, par exemple le «Programme de solidarité nationale», a dû l’an dernier être provisoirement interrompue dans plus de mille localités. L’insécurité augmente fortement le coût des interventions humanitaires et nombre de projets qui avaient obtenu des subventions ne peuvent être mis en œuvre ou du moins sont victimes de retards importants.» Violences excessives contre des civils innocentsEn dépit de ces frappes massives la guérilla cause de plus en plus de pertes parmi les troupes d’occupation étrangères dans l’Hindou Kouch. En septembre 2008 leur nombre s’est élevé à 950. Un porte-parole de l’OTAN commentait que les trois mois de l’été 2008 avaient été «les pires depuis 2001». Mais le nombre des soldats tués n’est pas le seul à atteindre des sommets; celui des civils tués en fait autant, et les soldats américains sont les premiers à se distinguer par des violences excessives contre des civils innocents. Le nombre total des victimes de guerre afghanes dans l’Hindou Kouch est évalué à 50 000. Mais c’est une information que ni l’OTAN ni le gouvernement allemand ne fournissent au grand public, officiellement parce qu’on ne veut pas se livrer à un «décompte des cadavres». Des soldats de la Bundeswehr ont tué un berger désarméStröbele exigeait en outre du gouvernement qu’il dise clairement dans quelle mesure il était exact que «selon le chef de la police de la province de Badakhchan, des soldats de la Bundeswehr en Afghanistan auraient tué près de Faizabad un berger désarmé qui gardait son troupeau et que des formateurs allemands de la police afghane auraient abattu à travers les vitres de leur voiture, le 28 août 2008 près de Koundouz, une femme et deux enfants à un poste de contrôle, en violation des règles d’intervention qui n’autorisent à tirer que les policiers afghans, et en tout état de cause uniquement dans les pneus lorsqu’il s’agit de fuyards.» Walter Kolbow, expert du SPD en matière de défense, estime lui aussi dramatiques les conséquences de l’incident au point de contrôle. Selon ses propres mots: «Maintenant nous aussi faisons figure de criminels.» Le premier exportateur mondial d’opium brut sous protection de l’OTANLa proportion d’analphabètes de 80% est proprement catastrophique. Quant à la situation des femmes, elle ne s’est pas vraiment améliorée. 70 à 80% des femmes sont mariées de force, leur espérance de vie moyenne est de 44 ans, leur nombre moyen d’enfants est de 6,6 et la mortalité maternelle de 7%, et en outre la «mort par le feu», un suicide auquel recourent des épouses ne supportant plus leur très dure condition d’esclaves conjugales, constitue un effroyable problème. De plus l’intégration de réfugiés renvoyés de force de l’Iran et du Pakistan voisins, et particulièrement tributaires de l’aide humanitaire, pose des problèmes considérables. Parallèlement l’Afghanistan est devenu, sous la protection de l’OTAN, le premier exportateur mondial d’opium brut et d’héroïne, et la corruption est devenue un phénomène endémique: «Une classe supérieure parasitaire encaisse les milliards de l’aide occidentale pour se bâtir des palais somptueux, on parle de narcotecture afghane». Le succès de l’OTAN en Afghanistan présente un intérêt stratégique pour l’AllemagneNéanmoins, surtout d’un point de vue allemand, rien ne permet de déceler quelque chance de succès au plan politique et militaire pour l’aventure dans l’Hindou Kouch. Lothar Rühl, expert en politique de sécurité et atlantiste déclaré, a tenté en été 2007 de définir les intérêts stratégiques de l’Allemagne dans l’Hindou Kouch. Selon lui, premièrement, depuis 1949, «la raison d’Etat place les intérêts nationaux de l’Allemagne dans la sphère euro-atlantique». Une rupture avec les USA et l’OTAN serait en contradiction avec cette raison d’Etat. Et l’extension de l’engagement en Afghanistan «constitue aussi une compensation politique pour notre absence en Irak.» Les soldats allemands meurent au nom de notre alliance avec les USALorsqu’on en arrive là, une conclusion s’impose: la mission dans l’Hindou Kouch est devenue la pierre de touche de l’alliance nord-atlantique, la «raison d’alliance» supplée à l’absence de politique de sécurité intelligente. Les soldats allemands meurent au nom de notre alliance avec les USA, du maintien de l’OTAN et du poids politique de l’Allemagne sur la scène internationale. Cette conclusion, déjà affligeante en elle-même, devient scandaleuse si l’on prend en compte les dessous géostratégiques et géoéconomiques dans l’Hindou Kouch. Là, nul besoin de spéculations hasardeuses, ils sont très clairs. Zbigniev Brzezinski en personne, l’ex-conseiller national pour la politique de sécurité aux USA, a déclaré sans ambages qu’il y va de l’hégémonie mondiale des USA, ni plus ni moins. Or cette hégémonie exige de dominer l’Eurasie, ou, selon les termes de Brzezinski, «l’échiquier eurasiatique». Les intérêts géostratégiques des USA comportent l’encerclement de l’Iran, «Etat voyou», le contrôle et la mise sous influence des républiques d’Asie centrale, «les Balkans eurasiens», l’isolement de la Russie et la contention de la super-puissance montante, la Chine. D’un point de vue géoéconomique l’accès aux ressources énergétiques et aux matières premières eurasiennes ainsi que le contrôle de leurs voies de transport est indispensable à «l’Empire». En ce sens les USA ont besoin de la guerre en Afghanistan, selon Brzezinski élément constitutif des «Balkans eurasiens», parce que cette guerre est la seule à pouvoir justifier le stationnement de troupes américaines dans cette région, qui, selon Brzezinski, est le «front d’Asie centrale». Bush – Obama: la continuité?Dans cette optique, les USA pratiquent une politique trompeuse, qui consiste à attiser secrètement la guerre dans l’Hindou Kouch, pour pouvoir ensuite l’intensifier ouvertement. Concrètement, les services secrets managent le terrorisme, comme l’écrit Christoph R. Hörstel, expert pour l’Afghanistan: «Non seulement la CIA sait parfaitement que les services secrets pakistanais (ISI) soutiennent les talibans, mais elle les y encourage. C’est du reste ce que croient les Afghans: les USA soutiennent leurs ennemis, pour pouvoir rester.» C’est la réalité glacée de ces calculs géostratégiques et économiques qui détermine le déroulement du conflit afghan, et non le conte que l’on nous fait de la reconstruction et du développement et de leurs philanthropiques motivations. Et fatalement ce sont les USA qui décident au sein de l’Alliance atlantique et donc fixent ce que doit faire la FIAS, et non leurs dociles «vassaux européens tenus de payer tribut», comme aime à dire Brzezinski. Or c’est ce même Zbigniev Brzezinski qui est désormais le conseiller chargé des Affaires étrangères et de la sécurité de Barack Hussein Obama, le messie médiatique. Faut-il donc s’étonner si le nouveau Président des USA veut envoyer en Afghanistan plus de 20 000 soldats supplémentaires et déclare publiquement vouloir encore intensifier la guerre dévastatrice qui se déroule dans l’Hindou Kouch et l’étendre au Pakistan voisin, un pays de 170 millions d’habitants? Abandonner un combat perdu contre une guérilla serait s’en prendre à un tabouLes contradictions entre l’agenda officiel et l’agenda secret deviennent sans cesse plus évidentes. Mais si les politiques continuent à se mentir à eux-mêmes et à leurs électeurs, les militaires sont plus clairs sous ce rapport. Par exemple, un inspecteur aux armées en exercice, Hans-Otto Budde, reconnaissait: «Même si un jour nous pouvons dire que les combats en Afghanistan ou ailleurs, sont terminés, la lutte antiterroriste durera éternellement. […] Nous sommes assez forts et […] nous gagnerons la guerre contre cet ennemi.» Face à une telle obstination et à une situation complètement bouchée, la question du sens de la présence militaire allemande dans l’Hindou Kouch se pose avec de plus en plus d’acuité. Mais ce serait s’en prendre à un tabou que d’abandonner un combat contre une guérilla, que toute expertise militaire donne perdu. Jusqu’à nouvel ordre on peut donc continuer avec l’aide de l’Allemagne, à crever et à assassiner dans le lointain Hindou Kouch. Les grandes puissances européennes et les USA ont toujours été les agresseursCe n’est pas la guerre qui peut apporter la paix, mais la justice et elle seule. Détournons-nous enfin du vieux dicton romain et adoptons la devise: «Si tu veux la paix, prépare la paix!» Ce combat pour la paix doit gagner les esprits et les cœurs des habitants des pays musulmans, et il est en revanche impensable de triompher avec des bombes et des roquettes. Chaque bombe larguée sur l’Afghanistan ne fait qu’accroître incommensurablement la haine du monde musulman à l’égard de l’Occident. Jürgen Todenhöfer montre clairement, dans son ouvrage récemment publié «Pourquoi tuer, Zaïde?» l’hypocrisie et parallèlement le mépris de l’être humain qui caractérisent les guerres menées par l’Occident contre les peuples musulmans. Cet auteur, qui ne s’est en rien fait connaître comme «ultragauchiste combattant sur les barricades» y note: «Au cours des deux derniers siècles, aucun pays musulman n’a jamais agressé l’Occident. Les grandes puissances européennes et les USA ont toujours été les agresseurs et non les agressés. Depuis le début de la colonisation des millions de civils arabes ont été tués. Au triste jeu de la mort donnée, l’Occident mène par bien plus de 10 à 1. Le débat actuel autour de la violence du monde musulman distord complètement les faits historiques. L’Occident a été et reste beaucoup plus violent que l’Islam. Ce n’est pas la violence des musulmans, mais celle de certains pays occidentaux qui constitue le problème central de notre temps.» Une amabilité grandiose et une confondante hospitalitéComme Jürgen Tödenhöfer j’ai vu de mes propres yeux des camps de réfugiés afghans en Iran et au Pakistan, la misère des camps au Liban du Sud et l’indescriptible pauvreté des gens au Soudan et ailleurs dans le monde musulman. On peut en tirer au moins une conclusion: ces gens-là vivent l’enfer, où naissent les jeunes hommes en colère animés d’un seul désir: que leur enfer soit désormais le nôtre. Mais parallèlement j’ai rencontré au cours de mes nombreux voyages au Proche et Moyen Orient des dizaines de gens qui en dépit de leur pauvreté m’ont reçu, moi le «riche Allemand», avec une amabilité grandiose et offert une confondante hospitalité. Il est temps de leur rendre un peu la monnaie de leur pièce, même si ce n’est qu’un peu de solidarité, et la certitude que non, cette guerre n’est pas ma guerre, ni la nôtre!» • |