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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°51, 28 décembre 2011  >  Réflexions philosophiques sur les droits humains et la dignité humaine [Imprimer]

Réflexions philosophiques sur les droits humains et la dignité humaine**

par Hideshi Yamada*

«Creon: Et tu as osé passer outre à mes lois?
Antigone: Oui, car ce n’est pas Zeus qui les a proclamées, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines, lois non écrites, celles-là, mais infaillibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est de toujours qu’elles sont en vigueur et personne ne les a vues naître.»

Sophocle, Antigone

Aujourd’hui, personne ne contestera que la dignité de l’homme passe avant tout et qu’il faut respecter les droits humains. Cependant les opinions diffèrent toujours quand il s’agit du concret. Nous voudrions naturellement tirer quelque chose de commun des différentes opinions. Mais comment faire? J’espère que, par cet exposé, je vais contribuer à répondre à cette question en m’intéressant à l’idée, que je formule pour la première fois,2 de l’«homme en tant qu’être faisant partie d’une famille et de l’Etat». Ensuite j’aborderai la question du caractère inévitable de l’autorité en matière de droits de l’homme. Mon exposé sera divisé en trois parties.

I. L’homme en tant qu’être faisant partie d’une famille et de l’Etat

Lorsqu’on cherche à expliquer de manière approfondie la nature de l’homme, il me semble indiqué de considérer l’homme avant tout comme un être faisant partie d’une famille, comme l’a exposé très clairement Johannes Messner, éthicien social viennois.3 Selon lui, les fonctionnements objectif et subjectif de la loi naturelle dans l’homme sont intimement liés. Et cela parce que l’homme est en réalité un être beaucoup plus archaïque – faisant avant tout partie d’une famille – qu’un être achevé, comme on le croit généralement. «Au sein de la famille que se forment ses attitudes et ses comportements ainsi que son esprit jusqu’au plus profond de son être et qu’il apprend, en tant qu’être social et qu’individu, ce qui est véritablement bon pour lui dans sa recherche du bonheur, c’est-à-dire dans sa recherche de valeurs. C’est l’expérience directe que sa nature lui impose dans cette vie en communauté qui, dans la construction de son identité, lui permet de se comporter conformément à sa nature.»4 Comme ils sont vécus et appris de manière concrète dans la famille, les principes moraux et juridiques, c’est-à-dire les principes du droit naturel sont applicables dans des domaines divers.5 Ils ne sont donc pas vides de sens, comme le déplorent Hans Kelsen et Ernst Topitsch.
Comme tous les êtres vivants, l’homme cherche à se perfectionner. Aristote parle du bien et de l’eudaimonia, terme qui signifie littéralement le bien de l’âme.6 Personne ne va sans doute s’y opposer, mais on n’entend pas toujours cette notion de la même manière. Nous approfondirons cette question par la suite.
On admet généralement aujourd’hui que l’homme a toujours vécu dans des communautés familiales.7 Mais il ne suffit pas de le rappeler. On sait également qu’il existe différents types de communautés: la famille, la tribu, les structures régionales ou professionnelles, la polis (ville-Etat), etc.8 Parmi ces différentes communautés, une grande importance revient à l’Etat.9 C’est pourquoi nous devons lui prêter une attention particulière. Mais pour quelle raison? En raison de la position et du rôle de l’Etat, de son rôle de garant du bien commun. En d’autres termes, l’homme ne pourrait pas mener une «bonne vie» (eu zen) sans l’Etat et sans vivre dans l’Etat. C’est l’idée fondamentale de la doctrine du droit naturel, d’Aristote à ses tenants actuels comme Messner et bien d’autres, en passant par saint Thomas d’Aquin et l’Ecole de Salamanque.10
Poussés avec force par leur nature sociale, les hommes créent différentes communautés et y vivent. Et ce n’est possible que s’ils sont prêts à s’entraider et à se sacrifier dans une coopération communautaire. Chaque société a son bien commun. Mais quelle que soit la contribution des communautés, elles ne sont pas seules à mener à l’intégration. Au-dessus de toutes les communautés, une communauté globale doit pouvoir créer une sorte de coordination des diverses activités des individus et des communautés particulières. Ce n’est rien d’autre que l’Etat, appelé societas perfecta par le droit naturel. L’Etat parvient à l’existence grâce à la forme politique, à la nature étatique de l’homme.11 Messner définit la fin de l’Etat comme «l’accomplissement complet et général des fonctions sociales fondamentales d’autoprotection de la communauté et de garantie de son ordre juridique et de la prospérité générale, fonctions nécessitées par la réalité totale de la nature humaine.»12
Pour résumer brièvement, ce que nous avons dit au premier chapitre concerne l’homme en tant que membre d’une famille et de l’Etat.

II. L’homme en tant qu’individu moral et juridique

L’homme a une nature aussi bien sociale qu’individuelle et il a besoin de la coopération sociale.13 Tout ce qui est vital pour l’homme est créé grâce à cette coopération. On peut appeler ça la «culture». C’est dans et par la culture que l’homme peut vraiment devenir «homme». La culture, et avant tout la tradition, donnent à son développement une tout autre situation initiale qu’à l’animal. Ce dernier trouve toujours la même situation de départ alors que l’homme «reçoit de la tradition sociale, c’est-à-dire de ce qui est extérieur à sa nature physique, tout ce qui est essentiel à son complet épanouissement, ce qui fait de lui ce qu’il est de par sa nature: un être de culture».14 En conséquence, on peut le qualifier à juste titre d’«être de culture».
Au cours de l’histoire, l’homme, grâce à la coopération, n’a cessé d’ajouter de nouvelles choses à la culture traditionnelle et a mené ainsi une vie meilleure, ou plus précisément, essayé de mener une vie meilleure. De cette manière, la culture, à proprement parler, n’a cessé de s’enrichir. Dès le début, l’homme a vécu en famille et a ensuite créé diverses communautés et institutions. L’une d’elles, et vraisemblablement la plus importante, est l’Etat.15 Au cours de ce développement, l’homme a toujours été poussé par la recherche du bien et du bonheur. Cependant cette recherche du bonheur ne s’est pas limitée à la vie au sein de l’Etat. Elle a en outre incité l’homme à sortir des frontières de l’Etat et à communiquer ainsi qu’à échanger avec les étrangers, et cela aussi bien au plan intellectuel qu’au plan matériel. C’est dans la nature de l’homme, dans ce besoin d’élargir son univers, de mener une vie meilleure, de faire des expériences, que se trouvent, me semble-t-il, les conditions les plus importantes, sinon les seules, de la naissance du droit international. J’ai dit brièvement plus haut que la culture de l’homme n’a cessé de s’enrichir. Est-ce également valable pour le droit et la justice? A vrai dire oui. En voici deux exemples:
Le premier concerne la conscience morale. La conscience morale aussi bien que la conscience juridique, et donc également la justice, sont, comme la connaissance théorique de l’homme, soumises au développement.16 A ce sujet, il convient sans doute d’accorder une attention particulière à la remarque de Messner sur la loi de la valeur en tant que loi du développement culturel.17 Selon Messner, la nature et le sens de la culture consistent à créer les conditions de l’amélioration de l’épanouissement des individus grâce à la coopération. Il en découle inévitablement la division du travail.
Ce qui est important, c’est «que tous les groupes participant au processus culturel sachent qu’ils ont le droit de jouir dans une certaine mesure des moyens d’épanouissement culturels qu’offre la division du travail.»18 Et Messner poursuit: «C’est dans la prise de conscience de ce droit que s’enracine la loi de la justice en tant que moteur des cultures.»19 Que l’on songe à la force de renouvellement du droit naturel, avant tout au moteur qu’il représente dans le combat pour le droit et la justice.»20 Il s’agit là de l’a priori juridique au sens où l’entend Messner.
Le second exemple auquel je voudrais m’attacher tout particulièrement par rapport à la dynamique du droit et de la justice concerne le «jus gentium actuel» que Mess­ner a magnifiquement développé. Par jus gentium, on entend trop souvent uniquement le jus gentium romain par opposition au jus civile et tout au plus le jus gentium en tant que jus inter pares. On peut qualifier toutes ces formes de «jus gentium au sens historique». Si l’on s’enhardit à rechercher l’origine du jus gentium, on se rend compte qu’elle se trouve dans l’évolution des mœurs et le droit coutumier, dans les effets de la conscience du droit naturel en lien avec l’expérience.21 Si l’on comprend les choses ainsi, il est facile de conclure, comme le fait ­Messner, que le jus gentium «rassemble un patrimoine de principes appliqués du droit naturel qui ne cesse de s’enrichir».22 Partant de ces observations, Messner constate que l’incarnation des principes du droit, comme les libertés de conscience, de religion, de parole, de réunion, etc. «représente la conscience juridique naturelle des peuples à son niveau d’évolution actuel» et constitue donc le «jus gentium actuel».23
Au paragraphe 21 de l’Encyclique sociale Centesimus annus, on trouve le terme de «novum jus gentium» qui a été traduit en français par «nouveau droit des gens» et en anglais par «new right of nations».24 Il me semblerait plus indiqué d’utiliser le terme latin dans les autres traductions, d’autant qu’il permettrait d’établir un lien avec la doctrine dynamique du droit naturel. Aussi pouvons-nous dire, avec Messner, que «le jus gentium n’est pas seulement une catégorie historique. Son histoire témoigne elle-même de son aspect évolutif qui inclut l’époque actuelle.»25

III. L’homme en tant qu’individu qui revendique des droits

Dans ce qui précède, nous avons présenté les idées originales de Messner sur l’actuel jus gentium. Il serait facile de dresser la liste des principes juridiques qui constituent l’actuel jus gentium, par exemple en recourant à la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10/12/1948 et aux deux Pactes sur les droits de l’homme: le Pacte relatif aux droits civils et politiques et le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16/12/1966.26 On parle souvent du caractère inaliénable, absolu et évident des droits humains, du moins des droits fondamentaux.
Dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique du 4/7/1776, on peut lire: «Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes: Tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.»27 Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, on trouve la même idée: «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.»28 Les deux Déclarations stipulent que tous les hommes sont égaux de par leur naissance ou de par leur nature. Est-ce vrai? Certains pensent que oui, d’autres que non. Il est probablement absurde d’affirmer, si l’on compare un éléphant avec une pomme: L’éléphant est l’égal de la pomme ou: Tous les éléphants sont égaux, etc. Il est plus sensé de dire: Tous les éléphants sont égaux, ou pas, en ce qui concerne la longueur de leur trompe. Si quelqu’un dit que toutes les pommes sont rouges, on peut vérifier si cette affirmation est juste ou fausse. Mais naturellement, nous savons que les pommes diffèrent notamment selon leur couleur.
Tous les hommes sont égaux. Mais sous quel rapport? Nous devons savoir quelles caractéristiques on va comparer: la couleur de la peau? Les capacités intellectuelles, par exemple l’aptitude au calcul? Cela nous amène à dire qu’il s’agit ici d’une chose différente, plus profonde. Pouvons-nous dire que tous les hommes sont égaux au plan de la raison? Ou au plan de leur humanité? Strictement parlant, il me semble que tous les hommes sont inégaux, aussi bien physiquement qu’intellectuellement, aussi bien quant à leur physique que quant à leurs vertus. Toutefois, je prétends que tous les hommes sont (naissent) égaux. Comment est-ce possible?
Comparons la nature des droits humains fondamentaux. Le droit à la vie, lors d’une famine, prime sur le droit à la propriété. Ici ces deux droits se contredisent manifestement. Imaginons que deux hommes soient dans une barque. Pour une raison quelconque, elle ne peut plus n’en porter qu’un. Lequel des deux possède le droit à la vie, naturel et inaliénable? Il s’agit là d’une question très débattue depuis l’antiquité. On se demande si l’homme n’a pas forcément, dès la naissance, un droit absolu à la vie.
Progressons dans notre raisonnement. «Tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.» Ces phrases ne nous trompent-elles pas? Elles sont justes et fausses à la fois. Les phrases avec «être» ont deux sens. La phrase «Je suis un homme» énonce l’idée que je suis un homme. Si dans une bande dessinée, un chat la prononce, elle est fausse. Ce genre de phrases sont donc généralement «vérifiables». Mais sur une affiche, la phrase «Je suis un homme» ne signifie plus uniquement que la personne représentée appartient au genre humain mais qu’elle voudrait gagner plus d’argent pour mener une vie meilleure ou qu’elle voudrait de meilleures conditions de travail dans son entreprise. Si un juge dit au tribunal: «Je suis un homme», cette phrase peut signifier qu’il a pitié de l’accusé. «Je suis un homme» a donc deux sens: un sens constatif et un sens moral.
Ce qui précède nous a fait comprendre le sens des déclarations des droits humains. Les phrases de la Déclaration d’indépendance ne décrivent pas un simple fait à propos des hommes mais elles expriment des vérités morales. Ce qui m’importe ici, c’est la supériorité des vérités morales sur les vérités factuelles. On ne peut pas fonder une morale sur de simples faits, aussi nombreux soient-ils. Mais une question se pose à laquelle nous devons répondre. Si le droit (au sens subjectif) est issu de la morale et que l’homme ne jouit pas des droits dès la naissance, pourquoi disons-nous malgré tout que l’homme possède des droits fondamentaux, qu’ils lui sont donnés dès sa naissance, etc.?
A partir d’une année, l’enfant commence à marcher. Ensuite il apprend beaucoup de choses de son entourage, de son environnement, avant tout des choses vitales sous la forme de la tradition. Cette dernière comprend «les comportements traditionnels qui se forment au sein de la société».29 «Ces attitudes reposent sur des représentations, des manières de penser (langue), des vérités, des valeurs, des conceptions du droit dont l’ensemble constitue la tradition au sein de laquelle l’individu grandit. La tradition est le phénomène culturel fondamental.»30 Pour l’individu, grandir, c’est s’approprier la culture, construire sa personnalité et intérioriser en même temps les valeurs sociales et culturelles.
En ce qui concerne la race humaine, on peut constater son évolution et cela au travers de l’histoire de sa pensée juridique. On dit souvent que le XXe siècle est le siècle des droits de l’homme. Mais peut-être devrait-on ajouter «et des guerres». Quand l’homme a-t-il commencé à se poser la question des droits de l’homme et à la traiter? C’est de cela qu’il va s’agir ici.
C’était il y a environ 2500 ans en Grèce. A l’époque, les Grecs se passionnaient pour des quantités de sujets, voire pour tous les sujets imaginables, et notamment celui des droits de l’homme. Intéressons-nous maintenant à la tragédie «Antigone» de Sophocle pour essayer, en en examinant un passage avec attention, d’en tirer quelques lumières.
Antigone, fille du roi Œdipe de Thèbes a deux frères, Etéocle et Polynice, et une sœur, Ismène. Après la mort du roi, les deux frères se battent et se tuent. Le nouveau souverain Créon promulgue un édit qui menace de mort quiconque inhumera la dépouille de Polynice, ennemi de l’Etat. Antigone expose son plan à sa sœur Ismène, mais c’est en vain que cette dernière tente de l’en dissuader. Antigone enterre seule son frère. Prise en flagrant délit, elle est arrêtée et conduite devant Créon. A la question du souverain:

Et tu as osé passer outre à mes lois?

Antigone répond:

Oui, car ce n’est pas Zeus qui les a proclamées, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines, lois non écrites, celles-là, mais infaillibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est de toujours qu’elles sont en vigueur et personne ne les a vues naître.»

Et le dialogue se poursuit ainsi:

Creon: Tu es seule, à Thèbes, à penser de la sorte.
Antigone: désignant le chœur. – Ils pensent comme moi, mais ils se mordent les lèvres.
Creon: Ne rougis-tu pas de méconnaître leur sagesse?
Antigone: Il n’y a pas de honte à honorer ceux de son sang.
Creon: Mais l’autre, son ennemi, n’était-il pas ton frère aussi?
Antigone: De père et de mère, oui, il était mon frère.
Creon: Honorer l’un, n’est-ce pas outrager l’autre?
Antigone: Etéocle n’en jugera pas ainsi au fond de sa tombe.
Creon: Cependant ta piété le ravale au rang du criminel.
Antigone: Polynice est mort son frère et non pas son esclave.
Creon: L’un ravageait sa patrie; l’autre en était le rempart.
Antigone: Hadès n’a pas deux poids deux mesures.
Creon: Le méchant n’a pas droit à la part du juste.
Antigone: Qui sait si nos maximes ne sont pas sacrilèges, là-bas?
Creon: Un ennemi mort est toujours un ennemi.
Antigone: Je suis faite pour partager l’amour et non la haine.

Mais Créon ne se laisse pas fléchir et insiste pour qu’on applique immédiatement à Antigone la peine capitale dont il l’a menacée. «Quels décrets divins ai-je violés? […] Si les dieux trouvent bon qu’on m’ait traitée de la sorte, alors, au milieu de mon supplice, je confesserai que j’étais criminelle; mais si le crime est de l’autre côté, puissent mes persécuteurs n’avoir point à souffrir plus de maux qu’ils ne m’en font souffrir injustement!» Hémon, fils de Créon et fiancé d’Antigone, tente en vain de faire fléchir son père. Il va rejoindre la dépouille d’Antigone et se suicide. Eurydice, sa mère, le suit dans la tombe.
Antigone nous émeut profondément et je crois qu’on peut distinguer trois aspects de cette émotion. Premièrement, nous avons pitié d’elle car, en raison de l’édit de Créon, elle ne peut pas inhumer son frère. Deuxièmement, elle se sent blessée par cette loi humaine. Troisièmement, l’examen de cette loi humaine amène à conclure que l’homme ne doit pas tourmenter le peuple en abusant de la force. Et finalement, cette conclusion aboutit à une formule que nous avons mentionnée plus haut. Alfred Verdross décèle chez les tragiques l’apparition de l’idée toute nouvelle d’un conflit potentiel entre le droit divin et le droit humain.34
On pourrait en outre trouver ici une explication aux difficultés rencontrées lors de l’élaboration des déclarations des droits de l’homme.

Remarque finale

Dans le chapitre précédent, nous avons, en prenant l’exemple d’Antigone, tenté de comprendre quand et comment sont apparues la prise de conscience et la formulation des droits de l’homme. Les manuels de droit constitutionnel ont l’habitude de dire que le problème des droits de l’homme est un problème de l’époque contemporaine et d’en commencer l’histoire au plus tôt avec la Magna Charta. Or l’homme a pris conscience beaucoup plus tôt du problème des droits de l’homme, comme nous le voyons évoqué dans «Antigone».
Je voudrais encore attirer l’attention sur quelques points remarquables. Le premier concerne le fait qu’il s’agit, en ce qui concerne le droit à la revendication de ses droits. Le deuxième concerne le fait que, chez Antigone, ce droit est, à l’origine, de nature morale, mais transformé de manière à affirmer que l’homme est doté de droits naturels et que les droits sont garantis par les dieux. Antigone s’oppose à Créon en se réclamant de la loi divine. L’individu est trop faible devant le pouvoir du souverain. Lorsqu’il souffre de ce que ses droits sont bafoués par le pouvoir, comment peut-il les défendre? En se référant à quoi? L’un en appellera à Dieu, un autre aux dieux. Celui qui ne croit en aucun dieu ne pourra s’empêcher d’en appeler au Ciel ou à la Nature. On voit donc que l’homme, de par sa nature, a absolument besoin d’une autorité surhumaine, surnaturelle. Le troisième point est que la loi humaine, c’est-à-dire le droit positif, qui est fait d’usages et de règles, a également un fondement. Il défend les usages, les manières traditionnelles de vivre en société et les lois qui doivent être promulguées pour garantir la bonne vie, le bien commun.
Aristote parle de zoon politikon («animal politique»). Nous avons parlé de l’homme en tant qu’être appartenant à une famille et à un Etat et qui revendique des droits.
Nous autres hommes avons créé diverses communautés et nous y vivons ensemble, toujours en vue d’une bonne vie. L’Etat, les lois, l’autorité, etc. doivent être au service de celle-ci. Malheureusement, et encore aujourd’hui, les droits de l’homme sont violés notamment par l’Etat, le gouvernement. Que pourrions-nous faire pour prévenir ces violations? On devrait avant tout être ouverts aux revendications d’autrui. Y faire droit, c’est respecter l’autre en tant que personne.
Le manque de place et de temps ne me permet pas de traiter le sujet que je voulais aborder. Cela nécessitera un autre exposé. Mais je suis fermement convaincu que les autres, en tant que personnes, se réclament de leurs droits.
Mais je suis persuadé qu’il est extrêmement important de reconnaître et de respecter les autres comme des personnes se réclamant des droits de l’homme. Tel est le résultat de mes réflexions jusqu’ici. La nature nous en a rendus capables.
Je voudrais encore une fois esquisser quelques thèses relatives aux droits de l’homme et à la dignité humaine:
1.    L’homme a absolument besoin d’une autorité supra-humaine quand il y va de ses droits et donc de sa dignité.
2.    Les droits de l’homme trouvent leur fondement dans la nature de l’homme. Il est donc tout à fait juste d’écrire, comme le fait la Déclaration universelle des droits de l’homme à son article premier: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.»
3.    Il ne suffit pas de définir l’homme comme un être se réclamant de droits. Que l’on pense au droit à la vie de l’enfant à naître. L’éthique fondée sur l’intérêt, représentée par Peter Singer, Helga Kuhse et Norbert Hoerster affirme que seul a droit à la vie celui qui possède une personnalité.35 Or c’est inhumain. «Ainsi, il semble, par exemple, que tuer un chimpanzé soit plus grave que tuer un être qui n’est pas une personne en raison d’un handicap intellectuel inné.»36 J’ai plutôt tendance à suivre Günther Pöltner quand il dit qu’on fait l’expérience, avec chaque être humain, de la naissance de quelque chose d’absolu. Cette expérience montre qu’il existe une signification identique à l’être, fixé à l’avance, de l’étant correspondant («eine Bedeutsamkeit, die mit dem vorgegebenen Sein des entsprechenden Seienden identisch ist») et qu’elle ne résulte pas d’une évaluation humaine ou d’un calcul d’intérêt. Comme cette signification a un caractère absolu, on parle d’une dignité qui doit être reconnue et respectée. La dignité humaine réside dans la représentation de l’absolu.37
4.    La dignité de l’homme est coextensive à la vie humaine. Ce n’est pas une chose que les hommes peuvent reconnaître à autrui ou à eux-mêmes. Cela ne peut être reconnu par nous que comme un donné.38
5.    La dignité de l’homme nécessite la protection de la famille car elle est la communauté primordiale de la race humaine, et plus la famille est saine plus l’individu a de chances d’avoir une bonne vie.    •
Les notes du texte original (en allemand) figurent au bas de la version électronique de l’article téléchargeable sur www.zeit-fragen.ch. On peut également obtenir cette dernière version sur papier auprès du Secrétariat du journal.
(Traduction Horizons et débats)

* Hideshi Yamada est professeur à l’Université de Kumamoto, au Japon. Ses principaux domaines de recherches sont la philosophie du droit et la
doctrine du droit naturel. Il est président de la Société Johannes Messner japonaise et a traduit en japonais toute une série d’ouvrages de Johannes Messner, spécialiste du droit naturel.
Il a publié de nombreux textes sur le droit naturel, dont Zur Naturrechtslehre von Johannes Messner und ihrer Rezeption in Japan (en col­laboration avec Michael Schnarrer), Wien, 1997; «Mensch und Naturrecht in Entwicklung aus Sicht eines japanischen Naturrechtlers» in: Rudolf Weiler (Hrsg.) Mensch und Naturrecht in Evo­lution, Wien, 2008.

**Le présent texte est la version retravaillée d’un exposé présenté lors du forum de discussion annuel du Groupe de travail «Mut zur Ethik» qui a eu lieu les 2 au 4 septembre 2011 en Suisse orientale et dont le thème était «Die Würde des Menschen zuerst».

Bibliographie

Sophocle, Antigone.
Aristote, Ethique à Nicomaque.
Aristote, Politique.
saint Thomas d’Aquin, Somme théologique.
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Johannes Bonelli u. Enrique H. Prat (Hrsg.), Leben – Sterben – Euthanasie?, Wien 2000.
Ferdinand A. Hermens, Verfassungslehre,
2. Aufl. Köln 1968.
Johannes Messner, Das Naturrecht. Handbuch der Gesellschaftsethik, Staatsethik und Wirtschaftsethik, 7. Aufl., Berlin 1984.
Johannes Messner, Kulturethik mit Grundlegung durch Prinzipienethik und Persönlichkeitsethik, Innsbruck-Wien-München 1954.
Johannes Messner, Das Gemeinwohl,
2., wesentl. erw. Aufl. Osnabrück 1968.
Johannes Messner, Menschenwürde und Menschenrecht: Ausgewählte Artikel (Johannes Messner, Ausgewählte Werke Band 6), eingeleitet von A. Rauscher und R. Weiler, Wien-München 2004.
Günther Pöltner, Grundkurs Medizin-Ethik,
2. Aufl., Wien 2006.
Ignaz Seidl-Hohenveldern, Völkerrecht, 9., neubearb. Aufl. Köln. Bonn. München 1997.
Peter Singer, Questions d'éthique pratique, Paris, Bayard, 1997
Alfred Verdross-Drossberg, Grundlinien der antiken Rechts- und Staatsphilosophie,
2., erw. Aufl. Wien 1948.
Rudolf Weiler und Akira Mizunami (Hrsg.), Gerechtigkeit in der sozialen Ordnung. Die Tugend der Gerechtigkeit im Zeitalter der Globalisierung. Berlin 1999.
Shoji Ehara, Genesis und Evolution des Menschengeschlechts, Tokyo 1993.
Masao Kawai, Genesis des Menschengeschlechts. 2 vol., Tokyo 1992.
Masao Kawai, Geschichte vom Affen zum Menschen, Tokyo 1996 (1992).
Akira Mizunami, Naturrecht und konnaturales Erkennen, Tokyo 2005.
Junichi Yamagiwa, Die Entstehung der Familie, Tokyo 1994.