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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°42, 1 novembre 2010  >  Davantage d’humanisme au lieu de l’économisme et d’une campagne électorale [Imprimer]

Davantage d’humanisme au lieu de l’économisme et d’une campagne électorale

Allemagne

par Karl Müller

Lorsque Martin Neff, chef du département de l’économie du Crédit Suisse, a déclaré fin juillet lors d’une conférence, que sa corporation s’était fondée pendant 20 ans sur de mauvais modèles, notamment celui l’«homo œconomicus», qui tient trop peu compte de la nature humaine, nombreux ont été ses auditeurs qui ont souhaité que cette façon de voir fasse le tour du monde financier et que la crise, qui nous a menés au bord du gouffre, déclenche un retour en arrière.
Malheureusement, il suffit de jeter un coup d’œil sur les pages économiques des quotidiens pour comprendre que ce n’est pas encore le cas, mais que, bien au contraire, on continue dans les sphères dominantes de vouloir à tout prix faire de gros profits, leurs cerveaux étant plombés.
Ce que la «Neue Zürcher Zeitung» a rapporté des conclusions d’un rapport sur les analyses actuelles des conséquences des projets de politique monétaire de la Banque centrale américaine (FED) et d’autres ­banques d’émission rejoint les avertissements de Joseph Stiglitz et d’autres experts. (cf. Horizons et débats no 40 du 18 octobre)
«De plus en plus de personnes mettent en garde contre le relâchement continu de la politique monétaire par les banques cen­trales des Etats-Unis, du Japon, de la Grande-Bretagne et finalement de la zone euro [...] qui pourrait déclencher une crise profonde du système monétaire. [...] Selon eux, le dollar et d’autres monnaies pourraient s’effondrer.
L’économie réelle ne reçoit que peu de cette masse d’argent; ce sont les Trésors publics qui en profitent, de même que l’économie financière et les spéculateurs. Même la «Neue Zürcher Zeitung» du 14 octobre écrit «qu’on joue avec le feu» et que les victimes seront, une fois de plus, les populations.

Les responsables de la crise financière n’ont pas eu à répondre de leurs actes

Ces jeux criminels de la haute finance ne sont nés ni spontanément ni d’une situation de crise. Tant Joseph Stiglitz que Nouriel Roubini en ont beaucoup parlé. En mai dernier le film documentaire «Inside Job» de Charles Ferguson a mis en lumière les dessous de la crise financière mondiale. Ferguson a interrogé de nombreuses personnes impliquées dans cette crise. Selon le «Financial Times Deutschland» du 17 mai, lors de la première du film au festival de Cannes, il aurait acquis la conviction que la plupart de ses interlocuteurs savaient parfaitement à quel jeu dangereux, mais payant, ils jouaient sur les marchés financiers.
Quasiment personne n’a dû répondre de ses actes. Bien au contraire. Nombreux sont ceux qui, ayant provoqué ce séisme dans le système financier mondial, sont toujours en place – même au niveau gouverne­mental. Par exemple Larry Summers, jusqu’il y a peu aux Etats-Unis (conseiller du Président américain), ou Jörg Asmussen en Allemagne (secrétaire d’Etat au ministère fédéral des Finances). Ferguson qualifie encore le gouvernement Obama de «gouvernement de Wall Street». Quant aux décisions de l’UE concernant la Grèce et d’autres candidats à hauts risques, elles sont surtout favorables à la haute finance.

Economisme allemand, politique allemande et manœuvres dilatoires allemandes

Cependant la crise a fait croire que le système de pouvoir mondial avait subi un échec et que cela ouvrait la porte à un renouveau. On assiste effectivement à des réflexions stratégiques, voire à des surprises. Les services secrets reprennent du poil de la bête et on peut s’attendre à de nouvelles surprises. Le gouvernement allemand s’appuie – dans la pure tradition de l’Empire – sur sa force économique pour asseoir son pouvoir et procède à des sondages un peu partout dans le monde.
Mais on se garde bien de poser la question de savoir comment les Allemands souhaitent vivre.
On préfère la diversion. Par exemple on se demande comment est mené le débat sur l’immigration et l’intégration. Ils sont nombreux, y compris le Président fédéral, à rappeler l’importance inéluctable de l’immigration et la nécessité de se serrer les coudes. Mais qu’est-ce qui assure la cohésion d’un pays? Cette question ne reçoit que de ­maigres réponses. Il est inacceptable de réduire le problème de l’immigration et de l’intégration aux futurs besoins de main-d’œuvre. C’est une façon très allemande de s’en tenir à la vision économiste. Sans compter qu’on se heurte à un tabou quand on veut évoquer les causes culturelles du développement démographique des 45 dernières années et ce qu’il faudrait faire pour le modifier de manière responsable.
Il n’est pas certain que supprimer l’évocation de Dieu dans la Constitution – comme le suggèrent certains dans le débat sur l’intégration – et donner à cette Constitution un tour résolument laïque, soit d’un grand secours.
Même les réponses traditionnelles ne sont pas sans poser de nouvelles questions dans le monde d’aujourd’hui. Que faut-il faire pour que les populations qui vivent dans un Etat, comme l’Allemagne, prennent conscience qu’elles sont composées de citoyens et de citoyennes qui doivent résoudre ensemble des problèmes, des différends, voire des conflits de façon pacifique, sans violence? Est-ce que le «patriotisme constitutionnel», dont il est si souvent question, la maîtrise de la langue allemande et la demande sur le marché du travail peuvent suffire? Ou faut-il que tous ceux qui vivent ou veulent vivre en Allemagne fassent plus, beaucoup plus, aussi en guise de préparation pour les générations à venir?
Il semble bien qu’on ne souhaite pas ce genre de réflexion. C’est ce qu’on peut remarquer en lisant l’argument de «mise à mort», avancé par la Friedrich-Ebert-Stiftung, ­proche du parti socialiste, dans sa dernière étude, à la suite du débat lancé par le livre de Thilo Sarrazin, intitulée «Le centre en crise. Positions d’extrême-droite dans l’Allemagne de 2010». Elle met en garde contre le fait que de plus en plus d’Allemands, y compris au centre, adoptent une pensée d’extrême-droite, le tout reposant sur des questions douteuses. La «Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 14 octobre a mis le doigt sur la plaie: «Dans les sondages ce sont les questions et non les réponses qui peuvent inquiéter. En demandant si on souhaite un ‹chef› capable d’agir pour le bien de tous en régnant de façon autoritaire, il ne faut pas s’étonner que plus de 13% des personnes interrogées répondent positivement. L’expression ‹pour le bien de tous› se serait appliquée à Winston Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale, et aussi à Charles de Gaulle lors de la crise algérienne. Si la question avait été posée correctement, dans un sens historique: ‹un chef qui, avec son parti et ses sections d’assaut aurait terrorisé la population›, le pourcentage aurait été réduit, mais les têtes savantes n’auraient plus eu d’ennemi.»

La redistribution, la compréhension et la réconciliation feraient mieux l’affaire qu’une campagne électorale

Ezard Reuter, ancien président du conseil d’administration de Daimler-Benz, personnalité éminente, fils du très réputé maire de Berlin de l’après-guerre, vient de publier un nouveau livre souvent cité et intitulé «L’heure des hypocrites. Comment les gestionnaires et les politiciens se moquent de nous. Polémique.» On ne peut qu’approuver une grande partie des idées exprimées ici sur les conséquences de la crise financière de ces dernières années et de ses répercussions. Mais à la fin de son livre, dans l’antépénultième et l’avant-dernier chapitres, il révèle que toutes les hypocrisies énumérées dans le livre n’ont qu’une origine: la volonté des gens d’être des bourgeois.
Il s’en prend avec vigueur aux deux ­siècles passés, menant sa polémique contre «les artisans établis», «les familles d’entrepreneurs qui ont réussi», «les secrétaires d’Etat fiables», «les pharmaciennes établies». Selon lui, tout ce monde souffrait d’une arrogance intellectuelle […], qui donnait le frisson. On a affaire au «bourgeois» dans le mauvais sens du terme, mais pas au citoyen. Le bourgeois est un «sujet», selon Heinrich Mann. Il est coupable d’injustice sociale. Ce n’est que dans les premières années après la Seconde Guerre mondiale que la République fédérale allemande fut vraiment une république des citoyens. Ce n’est qu’après la fin du gouvernement socialiste de Helmut Schmidt qu’est apparue à nouveau la volonté d’être des bourgeois en Allemagne. Les bourgeois, ce sont «les millions d’investisseurs du monde entier qui veulent participer lorsque la roulette du casino des marchés financiers distribue ses dons bienvenus et fait en sorte qu’on puisse s’enrichir sans effort.»
Les partis gouvernementaux actuels sont du côté des bourgeois et de leur conception de la vie. Mais, Monsieur Reuter, est-ce la solution? Peut-on espérer mieux d’une campagne électorale en faveur du SPD, dont vous êtes membre? A mon avis, ce n’est pas une campagne électorale, pour quelque parti que ce soit, qui peut améliorer les choses. «L’honnêteté que nous dicte notre conscience» (Reuter), exige autre chose qu’une lutte des classes. L’histoire allemande des deux siècles passés regorge de telles luttes, mais aussi de leurs victimes. Chacun doit maintenant réfléchir au passé de manière critique.
Pourquoi maintenant cette attaque contre le monde bourgeois? Même en admettant que le sens «bourgeois» s’est perdu pendant les années de prospérité et les deux décennies de néolibéralisme – avec ses dérégulations et la mondialisation – ce n’est pas là qu’il faut chercher les causes de la crise financière. Alors pourquoi maintenant? A un moment où la haute finance et ses spéculateurs ne ­semblent pas comprendre la menace et que la prochaine crise se prépare?
A-t-on déjà oublié que les marchés des capitaux ont été dérégulés par les gouvernements socialistes?
Reconnaître la dignité humaine exige que l’on s’engage sur d’autres voies: arguments solides, volonté de redistribution, compréhension, réconciliation, plus d’humanisme afin de placer l’être humain au centre des préoccupations, d’assurer un espace suffisant à tout ceux qui vivent dans le pays et de ne pas utiliser les gens comme un moyen pour ­atteindre un but. C’est ainsi que l’on trouvera des solutions aux problèmes de l’heure.    •