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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°31/32, 28 octobre 2013  >  Dialectique [Imprimer]

Pour moi, la formation est un bien commun de tous. La formation compte donc parmi ces droits fondamentaux, comme le droit à l’eau, à la nourriture, aux vêtements, aux soins médicaux, comme la liberté de religion et d’opinion. Pour l’épanouissement des jeunes, le libre accès à la formation est absolument indispensable. Dans le passé, il a été déterminant pour le développement social et économique de la Suisse.
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En effet, depuis 1989 et la chute du Mur, vous avez été soumis à une doctrine prétentieuse mais jamais historiquement vérifiée selon laquelle seul le profit personnel ferait que les gens acceptent de travailler. Motus: pas un seul mot de la disponibilité à aider autrui, de «l’acte gratuit», de la «beauté du geste», du «pour l’amour de l’art» et de la créativité qui sont les pierres angulaires de notre humaine société, et surtout de l’action de la médecine au service des malades.
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Vous devrez continuer à approfondir vos connaissances tout au long de votre vie professionnelle. […] Mais vous devrez élargir vos horizons, et c’est cela qui exigera beaucoup de vous, afin de ne jamais devenir que l’infime rouage d’un tout évoluant irrémédiablement vers le totalitarisme.

Dialectique

Un discours prononcé à l’occasion de la Fête de remise des diplômes et des doctorats de la Faculté de médecine de l’Université de Berne

par Felix J. Frey, expert consultant, Clinique universitaire de néphrologie, d’hypertension et de pharmacologie clinique à l’Hôpital de l’Ile

Chères étudiantes, chers étudiants … Aimez-vous la dialectique?
Dans la négative, vous n’allez pas apprécier ce que je vais vous dire, mais ce n’est pas grave! Cependant, si vous ne faites pas vôtres les trois étapes du plan dialectique d’Héraclite, si vous n’en faites pas une partie intégrante de votre existence, c’est un avenir probablement à une seule dimension qui vous attend, peut-être oppressant, certainement déroutant. En effet, le progrès se fait par étapes conflictuelles pour se finir par se retrouver tôt ou tard sur un dénominateur commun. Au vu de l’accélération actuelle de l’évolution, vous ne pouvez pas vous attendre à ce qu’une seule et même doctrine reste valable tout au long de votre vie.
Je dois commencer par vous féliciter: votre objectif est atteint, vous avez réussi vos études, votre travail de recherche est maintenant derrière vous. Aujourd’hui, vous êtes devenus médecin-dentiste, ingénieur ès biologie médicale, chercheur en biologie médicale, Master of Medical Education ou médecin. Vous avez été élevés au grade de Master, PhD ou Dr. méd. Pour y parvenir et pendant des années, vous avez besogné, souffert et presque certainement râlé ferme contre vos professeurs et contre l’alma mater? Vos efforts et votre succès inspirent le respect, votre engagement mérite notre gratitude. Pensez-y en tant que diplômés, tout comme nos hôtes distingués et mon vieux complice, le doyen.
Les médias vous l’auront sûrement appris: en Grèce, des étudiants sont au cours, mais soudainement sans enseignants. Le professeur en avait «ras-le-bol» et il a accepté sans préavis une chaire d’enseignement dans un autre pays. Les étudiants grelottent dans l’auditoire. L’infrastructure des écoles tombe en ruine. Il y a de moins en moins de fournitures consommables pour les travaux pratiques et la recherche, faute d’argent. Il n’y a plus que de doux rêveurs pour croire encore aux institutions de recherche. Les étudiants américains sont mieux lotis. Ils jouissent de conditions excellentes pour leurs études. Mais, une fois les études parvenues à leur terme, la plupart d’entre eux ont accumulé de 50 000 à 250 000 dollars de dettes. Il en allait ainsi alors que je travaillais à San Francisco, et il en va toujours ainsi. En effet, dans ce pays, c’est aux étudiants qu’il incombe de financer leurs études au collège et à l’université. C’est pourquoi il est fort mal à propos que je vous félicite et encore plus que je vous remercie de vos prestations, vous autres étudiants bernois. Ce sont l’Etat, vos parents, les enseignants et les infrastructures payées par la communauté qui méritent ces félicitations et ces remerciements. Tous réunis, ce sont eux qui vous ont permis d’entreprendre librement les études de votre choix.

Communauté de destin

Fraîchement diplômés, sans doute avez-vous maintenant froncé les sourcils. En effet, que serait l’université sans les étudiants? Sans eux, elle n’aurait plus de raison d’être. Tout va à vau l’eau si nous faisons défection. Oui, vous avez raison: quand vous étiez étudiants, vous et l’université étiez réunis dans une communauté de destin. Etiez? Non… vous le serez encore demain! Car si vous autres, membres de l’élite de notre pays, ne soutenez pas l’université comme vos parents l’ont fait, et je les en remercie, alors vos enfants se retrouveront dans les mêmes conditions qu’en Grèce ou aux Etats-Unis aujourd’hui. Ce risque est réel, Mesdames et Messieurs: au long de ces vingt dernières années, le nombre des étudiants a augmenté plus que proportionnellement par rapport à l’accroissement des ressources financières apportées par l’Etat. Le rectorat a déjà dû relever les droits d’inscription pour faire face à la crise, de peu il est vrai, symboliquement comme l’on dit. J’étais contre, j’y suis encore opposé. En effet, il ne faut pas oublier que «l’appétit vient en mangeant»!
Pire encore lorsque aussi bien du rectorat que d’une institution qui s’intitule immodestement «Avenir Suisse» nous vient ce postulat qui voudrait que le financement de la formation n’incombe plus au fournisseur de prestations, ici l’Etat, mais aux «demandeurs de formation», c’est-à-dire que c’est aux étudiants eux-mêmes qu’il reviendrait de plus en plus d’en assurer le financement. Il est proposé que les étudiants doivent payer eux-mêmes 15% des coûts de l’enseignement secondaire et 100% des coûts des cursus de maîtrise et de doctorat. Si ce modèle devait être adopté, ce sera la capacité financière des familles des étudiants qui, pour l’essentiel, déterminera le choix des études. Encore plus inquiétant, ce sont les perspectives financières dans le futur domaine d’activité professionnelle et non plus l’intérêt véritable et les aptitudes de chacun qui détermineront à l’avenir le choix de la discipline étudiée et le niveau des études. Dans ces conditions, la formation deviendrait un privilège réservé aux enfants des mieux lotis; le contenu de la formation deviendrait une marchandise que l’on choisira parce qu’elle promet de confortables revenus. Il est symptomatique que cette revendication «Passage du financement par l’offre au financement par la demande» ait été publiée dans le même tableau que la revendication pour de «Meilleures conditions pour les hedge funds». («Bund» du 17/1/13, page 7)

La formation: un bien commun de l’humanité

Vous avez certainement réalisé que, pour moi, la formation est un bien commun de tous. La formation compte donc parmi ces droits fondamentaux, comme le droit à l’eau, à la nourriture, aux vêtements, aux soins médicaux, comme la liberté de religion et d’opinion. Pour l’épanouissement des jeunes, le libre accès à la formation est absolument indispensable. Dans le passé, il a été déterminant pour le développement social et économique de la Suisse.
Chères étudiantes, chers étudiants, votre privilège est d’être en mesure de poursuivre votre développement personnel grâce à ce bien commun qu’est l’université. Mais il exige de votre part un engagement vis-à-vis de la communauté qui, elle, supporte et finance ce bien commun. Vous vous demanderez où je veux en venir avec cette notion de «bien commun». C’est une notion sur laquelle devraient se pencher des sociologues ou des juristes. Nous avons été formés pour comprendre le fonctionnement normal du corps humain dans le but ultime d’apporter notre aide lorsque qu’il sort de l’homéostase. Les connaissances que nous avons acquises à cette fin sont pour la plupart logiques, universellement valables et empiriques à l’exception de certains aspects ésotériques. C’est pourquoi elles sont en fin de compte transmissibles et qu’un consensus étonnant semble acquis sur leur application pratique. De la sorte, nous autres universitaires actifs en biologie et en médecine, nous satisfaisons au postulat de Max Weber: nous sommes des universitaires sans jugements de valeur. C’est bien commode, car il n’y a rien de mieux que les faits pour inciter à agir de concert avec les gens qui procèdent rationnellement. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que le secteur économique de la biologie et de la médecine se soit considérablement étendu au cours de ces cinquante dernières années pour devenir aujourd’hui global. Et ce n’est pas fini: vous êtes embarqués sur le bon bateau?

Pilier porteur: la disponibilité pour aider autrui

Les sciences empiriques ont toutefois une sérieuse limitation. Certes, elles sont vraiment très efficaces pour atteindre tel ou tel objectif visé. Mais aucunes normes ne peuvent découler des faits acquis ou découverts. Par contre, les connaissances et les faits des sciences empiriques ont de grands pouvoirs. Ces pouvoirs se manifestent parfois sans la moindre gêne au plan financier, ou, pire encore, aux plans militaires et guerriers. Exemple de ce dernier aspect: vous vous remémorez certainement vos cours d’histoire du siècle dernier et de «l’application réussie» des connaissances sur les effets des gaz inhalés et des rayonnements ionisants sur le corps humain. Pour ce qui est de l’usurpation pécuniaire des sciences biomédicales, vous n’êtes pratiquement plus au courant de son ordre de grandeur. En effet, depuis 1989 et la chute du Mur, vous avez été soumis à une doctrine prétentieuse mais jamais historiquement vérifiée selon laquelle seul le profit personnel ferait que les gens acceptent de travailler. Motus: pas un seul mot de la disponibilité à aider autrui, de «l’acte gratuit», de la «beauté du geste», du «pour l’amour de l’art» et de la créativité qui sont les pierres angulaires de notre humaine société, et surtout de l’action de la médecine au service des malades. Peut-être que cela va de nouveau changer, car même les plus obstinés de nos concitoyens fervents partisans du marché libre réalisent que les salaires annuels de quelques médecins ou managers dans le domaine biomédical, qui sont de l’ordre de grandeur des coûts universitaires annuels de 500 étudiants en médecine ou de 200 médecins assistants en clinique, pourraient avoir l’instabilité sociale pour conséquence et pourraient «mettre au tapis» notre économie libérale, même dans les domaines où elle reste opportune.

Avocat des patients

Vous soutiendrez à bon droit qu’il n’y aura pas de telles ridicules situations de votre vivant et que si, contre toute attente, cela devait quand même arriver, je ne doute pas que vous vous référerez à l’éthique et à la déontologie. Mais la question demeure de savoir si, en tant que minuscule rouage de l’ensemble, vous en serez conscients lorsque toute la mécanique commencera à dériver dans une direction potentiellement catastrophique pour toute la communauté. Cette prise de conscience a été difficile par le passé, ainsi que l’a formellement démontré Hannah Arendt à l’aide de quelque exemple traumatique tiré de l’histoire. Elle devient encore plus difficile actuellement, ce qui est peut-être en rapport avec la spécialisation croissante. Sans aucun doute, la spécialisation professionnelle était et reste le mécanisme indispensable au progrès de l’humanité.
Cette contraction du rayon d’action professionnel, vous l’avez tous déjà vécue comme individu. Souvenez-vous du large éventail de matières qui vous étaient proposées à l’école primaire puis au collège et jusqu’à la maturité. Souvenez-vous de son rétrécissement constant à l’université jusqu’au Bachelor, jusqu’au Master et enfin jusqu’au PhD. Vous devrez continuer à approfondir vos connaissances tout au long de votre vie professionnelle. Sinon, votre empreinte restera marginale. Vous répliquerez avec sarcasme que vous seriez condamné à devenir quelque spécialiste borné, ce dont personne ne veut. Attention toutefois: celui qui ne se spécialisera pas ne deviendra certes pas un spécialiste borné, mais il restera un incapable dans son domaine. C’est pourquoi vous n’échapperez pas à la nécessité d’approfondir vos connaissances. Mais vous devrez élargir vos horizons, et c’est cela qui exigera beaucoup de vous, afin de ne jamais devenir que l’infime rouage d’un tout évoluant irrémédiablement vers le totalitarisme. Cette largeur de vue peut se perdre. Dans notre cadre actuel avec ses contraintes professionnelles, familiales et celles imposées par les impératifs de votre épanouissement personnel, vous serez tentés de ne vous occuper que de vos connaissances scientifiques et de leurs applications dans le but d’optimiser votre propre et mesquine existence. Vous deviendrez en quelque sorte une petite raison sociale individuelle, une entreprise «Moi Je» sur le marché de la santé.
C’est là qu’à mon avis réside le pire danger au moment de débuter votre vie professionnelle. A priori, la situation du malade qui souffrirait, voire mourrait sans aide biomédicale, n’est pas un objet autour duquel peut se développer la libre entreprise au sens néo-libéral de ce terme. La revendication totalitaire selon laquelle toute activité doit être profitable au plan financier, y compris les investissements d’origine douteuse dans le système de santé, aura pour inéluctable conséquence un champ de conflits entre vos attentes personnelles, l’investisseur et le patient. Des trois, c’est le patient qui est le plus faible. C’est de son sort à lui qu’il s’agit. Vous êtes son avocat.

Engagez-vous pour la communauté qui vous a soutenu jusqu’à présent

Héraclite déjà l’avait découvert: notre société se développe par étapes opposées. Cette tendance de vouloir se développer semble inhérente à la nature humaine. Karl Jaspers, médecin et philosophe, l’a exprimé avec pertinence: l’homme est en marche. Il ne peut pas rester sur place. Il ne cesse de changer d’état. Il n’est pas, comme les animaux le sont, un être qui se reproduit et se répète dans son intégralité de génération en génération. A en croire Nietzsche, l’homme est un «animal dont les qualités ne sont pas encore fixées». Les animaux répètent ce qui a déjà été.
Vous et moi ne pouvons rester tels que nous sommes. Vous êtes aujourd’hui devenus médecin-dentiste, ingénieur ès biologie médicale, chercheur en biologie médicale, Master of Medical Education ou médecin, titulaires d’un titre de Master, de PhD ou de Dr. méd. de l’université de Berne. Je réitère toutes mes félicitations. Mais ce n’est pas un état définitivement acquis: il y aura du changement … Je peux vous le révéler: irrésistiblement, dialectiquement, votre avenir se fera plus passionnant à condition que vous vous engagiez en votre qualité d’universitaire. Ceci signifie assumer de larges responsabilités pour vous-mêmes, pour vos proches et pour votre famille bien sûr. Mais n’oubliez jamais votre responsabilité envers la communauté, car c’est elle qui vous a supportés jusqu’à présent!     •

Source: Bulletin de la Société des médecins du canton de Berne 3/2013 – 4