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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°7, 17 fevrier 2008  >  La politique de santé publique – commerce contre bien commun? [Imprimer]

La politique de santé publique – commerce contre bien commun?

par Reinhard Koradi, Dietlikon

Pouvons-nous encore compter sur «un système de santé qui fonctionne» ou l’économisme à outrance et sans égards dans tous les do­maines de la vie empiète-t-il aussi sur le système de santé? L’attaque lancée sous le patronage de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et visant les domaines fondamentaux (l’enseignement, l’énergie, les transports publics [y compris la poste et le téléphone], l’alimentation et le système de santé), axés sur le bien commun et la solidarité entre les êtres, détruit l’approvisionnement de la population qui est adapté aux besoins nationaux. La pensée et l’action unilatérales soumises au principe global de la compétition est un énorme danger pour l’égalité des chances, la cohésion de la population, la sécurité et la qualité des domaines vitaux. Avec l’exploitation abusive de la garantie de l’approvisionnement national, les capacités d’aide humanitaire internationale et de solidarité entre les êtres sont considérablement affaiblies. A la suite de l’économisme illimité de la société, les valeurs fondamentales humaines (le sens de la communauté, la solidarité avec les plus faibles etc.) sont menacées par la recherche d’un avantage personnel maximum. Si la pensée économique poursuivait le but correspondant à l’usage d’origine – c’est-à-dire de ménager soigneusement les ressources existantes (l’homme, le sol/la nature, le capital) – on ne pourrait presque pas rejeter le principe de rentabilité se rapportant aux domaines fondamentaux. Mais, la «rentabilité» poursuivie aujourd’hui exclut en grande partie l’homme et les ressources naturelles. Elle est axée uniquement sur la recherche du profit maximum et sur l’extension de l’influence et du pouvoir.

Légitimer des réductions de prestations en poussant aux réformes

Les «économes en matière de santé», les ­caisses-maladie et la politique se trouvent également sous cette influence délétère quand ils se plient à la pression continue exercée quant aux réformes du système de santé. Les raisons avancées officiellement par la politique, l’administration, les associations du secteur économique et les caisses-maladie – qu’il faut contrôler l’explosion des coûts dans le système de santé par des mesures visant à des économies et par des réductions de prestations – sont mal acceptées par la population et par les patients. Les critères de jugement sont diamétralement opposés. Les «experts autoproclamés en matière de rentabilité» dans le domaine de la santé font de la propagande en prônant qu’une standardisation (forfaits) et une réduction des prestations (rationalisation et/ou méthodes de traitement plus économes) aboutiraient à une baisse des coûts, alors que la population accorde la plus grande importance à une assistance médicale aussi étendue que possible et qualitativement aussi élevée que possible. Les sondages confirment toujours que le libre accès aux prestations, la qualité et la garantie de l’assistance médicale sont absolument prioritaires pour les habitants de la Suisse, et que les coûts pour les prestations fournies au niveau de la santé publique ne sont critiqués sérieusement ni par les personnes concernées ni par l’ensemble de la population.1

Les conséquences négatives des économies se font déjà sentir

En règle générale, le système de santé satisfait (encore) les attentes de la population suisse. Cependant, quand on y regarde de près, on perçoit qu’il y a de plus en plus de plaintes de patients qui, en cas de maladie, sont mal ou insuffisamment soignés et traités, voire même privés de soins ou de traitement. On entend aussi de plus en plus de voix provenant des cercles de médecins qui considèrent le diktat des caisses-maladie – quant aux thérapies à ordonner et à ne pas ordonner – comme un danger considérable pour notre système de santé en grande partie encore intact. La colère face à la pression permanente sur les coûts (produite artificiellement), les charges administratives excessives imposées par les institutions de santé publique et les caisses, et le nombre croissant des «fautes professionnelles» – avant tout dans les grands hôpitaux – dévoilent impitoyablement des fissures dans les façades de notre système de santé. En Suisse, nous avons déjà collectionné des expériences impopulaires avec des réformes «dictées de l’extérieur». Que ce soit l’agriculture, l’enseignement, l’armée ou la santé publique, des tâches centrales productives ont été rayées ou réduites, et les domaines réformés ont été soumis à des systèmes de contrôle et de gestion d’envergure. On a remplacé la production par l’administration. Cela est avant tout possible parce qu’on a retiré aux milieux concernés (les paysans, les enseignants, les médecins, le personnel soignant ou les officiers militaires) le droit de participation lors des projets de réformes, ou l’on a discrédité leurs critiques en les taxant de «défense de leurs privilèges». «Les réformes dictées de l’extérieur» signifient dans ce contexte l’exclusion des personnes directement concernées, et montrent que l’initiative visant à un changement a été déclenchée la plupart du temps par la signature de traités internationaux (OMC, ONU, les traités bilatéraux, FMI, la Banque mondiale et le PPP [Partenariat pour la paix]). S’il s’agissait vraiment de trouver une solution sincère pour tous les problèmes éventuels, alors nous développerions en Suisse des solutions adaptées au pays et nous ne reprendrions pas étourdiment des modèles étrangers.

Les caisses-maladie – ennemies des assurés?

Normalement, les assurés sont les clients des caisses-maladie. Pourtant les cas s’accumulent, dans lesquels les caisses font sentir sensiblement aux personnes malades ou accidentées qu’elles accordent plus d’importance à leurs propres plans d’épargne qu’au bien-être des assurés malades ou accidentés. Ainsi par exemple, Monsieur K. M.2 a dû combattre pendant plus de deux ans avec ses médecins traitants pour obtenir de sa caisse la garantie de prise en charge des coûts relatifs à l’opération d’une cataracte à l’œil gauche. Depuis plus de 30 ans, K. M. souffre d’une inflammation chronique de l’iris. Le médecin traitant a réussi pendant tout ce temps à tenir sous contrôle les inflammations grâce à un emploi très économique de collyres (Cortisone) et d’examens sporadiques (lors d’inflammations plus fortes). Le problème était qu’à chaque poussée inflammatoire, des cicatrisations restaient. La flexibilité des pupilles et la faculté visuelle diminuaient de plus en plus. A l’âge de 62 ans, sa faculté visuelle était tellement réduite qu’une opération des deux yeux était devenue indispensable. A cause des cicatrisations, l’oculiste traitant a jugé l’opération à venir comme un risque considérable. Un préexamen chez un chirurgien renommé a confirmé le diagnostic de l’oculiste. On a conseillé au patient un séjour stationnaire pour le suivi de l’opération en raison du risque élevé. Une demande de garantie de prise en charge des coûts a été envoyée à la caisse-­maladie où K. M. est assuré depuis des années comme patient privé. Celle-ci a refusé la prise en charge et a cependant conseillé au patient de demander un deuxième avis à une clinique ophtalmique située dans un centre commercial. L’argument avancé était qu’en raison de l’âge du patient, celui-ci pouvait subir un traitement opératoire sous forme ambulatoire. Les administrateurs de la caisse n’ont pas tenu compte de l’histoire de la maladie du patient et des complications redoutées (intervention très délicate à cause des cicatrisations, du risque d’hypertension oculaire et d’hémorragies). Comme la Suva (Caisse nationale suisse d’assurance-accidents) avait déjà certifié une prise en charge des coûts pour un séjour hospitalier dans la division commune, le malade a alors réfléchi après de longues hésitations à subir l’intervention en tant que patient de cette division-là. Pour être rassuré, il a souhaité que l’opération soit pratiquée par le chirurgien expérimenté. Cependant, il n’y avait pas de garantie quant à cela.
Pendant ce temps, K. M. ne pouvait plus conduire la nuit en raison de sa vue qui avait beaucoup diminué et il a dû considérablement restreindre les activités qu’il avait pratiquées jusqu’alors. Il a entrepris une seconde démarche en demandant un deuxième avis auprès d’un autre oculiste et d’un autre chirurgien. Le diagnostic et les conseils pour l’opération étaient les mêmes. La demande renouvelée à sa caisse-maladie pour la garantie de prise en charge d’un séjour stationnaire a été de nouveau refusée. A ce moment-là, K. M. a fait recours à son assurance de protection juridique. Simultanément, K. M. et le médecin opérateur se sont mis d’accord pour poursuivre l’affaire en toutes circonstances, c’est-à-dire épuiser toutes les possiblités pour réaliser l’opération selon les recommandations du médecin. A ce sujet, on était sûr qu’il n’était pas question d’une opération sans séjour stationnaire à la clinique. Le médecin n’avait pas l’intention d’assumer la responsabilité du risque d’éventuelles complications si le suivi de l’opération se faisait sous forme ambulatoire. Aussi bien l’avocat chargé par l’assurance de protection juridique que le médecin opérateur ont essayé à plusieurs reprises d’amener la caisse-­maladie à garantir la prise en charge des frais. Lors d’une randonnée en vélo, K. M. aurait presque fait une chute grave (probablement lourdes de conséquences) parce qu’en raison de son handicap visuel, il a aperçu presque trop tard une pierre en bordure de chemin. La prise en charge des coûts n’étant pas garantie, l’opération a dû être reportée deux fois. Après que l’avocat et l’opérateur soient de nouveau intervenus auprès de la caisse, la garantie de la prise en charge des frais est enfin parvenue. Cependant, pas en raison du diagnostic du médecin mais en argumentant que le patient appartient aux «leaders d’opinion» (Pour parler clairement, cela signifie que la caisse a craint un scandale car elle a réalisé que le médecin et le client n’étaient pas prêts à céder). A juste titre, le médecin traitant s’est irrité de cette justification. Il a déclaré à K. M.: «Pour vous, l’affaire a bien abouti, mais j’ai chaque jour des patients dans la même situation qui pourtant n’ont pas vos possibilités et votre persévérance. C’est un signal clair qu’en Suisse, nous nous dirigeons vers une médecine à deux vitesses.»
Ce qui est inquiétant, c’est que les caisses ont l’audace de s’attribuer des compétences qui ne sont pas de leur ressort. Cela est très bien représenté dans une caricature. Deux médecins, des infirmières en blouse bleue et un administrateur de caisse-maladie en complet-cravate sont devant la table d’opération d’un patient. Le médecin donne au manager le scalpel et déclare: Vous pouvez commencer.
Ce cas authentique parle pour lui-même: les administrateurs des caisses-maladie mettent les médecins sous tutelle et déterminent de plus en plus les thérapies à ordonner. Pour cela, ils s’orientent selon un potentiel d’économies. Les patients doivent non seulement payer les primes mais si nécessaire, également exiger la satisfaction de leurs besoins et de leurs intérêts par voie judiciaire. Les médecins et le personnel soignant encourent le danger de céder à la pression de l’optimisation des frais et de transmettre, contre toute conviction, le droit de déterminer les thérapies et les soins des malades à «l’administration de la santé». L’«amaigrissement» des institutions et des prestations conduit à la suppression d’hôpitaux et de cabinets médicaux (médecins généralistes). Le processus de concentration lié à la réduction des prestations aura de lourdes conséquences à moyen et long terme sur la santé de la population ainsi qu’au niveau de l’économie politique, lesquelles dépasseront de loin le prétendu potentiel d’économie.

Dans le système de santé, on argumente avec des termes faux

Les coûts dans le domaine de la santé s’élevant à peu près à 53 milliards de francs sont pris en charge pour moitié environ par les assurances sociales et privées. Les ménages privés payent un tiers directement aux prestataires. En fait pour être exact, les privés couvrent presque les deux-tiers des charges financières sous forme de primes, d’impôts et de paiements directs.3
Vu cette «participation aux frais», on a du mal à comprendre pourquoi on refuse de plus en plus à la population le droit de détermination sur l’organisation et les prestations dans le domaine de la santé. La politique, les institutions de santé et les caisses-maladie essaient, en avançant l’argument «de l’explosion des coûts», de faire pression sur la population en ce qui concerne ses exigences justifiées au niveau de la santé. Comme être en bonne santé, respectivement recouvrer la santé occasionne des frais trop élevés, les exigences relatives à la santé doivent être réduites à un niveau économique supportable. Ce n’est donc pas la santé des êtres, leur bien-être, qui compte, mais la rentabilité au moyen d’une réduction des prestations qui a une priorité absolue dans le système de santé. Pour atteindre ce but, on nous rabâche constamment que la médecine de qualité est trop onéreuse, qu’à partir d’un certain âge certaines interventions ne valent plus la peine, que le grand nombre de médecins pratiquants et la trop grande densité d’hôpitaux font augmenter les frais, que certains médicaments sont trop chers et doivent être remplacés par des produits pharmaceutiques meilleur marché. Les reproches à l’adresse des personnes du troisième âge selon lesquels elles obèrent le système de santé de manière surdimensionnée, laissent également leurs traces. Intimidées par de telles affirmations et accusations, les personnes âgées surtout relativisent leur attitude positive envers la vie et le souhait y relatif de vaincre les maladies à l’aide de la médecine. Les malades se résignent, renoncent à l’assistance et aux soins médicaux tandis que les médecins et le personnel soignant sont confrontés à des conflits de conscience. Du moins, ceux qui se sentent encore engagés par l’idée fondamentale d’aider tous les êtres indépendamment de leur origine et de leur situation financière. L’opinion infiltrée selon laquelle «on peut vivre également avec une santé réduite, avec des douleurs et des faiblesses» mine l’opposition contre la réduction des prestations dans la santé publique. La discussion ourdie de différents côtés relative aux primes justes c’est-à-dire dont le montant s’adapte à ceux qui occasionnent les coûts, contribue également à cette décadence morale. Le contrat des générations entre les jeunes et les personnes âgées, et ainsi la solidarité qui est liée entre les êtres bien portants et malades, est la force qui accroît la cohésion et la paix sociale dans la population. Cette force doit être apparemment brisée – une intention qui montre clairement que derrière les réformes du système de santé il y a des forces actives qui, à part l’économisme en matière de santé publique, veulent avancer la désolidarisation au sein de la population.

On doit retirer au système de santé l’influence des gens qui détournent les faits

La santé publique ne doit plus rester un domaine dans les mains de conseillers, d’économistes, de politiciens et de managers de caisses-maladies. Nous devons combattre pour que le médecin, le personnel soignant et les patients reprennent la parole. Le système de santé ne doit pas être réduit à un produit standardisé adapté au marché global. Ni la standardisation, ni la concentration ne sont des moyens qui conduisent à une amélioration du système de santé. Il est complètement faux d’argumenter toujours par des coûts dans le domaine de la santé. Le secteur de la santé doit être décrit comme d’autres branches économiques justement à cause de son importance au niveau de la société et de la politique sociale. Cela veut dire que les prestations dans le domaine de la santé génèrent du revenu national et ne peuvent pas être déclarées seulement en tant que charges. Dans le secteur de la santé, il y a 496 000 employés qui gagnent leur vie avec leur travail. La recherche et le développement conduisent comme dans d’autres branches à améliorer les performances et à ouvrir la voie à d’autres domaines d’application et permettent une croissance du marché (pas une augmentation des coûts). Quand d’autres branches augmentent le confort, la performance et la sécurité de leurs produits ou lancent de nouveaux produits sur le marché, on salue cela en tant qu’extension du marché. Pourquoi ces critères ne sont-ils pas utilisés dans la santé publique? La réponse est simple mais effrayante: On veut priver le «marché de la santé» de l’obligation sociale d’aider tous les êtres qui ont besoin d’assistance médicale. Tant que les gens, indépendamment de leur pouvoir d’achat, ont un accès illimité aux institutions et aux prestations dans le domaine de la santé, on parle de coûts. Cependant, si le marché est libéré de son engagement social, un marché avec une croissance presque illimitée, et en perspective des chiffres d’affaires et des bénéfices au-dessus de la moyenne, s’ouvre aux investisseurs dotés de puissants capitaux. Voulons-nous vraiment autoriser cela?     •

1    Gesundheitswesen Schweiz, édition 2007 (Interpharma)
2    Nom modifié, cependant connu de l’auteur de cet article
3    Gesundheitswesen Schweiz, édition 2007 (Interpharma)