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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°4, 28 janvier 2012  >  La démocratie directe de la Suisse – un modèle de paix sur le plan politique, social et économique [Imprimer]

La démocratie directe de la Suisse – un modèle de paix sur le plan politique, social et économique

Au sujet du nouveau volume de recherche de René Roca: «La démocratie suisse en théorie et en pratique»

Tobias Salander, historien

La démocratie directe de la Suisse – un modèle à succès, surtout en temps de crise économique. Alors que beaucoup de citoyens dans les pays européens entreprennent égale­ment des démarches pour obtenir plus de droits de participation, étant obligés pourtant de les extorquer aux élites autoproclamées dans un travail de Sisyphe, il vaut la peine de jeter un regard sur l’histoire. Comment en Suisse ce modèle d’une organisation de bas en haut s’est-il développé? Et pourquoi la Suisse s’appelle-t-elle «Confédération»? L’interaction de quels éléments a-t-elle permis au cours de l’histoire qu’une participation des citoyens se réalise déjà très tôt, alors que d’autres pays ont encore été structurés de façon très monarchiste et/ou aristocratique? Un coup d’œil dans les recherches universitaires suisses révèle de façon étonnante maintes lacunes profondes, et que, jusqu’à présent, on n’a pas fait beaucoup d’efforts pour combler ces lacunes. Les raisons sont évidentes: Pour incorporer une communauté pacifique, organisée de bas en haut, dans un monstre comme l’UE, dirigé par les oligarques des finances et leurs lobbyistes, organisé de façon centraliste de haut en bas, il faut d’abord enlever à la population qu’on veut mettre sous le joug sa dignité et la conscience de sa propre valeur et avant tout la conscience de son histoire: Lorsqu’on réussit dans un pays à ne plus accorder ou alors seulement avec hésitation les moyens pour une recherche scientifique sérieuse de son histoire et de ses spécificités, on a déjà réalisé une bonne partie de ce programme de lavage de cerveau … Si l’on peut compter en plus, comme c’était le cas jusqu’à présent, sur le soutien d’une cinquième colonne complaisante, ce sera d’autant plus facile pour les ploutocrates.
Il est d’autant plus réjouissant de pouvoir présenter par la suite un chercheur et son dernier ouvrage dans lequel il remet en question une écriture libérale de l’histoire, écrite par les vainqueurs de la guerre du Sonderbund et suite à la fondation libérale de l’Etat fédéral en 1848, ceci tout en refusant implicitement aussi une historiographie en faveur de l’UE, dictée par l’idéologie issue du rapport Bergier; il arrive ainsi à des conclusions qui sont actuellement plus importantes que jamais pour la cohésion de la Suisse: car c’est justement grâce aux conservateurs catholiques, qui, au cours du XIXe siècle, ont réussi, sur la base des vieilles traditions des coopératives et d’une conception personnelle de l’être humain respectant la dignité humaine, à mettre sur pied la démocratie directe en arrachant aux libéraux les instruments d’une vraie souveraineté populaire d’après Rousseau, mal appréciée par ces derniers: le référendum et l’initiative, deux éléments constitutifs du Sonderfall Suisse. Une recherche qui encourage et qui rend à tous ceux qui participent au modèle Suisse leur dignité, une recherche apte à créer un front de défense contre les tirs permanents contre notre pays de la part de l’UE, et en particulier de l’Allemagne, et qui engage à continuer les recherches.

En 2007, l’historien René Roca a fondé le «Forum zur Erforschung der direkten Demokratie» (Forum pour la recherche sur la démocratie directe). Désormais, il organise chaque année des colloques à ce sujet. En collaboration avec le Zentrum für Demokratie à Aarau, il a organisé en 2010 la conférence «Wege zur direkten Demokratie in den schweizerischen Kantonen» (Voies vers la démocratie directe dans les cantons suisses) qui a rencontré un écho très large et dont les résultats sont publiés dans un recueil. (cf. Roca, René, Auer, Andreas [édit.]: «Wege zur direkten Demokratie in den schweize­rischen Kantonen», Schriften zur Demokratiefor­schung, tome 3, Zurich 2011.)
Avec l’étude de René Roca, intitulée «Wenn die Volkssouveränität wirklich eine Wahrheit werden soll … Die schweizerische Demokratie in Theorie und Praxis – Das Beispiel des Kantons Luzern» (Si la souveraineté populaire doit vraiment devenir une vérité … La démocratie suisse en théorie et en pratique – L’exemple du canton de Lucerne) et présentée ci-après, l’auteur, qui enseigne aussi au lycée et est conseiller communal dans une commune de la campagne argovienne, – associant ainsi au mieux dans sa personne la théorie et la pratique de la démocratie directe – poursuit l’objectif d’étudier les racines de la démocratie directe dans sa dimension théorique et historique et d’illustrer les résultats trouvés à l’exemple de Lucerne. En outre, l’auteur propose de documenter avec d’autres études cantonales la démocratie directe en Suisse de manière détaillée. L’approche choisie par René Roca est engagée sur le plan de l’herméneutique, d’après laquelle les lignes du développement historique sont tracées au plus près des sources en les analysant et interprétant. Une approche scientifique qui a fait ses preuves, mais qui est peu connue des jeunes historiens, car ce sont les soi-disant structuralisme, déconstructivisme et autres «ismes» qui dominent actuellement les chaires universitaires n’ayant jamais su réfuter le soupçon d’idéologie de ces approches modernistes et qui seront subsumées dans leur ensemble spécifique par des générations futures sous les termes de «gênant» et de «prostitution académique» sinon de «servilité».
Il est déjà très significatif que l’ouvrage scientifique de Roca n’ait jusqu’à présent pas encore été accepté par plusieurs univer­sités du pays comme thèse d’habilitation. Mais comme, après la calamité financière, les jours du modèle néolibéral et la main basse de l’oligarchie financière sur tous les domaines de la vie et les domaines académiques seront probablement comptés, la pleine reconnaissance académique de la recherche sur la démocratie directe ne sera plus qu’une question de temps. Car: Un pays qui omet de faire des recherches sur ses racines historiques perdrait finalement tout amour-propre et méconnaîtrait aussi son rôle dans la communauté des Etats. Cela vaut particulièrement pour le modèle de la démocratie directe, qui, avec sa construction coopérative de bas en haut, pourrait être un modèle, et pas seulement pour les pays secoués par la crise, dans la création d’une politique et d’une économie orientées selon le bien commun.

Contre une historiographie idéologique

L’exposé de l’auteur sur la «Voie vers une souveraineté nationale fondée sur le droit naturel et vers la démocratie directe (du XVIe au XIXe siècle) (chap. 2), les «Conditions pour un débat lucernois sur la démocratie» (chap. 3), le «Débat sur le veto dans le canton de Lucerne» (chap. 4) et finalement la «Pratique du veto» (chap. 5) ne peut être résumé en détail dans ces pages, cela dépasserait le cadre d’un compte-rendu, on résumera, dans une réduction due aux circonstances, uniquement les thèses d’autant plus riches sur le «Libéralisme et le conservatisme catholique» et les «Eléments d’une théorie de la démocratie directe» tirées des conclusions de l’ouvrage de Roca.
D’abord, il faut pourtant présenter aux lecteurs n’étant pas socialisés dans la corporation dominante d’historiens, pour une meilleure compréhension de ce qui suivra, les platitudes gênantes d’une historiographie libéro-utilitariste ainsi que socialiste-matérialiste donc d’une historiographie chargée d’idéologie. D’un côté, la Suisse de 1848 et d’après 1848 a été présentée par l’historiographie libérale, à la manière d’une historiographie des vainqueurs, comme modèle du progrès, dû uniquement au libéralisme. Les perdants de la guerre du Sonderbund de 1847/48, les groupes de population catholiques et conservateurs ont été caricaturés comme arriérés et nostalgiques de l’Ancien régime. Cette narration qui marque encore aujourd’hui au XXIe siècle les manuels scolaires, n’a cependant rien à voir avec le développement de la démocratie directe, c’est ce que Roca démontre de façon différenciée dans son travail. Mais aussi l’idée du camp opposé, d’une quelconque école à penser «de gauche» et matérialiste, que la Suisse n’aurait jamais dû se comprendre comme un Sonderfall, qu’elle aurait toujours été absolutiste comme les pays qui l’entourent, et que c’était seulement Napoléon qui l’aurait poussée dans la modernité, Roca la réfute également en peu de phrases. Le lecteur attentif entrevoit que cette falsification de l’histoire ne poursuit qu’un seul but: servir les systèmes totalitaires tels que l’UE actuelle, sinon l’Empire des USA et ses élites de la finance en séparant la Suisse de ses traditions et en l’abaissant dans sa dignité. Ni la base des sources ni la conception de l’être humain n’est juste là-dedans: Les deux approches, Roca le met au clair, l’approche libérale tout comme l’autre méconnaissent l’être humain dans sa nature, cherchant sa réalisation comme personne et comme être social dans le bien commun. L’homme comme l’«ensemble des rapports sociaux» selon Karl Marx, vise à côté de la nature humaine, tout comme ­l’approche utilitariste de beaucoup de libéraux, adeptes de l’Homo œconomicus – l’idéologie qui, depuis Lehman Brothers, a été châtiée par l’histoire.

La réticence du libéralisme face à la souveraineté populaire

Les deux approches de la recherche historique méconnaissent que la fondation de l’Etat fédéral moderne de 1848 n’a pu se réaliser que sur les traditions de multiples coopératives qui ont fourni, depuis des siècles, une formation en démocratie directe et en participation depuis le bas, et qui a porté ses fruits au XIXe siècle. Le sol était préparé et cela depuis le bas par une longue tradition de négociation d’égal à égal entre les coopérateurs qui, guidés par les principes de gestion autonome, d’autodétermination et du recours à leurs propres moyens, réglaient leurs affaires sans aucune ingérence de l’extérieur et en coopérant avec dignité.
Il faut cependant souligner que Roca ne minimise pas du tout l’engagement et les approches favorisant la démocratie des premiers socialistes ou des premiers libéraux, bien au contraire: Ses «Thèses sur le libéralisme et le conservatisme catholique» apprécient à leur juste valeur la contribution des libéraux pour le développement de la démocratie en Suisse, lorsqu’il écrit par exemple: Ainsi, «les libéraux ont acquis pour l’Etat suisse les droits égaux des cantons, des libertés individuelles, la souveraineté populaire dans le sens du pouvoir constitutif du peuple, le principe de la représentation ainsi que l’égalité devant la loi. En plus, ils ont fait un excellent travail innovateur dans le domaine de l’instruction publique […]» Du côté négatif de la balance on trouve d’ailleurs ceci: «Ce qui est inhérent à la théorie libérale, à part la tendance vers l’aristocratisation, c’est qu’elle court le danger de nier le droit naturel moderne.» Elle succomberait ainsi au positivisme de droit et favoriserait un principe utilitariste qui, «lui retire finalement la base éthique et peut conduire à des théories antidémocratiques et racistes […]. Les approches néolibérales actuelles nous le montrent clairement» (p. 221), souligne Roca de toute évidence avec une grande vue d’ensemble, en mentionnant un des premiers libéraux suisses très connu dont les exposés racistes ne doivent pas être traités ici. Il était également propre à une grande majorité des libéraux de s’indigner contre un élargissement des droits populaires, craignant à cause de leur conception erronée de l’être humain, un règne de la plèbe (ochlocratie) – des voix qu’on entend actuellement aussi dans les démocraties représentatives, par exemple en Allemagne où le gouvernement ne fait pas confiance au peuple, par exemple en passant outre 80 % de la population refusant l’engagement de la Bundeswehr en Afghanistan, disant qu’il faut, en certaines situations, montrer la bonne voie au peuple…
Roca souligne clairement qu’un certain «mordant intellectuel» des libéraux a créé une plus grande distance envers la population rurale également en Suisse du XIXe siècle.

Sans les conservateurs catholiques, pas de démocratie directe en Suisse

A l’exemple de Lucerne, mais on pourrait aussi citer d’autres cantons suisses, s’ils faisaient des recherches comme Roca le postule, l’auteur réussit à montrer l’importance du conservatisme catholique pour le développement de la démocratie directe. Dans un chapitre comprenant plus de 100 pages et résumant plusieurs siècles, Roca réussit de façon magistrale à montrer les relations à leur juste valeur – puissent les historiens guidés par l’idéologie grincer des dents ou admettre n’avoir jamais entendu parler ainsi de ces faits. L’honnêteté intellectuelle serait aussi une vertu…
Roca écrit en reconnaissance des perdants de la guerre du Sonderbund: «Dans ce sens-là, la Suisse ne serait pas devenue une entité politique fédéraliste et de démocratie directe si les éléments radicaux-libéraux et anticléricaux, et en partie aussi centralistes, avaient pu s’imposer sans résistance», et il va plus loin tout en rendant hommage à la force de renouvellement et d’ouverture au monde de l’église catholique: C’est «justement parce que l’église catholique, au plus tard depuis la fondation de «l’école de Salamanca», s’est penchée sur le lien entre le droit naturel chrétien et le droit naturel moderne, mettant en avant la conception personnelle de l’être humain, que des milieux conservateurs catholiques ont réussi – dans le canton de Lucerne ce furent à partir de 1831 les démocrates ruraux – à relier de façon fructueuse l’étique sociale chrétienne avec une constitution de démocratie directe moderne.» (p. 222 sq.) Le lecteur, et avant tout celui qui est formé par les corporations d’historiens et  éventuellement atteint en plus d’un reflexe anticlérical, doit tout d’abord savoir saisir cette vue d’ensemble de Roca. Personne avant Roca n’a su le faire avec cette clarté et bon nombre de ceux nommés auparavant, qu’ils viennent d’une «cuisine» libérale ou d’une quelconque gauche, vont devoir prendre un peu de temps pour accepter cette affirmation dans toute sa portée. Avant tout, les contemporains de gauche, s’ils ont un vrai sens social et le cœur vraiment à la bonne place, c’est-à-dire à gauche, y gagneront en se plongeant dans les explications de Roca, car ils trouveront dans ce qui a été cité plus haut et dans l’enseignement catholique que Roca citera par la suite, des alliés idéaux contre un ordre économique exploiteur indigne d’un être humain et mettant le profit au-dessus de tout – une économie critiquée actuellement par l’alliance largement soutenue de l’initiative populaire fédérale «Pour une économie utile à tous» (cf. Horizons et débats n° 3 du 21/1/13). Mais aussi des libéraux modernes qui, dégoûtés des excès du néolibéralisme de Chicago, s’en détournent et retournent vers un ordo-libéralisme orienté selon l’être humain, qui corrigent leur conception de l’être humain et accordent effectivement la souveraineté au peuple, ne peuvent pas se fermer à de telles révélations.
Continuons de citer Roca: «Plus tard, ces premières expériences politiques ont abouti à des études théorétiques de la Doctrine sociale de l’église catholique qui ont également été exprimées lors du IIe Concile œcuménique du Vatican et continuent à agir jusqu’aujourd’hui.» On souhaiterait à ceux, cités déjà plusieurs fois, qui détiennent les points clés dans les médias et les chaires universitaires, de s’occuper plus profondément des Encycliques papales concernant la question sociale au lieu de se tromper en se basant sur le «Vatican-Bashing» visiblement dirigé par les services secrets impériaux.

Trois éléments d’une théorie de la démocratie directe

Au troisième chapitre de sa conclusion, intitulée «Eléments d’une théorie de la démocratie directe», Roca explique finalement qu’à part le principe coopératif et la souveraineté populaire, il y a aussi la notion du droit naturel, citée ci-dessus et ignorée par beaucoup d’historiens de la corporation – ignorée (ou bien peu appréciée?), parce que ne servant ni l’idéologie néolibérale-utilitariste ni l’idéologie socialiste-matérialiste. Là aussi, Roca fait un tour d’horizon qui met une multitude de faits en relation, et qu’on ne trouve de cette façon nulle part ailleurs. Vu la virtuosité de l’exposé, nous citons encore quelques passages – mais, pour saisir ses affirmations de façon approfondie, la lecture des 200 pages précédentes est naturellement obligatoire.

Premier élément: Le droit naturel

Roca souligne: «Le droit naturel moderne avec sa conception personnelle de l’être humain est une condition sine qua non pour l’instauration de structures démocratiques surtout de structures de démocratie directe. Le droit naturel moderne qui à son point de départ au XVIe siècle a des racines théologiques. La ‹sécularisation› du droit naturel a été un processus infiniment complexe où des juristes et des théologiens (Dominicains et Jésuites) ont développé la tradition théologique de façon très libre et originale.» Celui qui, de quelque bord qu’il soit, s’effaroucherait face à cette reconnaissance des Jésuites, est prié d’enlever ses œillères et d’oser un nouveau regard sur l’histoire. Ça vaut la peine. Roca continue: «Le lien entre le droit naturel chrétien et moderne s’est accompli sur la base du principe de la personnalité, adapté pour la plupart par les hommes des Lumières au XVIIIe siècle. La conception personnelle de l’homme résultant du principe de la personnalité représentait un principe de base décisif d’une doctrine démocratique de société.» (p. 223) Roca réussit en ces quelques phrases d’autant plus denses à réunir des courants apparemment contradictoires de l’histoire des idées et à les réconcilier, tout simplement parce qu’il en était ainsi, que l’un s’est développé à partir de l’autre et qu’ils se sont fécondés mutuellement. Roca montre dans l’alinéa suivant comment les approches coopératives et la pensée des Lumières se sont mêlés et ont créé la base d’un premier instrument de démocratie directe dans les mains de la population, le veto législatif, qui avait été introduit, à part à Lucerne en 1841, déjà auparavant à Saint-Gall, à Bâle-Campagne et au Valais dans les années 1830 par le moyen de la Constitution, et qui représente un pas important vers l’institution moderne du référendum. Roca écrit: «Le veto législatif comme instrument de démocratie directe contenait la fusion lourde de conséquences entre la démocratie coopérative des communes (Landsgemeinde) reposant sur le droit naturel chrétien, et l’idée du droit naturel des Lumières accordant à l’individu des droits individuels.»
Que les libéraux de Lucerne aient fait des manières concernant le veto comme droit populaire, ce n’est pas étonnant, considérant leur conception de l’homme; que les premiers socialistes par contre se soient engagés pour le veto est tout à leur honneur. Avec l’analyse de leur journal par Roca, on peut suivre aisément ce développement, – et cela devrait donner la motivation aux socialistes actuels ou aux socio-démocrates de se rappeler ce côté sensible de leurs propres racines.

Deuxième élément: Le principe coopératif

Comme deuxième élément théorique de la démocratie directe, Roca cite le principe co­opératif. Se distinguant clairement de la corporation des historiens, dirigés par l’idéologie, qui contestent le développement autonome de la Suisse et propagent Napoléon comme le grand promoteur d’innovations – avec l’objectif transparent, cité plus haut et répété à cette place à cause de sa bassesse, de dé­pouiller la Suisse de sa dignité en vue d’une adhésion à l’UE ou même à l’Otan –, l’auteur cite entre autre Adolf Gasser, le grand chercheur sur l’autonomie communale. Gasser écrit: «Contrairement aux systèmes d’Etats monarchistes tels que l’Angleterre, la France ou l’Empire allemand, l’autorité de l’Etat originale ne réside pas dans une couronne de droit divin, mais dans les unités décentralisées. En Suisse, on peut donc prétendre à bon droit que la base de l’autorité de l’Etat moderne et de la souveraineté s’est développée à partir de la souveraineté populaire de la commune et du canton, du bas vers le haut.»
Roca souligne que la Suisse, nation née de sa propre volonté, le pays comme nous l’estimons aujourd’hui, n’aurait jamais pu se développer si les coopératives n’avaient pas eu cet effet de formation de la communauté et d’intégration, et cela déjà lors de l’Ancien régime, à une époque de systèmes d’ordre féodal en Europe. Ce qui a été considéré à l’époque comme modèle opposé au principe du pouvoir féodal, avec son accès top-down, donc des ordres du haut vers le bas, a été observé et cité par les représentants de ce pouvoir avec méfiance – d’autant plus que cette construction coopérative de bas en haut, concrétisée dans les communes, doit être une insulte permanente pour ceux qui n’estiment pas la population comme souveraine, mais uniquement comme bête à voter et comme réserve de consommateurs, et veulent à la manière utilitariste lâcher la meute des explorateurs sur eux. C’est ce qui est arrivé dans les pays riches en ressources, et ce qui arrivera probablement bientôt dans les pays du Sud de l’UE, si les pillages par les banques continuent et que la population commence à s’y opposer. Eurogendfor, la force d’interventions rapides de l’UE, et avec elle les oligarchies financières, sont toujours sur pied de guerre.
Que la question sociale et sa solution soient toujours liées au degré de démocratie directe, ce n’est pas seulement aujourd’hui que c’est un thème brûlant, mais ce le fut déjà au XIXe siècle, et l’autonomie communale a toujours été marquée par la dimension d’une éthique de communauté communale, comme nous le montre Roca. Sans le développement et la discussion des vertus, amenées par la formation de l’âme et du peuple sur la base des idéaux humanistes de l’éducation de Johann Heinrich Pestalozzi, une construction du bas vers le haut, gardant toujours à l’œil le bien commun, n’aurait pas été possible et ne l’est pas davantage aujourd’hui.

Troisième élément: La souveraineté du peuple

Le troisième élément de la théorie de la démocratie directe de Roca est la souveraineté du peuple. Si la souveraineté du peuple veut être réellement vécue et ne plus rester qu’une ombre d’elle-même, elle doit se fonder – selon Roca – sur la pratique des communes autonomes et ancrées de façon coopérative, et être concrétisée par les instruments du droit de veto mentionné ci-dessus, ou du référendum, et plus tard aussi de l’initiative, à savoir aux niveaux cantonal et fédéral.
Si les premiers libéraux se sont référés à la souveraineté du peuple, c’était en effet un progrès à cette époque-là, mais ils n’allaient jamais jusqu’à l’idée que c’est le peuple en tant que la somme de ses citoyens qui est souverain mais pour eux c’était uniquement la raison en soi, qui ne peut s’exprimer que par les représentants du peuple – en d’autres termes par les représentants libéraux, après tout élus par le peuple. Puis, après l’élection, la souveraineté est transmise – pour la durée du mandat – du peuple aux représentants – telle est l’interprétation apparemment presque métaphysique des élites libérales qui se sentent habituellement engagées face au rationalisme et au siècle des Lumières. Seuls les radicaux au sein du mouvement libéral sont allés plus loin sur ce point jusqu’en 1848, mais la méfiance de la majorité libérale à l’égard du peuple est restée et s’est manifestée dans des déclarations sur la redoutée ochlocratie, le règne de la plèbe, qu’ils craignaient.
Et Roca tient particulièrement au fait que les soi-disant démocrates ruraux à Lucerne, appartenant au segment catholique-conservateur de la population, étaient tout à fait différents; donc les «irréductibles réactionnaires», d’après l’historiographie libérale des vainqueurs du Sonderbund. Mais ce fut juste ce groupe très catholique-conservateur, selon Roca, qui a appliqué dans la réalité politique l’approche de la démocratie directe de Rousseau, sa «volonté générale». Ils ont écrit ainsi dans l’un de leurs journaux: «En fait, seul le peuple qui ne reconnaît aucune autre volonté que la sienne en tant que législateur peut être appelé souverain.» Et d’ajouter: la souveraineté du peuple suit une «théorie qui déduit la formation de la société de la nature de l’homme et qui fait du bon peuple lui-même uniquement son propre seigneur.» Ce sont là des déclarations que – sans mentionner les auteurs – la majorité des citoyens d’aujourd’hui classeraient spontanément dans des groupes soi-disant «progressistes» à la suite de l’historiographie libérale des vainqueurs. Ce fait montre clairement à quel point la recherche initiée par Roca est essentielle pour le maintien de la Suisse, notre nation née de la volonté collective, car sans la connaissance de son propre passé, la reconnaissance des efforts de tous les participants, non seulement des libéraux et des socialistes du début, mais aussi des catholiques-conservateurs, et aussi de l’école romande du droit naturel, sans cette connaissance plus approfondie, on ne réussirait pas maintenant à comprendre les gens dans d’autres parties du pays, les gens d’autres religions, d’autres croyances politiques et d’une autre langue comme partie d’un ensemble, et à les apprécier: à savoir comme partie d’une expérience extraordinaire qui est à souhaiter à tous les êtres humains de ce monde: comme partie du modèle de la démocratie directe.

La démocratie directe: un modèle de paix pour les autres pays

Que les recherches de Roca soient couronnées de succès afin d’encourager la compréhension de soi et la conscience de soi, mais aussi le respect de soi de la population suisse, afin de reconnaître le Sonderfall de la Suisse à deux égards: que ce Sonderfall nous reste en tant que modèle de paix, notamment dans le domaine socio-économique, qu’il puisse aussi se répandre dans le reste de l’Europe et au-delà – et, si le Sonderfall n’en était plus un – car il serait devenu la règle aussi dans d’autres pays –, alors personne n’en serait plus heureux que les Suisses: mais cela seulement à la condition que l’entourage s’occupe également de remettre la souveraineté vraiment à la population. Que cela puisse prendre un certain temps, Roca ne le montre que trop bien dans son travail. On ne doit pas se laisser dissuader par des revers, cela doit être clair. Mais la satisfaction et l’engagement des citoyens de notre pays montrent que cela en vaut la peine. Si les autres citoyens des pays voisins veulent également lutter pour ces libertés et ces droits et les reprendre de force à l’élite, le peuple suisse sera là pour leur tendre fraternellement la main. Mais les citoyens suisses ne tendront jamais de la vie la main pour la construction d’une dictature, comme c’est actuellement le cas dans l’UE avec le MES (Mécanisme européen de stabilité)!    •

Roca, René. Wenn die Volkssouveränität wirklich eine Wahrheit werden soll … Die schweizerische direkte Demokratie in Theorie und Praxis – Das Beispiel des Kantons Luzern. Schriften zur Demokratieforschung, Band 6. Herausgegeben durch das Zentrum für Demokratie Aarau. Zurich 2012.
ISBN 978-3-7255-6694-5.

 

«Dans ce sens-là, la Suisse ne serait pas devenue une entité politique fédéraliste et de démocratie directe si les éléments radicaux-libéraux et anticléricaux, et en partie aussi centralistes, avaient pu s’imposer sans résistance», et il va plus loin tout en rendant hommage à la force de renouvellement et d’ouverture au monde de l’église catholique: C’est «justement parce que l’église catholique, au plus tard depuis la fondation de «l’école de Salamanca», s’est penchée sur le lien entre le droit naturel chrétien et le droit naturel moderne, mettant en avant la conception personnelle de l’être humain, que des milieux conservateurs catholiques ont réussi – dans le canton de Lucerne ce furent à partir de 1831 les démocrates ruraux – à relier de façon fructueuse l’étique sociale chrétienne avec une constitution de démocratie directe moderne.» (p. 222 sq.)