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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°47, 6 decembre 2010  >  Le dossier du libre-échange agricole doit être abordé par le Parlement [Imprimer]

Le dossier du libre-échange agricole doit être abordé par le Parlement

Créons des alliances et un commerce équitable

Interview du conseiller national Rudolf Joder

hd. L’accord de libre-échange agricole avec l’UE s’est heurté dès le début à l’opposition des paysans et des organisations agricoles concernés. En plus du problème existentiel des paysans, ce dossier posait des questions politiques importantes. La Constitution fédérale, soumise à une révision complète en 1999, accorde à l’agriculture une place particulière (cf. encadré de la page 2). La Confédération est tenue de sauvegarder l’agriculture et non de l’affaiblir par un accord de libre-échange inutile qui pourrait finir par la faire disparaître complètement.
Lors de la session d’hiver 2009 du Parlement, plusieurs motions et interpellations ont été transmises lors de la séance spéciale consacrée à l’agriculture mais aucune décision claire n’a été prise sur la rupture des négociations concernant un «accord de libre-échange agricole» avec l’UE puis avec l’OMC. C’est pourquoi, il est urgent que le dossier parvienne aux mains du Parlement, d’autant plus que l’UE a fait savoir qu’elle n’était pas intéressée par un tel accord. Il y a longtemps qu’il aurait fallu se retirer dignement.
«Horizons et débats» a interviewé celui qui est à l’origine de l’initiative parlementaire, le conseiller national UDC Rudolf Joder, afin d’éclairer les tenants et aboutissants de cette intervention et a prié d’autres représentants du peuple de se prononcer sur le sujet.

Horizons et débats: Comment voyez-vous la situation de l’agriculture suisse d’une manière générale?

Rudolf Joder: L’agriculture suisse subit d’énormes pressions. Nous perdons chaque année environ 1000 exploitations. Un important processus d’érosion est en cours, et cela avant tout pour des raisons économiques. Si un accord de libre-échange aboutissait, l’existence même de l’agriculture serait sérieusement menacée. La Suisse serait inondée de produits d’importation bon marché. Les produits suisses ne pourraient plus guère se maintenir. Un excellent exemple nous est offert par la libéralisation du marché des fromages qui est totalement libéralisé depuis le milieu de 2007. La conseillère fédérale Doris Leuthard a toujours dit que l’agriculture suisse devait suivre une stratégie de la qualité. Le fromage est le produit par excellence de notre agriculture. Or depuis l’ouverture du marché, 4700 tonnes de produits ont été perdues parce que les importations ont beaucoup plus augmenté que les exportations. Ce qui prouve que la théorie selon laquelle l’agriculture suisse peut conquérir des marchés dans l’UE grâce à des produits de qualité est fausse.

Ainsi, ce que les experts avaient annoncé il y a des années s’est réalisé. Qu’est-ce qui va se passer maintenant? Vous avez lancé une intervention parlementaire. Qu’espérez-vous obtenir avec cette initiative?

J’ai essayé de mettre en œuvre tous les instruments parlementaires. D’une part, j’ai déposé une motion demandant au Conseil fédéral de rompre définitivement les négociations avec l’UE. D’autre part, j’ai déposé une initiative parlementaire qui sera probablement traitée cette semaine au Conseil national.
La question est si importante que le Parlement, organisme suprême de l’Etat, ne peut pas ne pas avoir son mot à dire alors que le Conseil fédéral mène ces négociations depuis des années. Il est clair pour tout le monde qu’il s’agit ici d’un problème essentiel non seulement pour l’agriculture suisse mais pour la société tout entière. L’agriculture a une grande importance. C’est le seul secteur professionnel qui soit explicitement mentionné dans la Constitution, laquelle lui attribue plusieurs missions: «la sécurité de l’approvisionnement de la population», «la conservation des ressources naturelles» et «l’occupation décentralisée du territoire». Et comme l’agriculture serait menacée dans son existence par un accord de libre-échange, il est temps que le Parlement débatte de la question et prenne les choses en mains.
L’instrument juridique à cette fin consiste pour le Parlement à adopter une décision de principe sous forme d’arrêté fédéral sur cette question. Voulons-nous un accord de libre-échange agricole, oui ou non? Si la majorité du Parlement dit non, le Conseil fédéral n’aura plus le soutien politique lui permettant de poursuivre les négociations.
Un autre argument est la grande incertitude qui existe dans l’agriculture. Les paysans doivent pouvoir procéder à des planifications et savoir ce que l’avenir leur réserve. Tant que l’épée de Damoclès «libre-échange agricole» les menacera, ce sera très difficile.

Un accord de libre-échange avec l’UE est-il compatible avec notre Constitution?

Non, car en cas d’accord, l’agriculture ne pourra plus réaliser ses missions constitutionnelles. Le processus d’érosion s’accentuera et l’entretien du paysage, l’occupation décentralisée du territoire et la sécurité alimentaire ne seront plus assurés parce que des exploitations vont continuer à disparaître. Selon des calculs statistiques, cela représenterait une perte de revenus d’environ 1 milliard de francs, c’est-à-dire entre 30 et 50% de revenus en moins pour les paysans. A la fin, il n’y aurait pratiquement plus d’agriculture paysanne. Il faut le savoir.
Nous avons aujourd’hui en Suisse une protection des animaux très stricte. Sommes-nous sûrs que dans les pays exportateurs, les animaux bénéficient d’une protection identique? Avec l’accord, nous importerions des produits ayant obéi à des normes de protection moins sévères.

Comment l’UE réagirait-elle à la rupture des négociations? Y aurait-il là un problème?

Je ne crois pas, car c’est le Conseil fédéral qui a fait les premiers pas, et non l’inverse.

Qu’est-ce que cela signifie?

Le mandat en faveur de négociations n’a pas de base politique. C’est pourquoi il faut poser la question de savoir si le Parlement soutient cette politique du Conseil fédéral. C’est une situation absurde: l’UE ne s’intéresse guère à cet accord et le Conseil fédéral agit malgré l’opposition du monde agricole indigène. On peut se demander si le gouvernement agit vraiment dans l’intérêt de la Suisse. Il serait plus digne de défendre les intérêts de l’agriculture au lieu de les combattre et de rompre les négociations.

Pourquoi le Conseil fédéral pratique-t-il cette politique?

On veut une agriculture industrielle et non plus des petites exploitations familiales. On veut ouvrir les marchés au monde entier et seules les grandes exploitations du Plateau subsisteront. Il est de fait que l’agriculture suisse ne peut pas subsister sans l’aide financière de l’Etat sous forme de paiements directs. Si l’on prend au sérieux l’article 104 de la Constitution, il apparaît évident que cela coûte de l’argent. Il y va de la sécurité alimentaire et de la qualité des produits. Qu’arrivera-t-il si nous ne sommes plus approvisionnés? Que va devenir notre paysage? Les paysans vont-il devoir déménager dans les agglomérations? Voulons-nous cela? Ce sont là des questions politiques capitales. Il ne s’agit pas seulement de l’agriculture mais d’une question de société et de démocratie directe.

La baisse des droits de douane sur les farines fait également partie de ce chapitre.

Oui, c’est aussi un exemple. Des produits bon marché entrent dans le pays et ruinent notre production de haute qualité.

Ne devrait-on pas aborder la question sous l’angle politique?

Naturellement.

Les partisans du libre-échange reprochent souvent à la Suisse de s’isoler. Qu’en est-il en réalité?

Aujourd’hui, les importations du secteur agricole sont plus importantes que les exportations. Nous avons des marchés partiellement libéralisés et pour le fromage un marché totalement libéralisé. On ne peut absolument pas parler d’isolement. Ajoutons que les Etats-Unis, par exemple, peuvent, en raison de subventions considérables, peuvent vendre avantageusement leurs produits sur le marché mondial, naturellement au détriment des pays émergents ou en voie de développement qui assistent à la destruction de leur propre production agricole. Ces marchés globalisés et libéralisés détruisent l’agriculture non seulement en Suisse mais dans de nombreux pays émergents ou en voie de développement. C’est totalement absurde. Nous parlons de lutte contre le réchauffement climatique mais nous transportons des quantités énormes de produits agricoles à travers le monde. On doit se fournir en produits agricoles avant tout là où ils sont produits.
Si la sécurité alimentaire n’est plus garantie, le citoyen y trouvera-t-il au moins un avantage financier, comme on nous le promet?
Non. Le consommateur n’y gagnera rien car au cours des dix dernières années, les prix à la production ont baissé de 25% et parallèlement les revenus des agriculteurs. En même temps, les prix à la consommation ont augmenté de 10%. L’écart s’est creusé au détriment des consommateurs et des paysans. Lorsque la conseillère fédérale Doris Leuthard déclare que l’accord de libre-échange sera favorable aux consommateurs, c’est faux.

L’accord et la suppression des droits de douane que recherche l’OMC profitent peut-être à des exploitations industrielles géantes comme aux Etats-Unis ou au Canada, mais ils ont des effets dévastateurs pour les petits pays et pour les pays émergents ou en développement.

L’OMC devrait mettre entre parenthèses l’agriculture, ne serait-ce que pour protéger celle des pays émergents ou en développement. La Suisse pourrait conclure des alliances avec ces pays et créer un commerce équitable. Ce serait une politique solidaire. Les pays en développement rencontrent de grandes difficultés et, finalement, les pays industrialisés riches leur rachèteront leurs terres afin de produire à bas coût pour le marché mondial.
Il s’agit là d’une question essentielle qui concerne de nombreux secteurs et a des aspects politiques très importants. C’est pourquoi le dossier du libre-échange agricole doit être examiné par le Parlement.    •

L’Union suisse des paysans (USP) est favorable à une rupture des négociations

Horizons et débats: Le Conseil fédéral doit-il rompre les négociations avec l’UE sur un accord de libre-échange? Et si oui, pourquoi?

Jacques Bourgeois:* L’USP est favo­rable à une rupture. Nous craignons que les prix chutent et que les frais de production restent élevés. L’Accord de libre-échange agricole (ALEA) entraînerait une autre baisse importante des revenus des paysans, ce que nous ne pouvons pas accepter vu le niveau de revenus déjà bas. En guise d’alternative, nous proposons de développer les accords bilatéraux.

Que pensez-vous des négociations avec l’OMC? Devrait-on en exclure le secteur agricole?

L’exclusion est illusoire et un accord multilatéral serait une bonne chose. Mais il doit tenir compte des besoins de l’agriculture. C’est-à-dire que des mesures protection­nistes et un soutien politique de l’agriculture doivent être possibles. C’est pour cela que nous luttons.

*Conseiller national Jacques Bourgeois, PLR, vice-président de l’Union suisse des paysans

Sans mesures protectionnistes, les prix augmenteront

Horizons et débats: Quelles seraient les conséquences d’un accord de libre-échange agricole avec l’UE pour la Suisse et son agriculture?

Markus Zemp:* Sans mesures protectionnistes envers l’UE, les prix à la production s’adapteraient en peu de temps au niveau de l’UE. Dans des secteurs tels que le bétail de boucherie, les fruits et légumes et beaucoup d’autres produits de la terre, les prix seraient réduits de moitié. Pour le lait, la baisse pourrait s’élever jusqu’à 20 centimes. Certes, cette chute des prix serait moins importante pour les spécialités et les produits de niche. Le problème est que les coûts (bâtiments, salaires, logements, etc.) ne baissent pas. Sans paiements directs ni autres mesures d’accompagnement, une grande partie de la paysannerie disparaîtrait. Sur le Plateau, il y aurait une pression énorme en vue d’agrandir les exploitations pour profiter d’économies d’échelle. Mais qui investit actuellement?

Que pensez-vous du fait que l’UE n’est pas intéressée par un accord de libre-échange avec la Suisse?

En ce moment, les négociations sont au point mort avant tout pour des raisons institutionnelles. Et on peut se demander si l’UE veut encore conclure des accords sectoriels avec la Suisse sans pouvoir les relier aux autres dossiers.

Ne serait-il pas urgent d’exclure le secteur agricole des négociations de l’OMC?

Le mieux serait d’interdire, dans le cadre de l’OMC, toutes les aides aux exportations, y compris celles qui ne sont pas visibles, qui sont surtout versées par les USA. Ce serait le meilleur moyen d’aider les pays en développement et les prix sur les marchés mondiaux ne baisseraient pas artificiellement. A part cela, je demande depuis longtemps que, dans le cadre de l’OMC, des domaines comme la protection de l’environnement, la protection des animaux et les conditions sociales soient traités sur un pied d’égalité avec le libre-échange.

Constitution fédérale, art. 104 Agriculture

1    La Confédération veille à ce que l’agriculture, par une production répondant à la fois aux exigences du développement durable et à celles du marché, contribue substantiellement:
a.    à la sécurité de l’approvisionnement de la population;
b.    à la conservation des ressources naturelles et à l’entretien du paysage rural;
c.    à l’occupation décentralisée du territoire.
2    En complément des mesures d’entraide que l’on peut raisonnablement exiger de l’agriculture et en dérogeant, au besoin, au principe de la liberté économique, la Confédération encourage les exploitations paysannes cultivant le sol.
3    Elle conçoit les mesures de sorte que l’agriculture réponde à ses multiples fonctions. Ses compétences et ses tâches sont notamment les suivantes:
a.    elle complète le revenu paysan par des paiements directs aux fins de rémunérer équitablement les prestations fournies, à condition que l’exploitant apporte la preuve qu’il satisfait à des exigences de caractère écologique;
b.    elle encourage, au moyen de mesures incitatives présentant un intérêt économique, les formes d’exploitation particulièrement en accord avec la nature et respectueuses de l’environnement et des animaux;
c.    elle légifère sur la déclaration de la provenance, de la qualité, des méthodes de production et des procédés de transformation des denrées alimentaires;
d.    elle protège l’environnement contre les atteintes liées à l’utilisation abusive d’engrais, de produits chimiques et d’autres matières auxiliaires;
e.    elle peut encourager la recherche, la vulgarisation et la formation agricoles et octroyer des aides à l’investissement;
f.    elle peut légiférer sur la consolidation de la propriété foncière rurale.
4    Elle engage à ces fins des crédits agricoles à affectation spéciale ainsi que des ressources générales de la Confédération.