Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°51, 28 décembre 2011  >  Retenir les terres et installer la vie [Imprimer]

Retenir les terres et installer la vie

La création laborieuse de terres cultivables dans les Cévennes

«Quelques pas encore, et vous tombez sur d’autres règles de pierres: comme des maisons à ciel ouvert, dont les toitures seraient faites de jardins, de prés et d’arbres. Des murs qui peuvent mesurer trois mètres de haut et s’enrouler longuement aux plis du relief. Les uns sur les autres, comme un escalier immense dans la pente.
Comme si quelque satrape architecte avait entrepris de faire du paysage une ville de murs.
Une muraille des Cévennes.
Les terrasses.
Moins spectaculaires, moins géniales qu’à Bali ou dans les Andes, sans doute. Mais contenant la même leçon d’humanité. La même beauté inventée et entretenue par des paysans, des maçons, des artistes. Haïku de pierres. Il faut venir les admirer comme on le fait d’une grotte ornée, d’une église médiévale, d’un château de la Loire. L’orgueil, le génie, le besoin des hommes sont là, intacts. Travail de la pente et de la pierre. Le principe? Arrêter la fuite, camper la vie. Vous entreprenez de gravir une pente? Le lacet vous aidera plus sûrement que le raccourci. L’escalier vous donnera un rythme plus sûr. Vous choisissez de vivre ici, de planter des arbres et de ramasser leurs fruits, reines-claudes, noix ou châtaignes, sans qu’ils roulent en bas des pentes? Vous voulez faire un jardin, couper du seigle ou du blé, faucher du trèfle et du regain? Il faut que la terre soit un peu profonde. Que l’eau s’y enfonce et la noircisse plutôt que de courir en emportant tout. Qu’elle ait le temps de se mêler à la cendre et au fumier que vous venez d’épandre. Il faut retenir la terre, l’entasser, la rendre plane pour qu’hommes, animaux et outils la travaillent plus facilement. Le principe est d’une simplicité millénaire: en bas, on bâtit un mur. Il suffit de ramasser les pierres omniprésentes. En haut, on arrache la terre qu’on entasse contre le mur, pour combler le vide et changer l’oblique en horizontal, peu à peu. A l’endroit où la terre a été enlevée, on va poser la fondation d’un autre mur, le monter à son tour. Et ainsi de suite, de bas en haut. Pendant des siècles. Lorsqu’une pluie a tout emporté, on remonte les pierres et la terre, les unes à la main, l’autre à la pelle ou au panier. Pendant quelques heures, on tient son pays à pleines mains, contre son ventre. C’est dire la relation qui vous noue. Elle vous rentre dans les reins. Plus tard, c’est la terre, à son tour, qui vous porte. A jamais.
Les noms de tout cet appareil qui a fait du paysage cévenol, par endroits, un pur artifice de pierre? En français, on parle de terrasses. C’est impropre: c’est sur la pierre qu’il faudrait mettre l’accent. L’occitan le fait mieux. Il parle de bancels: les bancs … Ou, mieux encore, de faisses (prononcer comme dans faillir). Le même mot que faisceau. Pour dire le lacis, le tressage, la vannerie des pierres. Le schiste travaillé comme un osier ou un parquet. La pente transformée en amphithéâtre.
Murs quelquefois vertigineux, pour soutenir une bande de terre qui peut n’être large que de deux ou trois mètres. Le jardin ou le pré l’occupent toute, l’étroit sentier où passent les hommes et les femmes se tient au bord du vide ou de la montagne, c’est selon. Un peu partout, l’eau prise aux ruisseaux circule dans des canaux creusés dans la terre ou portés par des murs. On les appelle des béals. Ils aboutissent à des citernes à ciel ouvert, les gourgues, d’où l’eau est redistribuée. Tout ce travail, toutes ces machines de pierre et de fluide autour d’un hameau ou sur un versant, pour aboutir à une surface que dans la plaine un seul champ contiendrait.»

Extrait de: Patrick Cabanel. Cévennes, un jardin d’Israël. La Louve éditions 2006.
(p. 55–57) ISBN 2-916488-02-2