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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°19, 17 mai 2010  >  «Une source de malaise» [Imprimer]

«Une source de malaise»

Préface à la réédition de 1997 de l’ouvrage d’Israel Shahak «Jewish History, Jewish Religion» (1994)

par Edward Said1

Israel Shahak, professeur émérite de chimie organique de l’Université hébraïque de Jérusalem, est actuellement une des personnalités les plus remarquables du Moyen-Orient [né à Varsovie le 28 avril 1933, mort à Jerusalem le 2 juillet 2001, ndlr.]. Je l’ai rencontré pour la première fois il y a 25 ans déjà et j’ai commencé alors un échange régulier de correspondance avec lui. C’était l’époque des séquelles des guerres de 19672 et de 1973.3 Né en Pologne, il se rendit en Palestine à l’issue de la Seconde Guerre mondiale après s’être échappé d’un camp de concentration nazi. Comme tous les jeunes Israéliens de l’époque, il servit dans l’armée et pendant de nombreuses années, il effectua chaque été une brève période dans la réserve, comme l’exige la loi militaire. Personnalité fou­gueuse, inflexible, avide de savoir et de recherches approfondies, il fit une carrière remarquable de chargé de cours et de chercheur en chimie organique. Il a souvent été considéré par ses étudiants comme leur meilleur professeur et il reçut plusieurs distinctions pour son travail universitaire. A cette époque, il commença ses recherches personnelles sur le sionisme ainsi que sur les souffrances et les privations infligées par l’Etat d’Israël non seulement aux Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza mais également à ceux, essentiellement des non-juifs (c’est-à-dire à la minorité palestinienne) qui ne quittèrent pas la Palestine lors des expulsions de 1948 et qui devinrent des citoyens israéliens. Cela l’amena à étudier systématiquement la nature de l’Etat d’Israël et son histoire, à lire des écrits idéologiques et politiques qu’ignoraient – il s’en rendit vite compte – la majorité des non-Israéliens, surtout les juifs de la diaspora pour qui Israël était un pays admirable, démocra­tique, miraculeux qui méritait qu’on le soutienne et le défende.
Ensuite, il rétablit la Ligue israélienne des droits de l’homme et en fut le président pendant quelques années. Il s’agissait là d’un groupe relativement restreint de personnes partageant les mêmes idées et pour qui les droits de l’homme devaient être valables pour tous, non pas seulement pour les juifs. C’est dans ce contexte que j’ai appris à connaître pour la première fois ses travaux. Ce qui différenciait ses positions politiques de celles de la plupart des autres colombes juives israéliennes et non-israéliennes était que lui seul disait la vérité toute nue sans se soucier de savoir si elle pouvait plaire aux Israéliens ou aux juifs.
Il allait au fond des choses, était agressivement, radicalement antiraciste dans ses écrits et ses déclarations publiques. Il ne connaissait qu’un critère pour les violations des droits de l’homme, si bien que cela ne faisait aucune différence pour lui que la plupart du temps c’étaient des juifs israéliens qui étaient violents à l’égard de Palestiniens car en tant qu’intellectuel, il devait témoigner de ces violences. Il n’est pas exagéré de dire qu’il resta si fidèle à ses idées qu’il devint très tôt extrêmement impopulaire en Israël. Je me souviens qu’il y a 15 ans environ, on le donna pour mort alors qu’il était naturellement en vie. Le Washington Post, qui avait annoncé sa mort dans un article, ne corrigea jamais son erreur, et cela malgré le fait, comme il le racontait en riant à ses amis, qu’il rendit visite à la rédaction du journal pour prouver qu’il était bien vivant. Ainsi, aujourd’hui encore, certaines personnes le croient mort, ce qui montre bien le malaise qu’éprouvent à cause de lui les «amis d’Israël».
Il convient aussi de préciser que Shahak disait toujours la vérité de manière rigou­reuse, sans compromis. Il n’était pas question de l’enjoliver, de la rendre plus agréable ou, d’une certaine manière, explicable. Pour lui, tuer constitue un meurtre en toutes circonstances. Il répétait les choses, il voulait choquer. Il cherchait à secouer les indifférents afin qu’ils se rendent compte des souffrances humaines dont ils étaient peut-être responsables. Il lui est arrivé d’inquiéter et d’agacer, mais cela faisait partie de sa personnalité et, disons-le, de la conscience qu’il avait de sa mission. Avec le professeur Yehoshua Leibovitch, aujourd’hui décédé, un homme qu’il révérait profondément et avec qui il collabora souvent, Shahak estimait que le qualificatif de «judéo-nazi» convenait tout à fait pour caractériser les méthodes utilisées par Israël pour soumettre et opprimer les Palestiniens. Mais il n’a jamais dit ou écrit quoi que ce soit qu’il n’ait pas découvert personnellement, dont il n’ait pas été témoin. Il se différenciait de la plupart des Israéliens en ce qu’il montrait les liens entre le sionisme, le judaïsme et les pratiques d’oppression utilisées contre les «non-juifs», et naturellement il en tirait les conséquences.
Une grande partie de ce qu’il a écrit consistait à dénoncer la propagande et les men­songes. Israël est championne du monde en matière de justifications: de peur d’être mis sur une liste noire ou de subir des représailles, les journalistes ne voient pas la vérité, ils ne disent pas la vérité. Les personnalités politiques, culturelles et intellectuelles, particulièrement en Europe et aux Etats-Unis, ne cessent de louer Israël et de faire preuve d’une générosité qu’ils ne manifestent à l’égard d’aucun autre pays bien que beaucoup d’entre eux soient conscients des injustices commises par Israël. Ils n’en disent rien. Il en résulte un rideau de fumée idéologique que Shahak s’est plus que quiconque efforcé de dissiper.
En tant que victime de la Shoah, il sait ce qu’est l’antisémitisme, mais contrairement à la plupart des gens, il ne permet pas qu’au nom des horreurs de l’holocauste, on mani­pule la vérité sur ce qu’Israël fait subir aux Palestiniens au nom du peuple juif. Pour lui la souffrance n’appartient pas exclusivement à un groupe de victimes. Elle devrait constituer la base d’une humanisation des vic­times et obliger Israël à n’infliger au­cune souf­france telle que celles qu’il a subies. Shahak a exhorté ses compatriotes à ne pas oublier que l’histoire terrible qu’ils ont vécue ne les autorise pas à faire n’importe quoi pour la simple raison qu’ils ont souffert. Il n’est donc pas étonnant que Shahak ait été si impopulaire car par ses déclarations, il a miné moralement les lois et les pratiques d’Israël à l’égard des Palestiniens.
Mais Shahak va encore plus loin. En ce qui concerne l’histoire de l’humanité, il est un partisan absolu et inébranlable de la laïcité. Je ne veux pas dire par là qu’il soit contre toute religion mais simplement qu’il est contre la religion lorsqu’elle sert à expliquer des événements, à justifier une politique irrationnelle et cruelle, à glorifier un groupe de «croyants» aux dépens d’autres personnes.
Il est également surprenant que Shahak ne soit pas à proprement parler un homme de gauche. Il s’est montré de diverses ma­nières très critique à l’égard du marxisme et ses principes le rapprochent des libres-penseurs européens, de libéraux et d’intellectuels courageux comme Voltaire ou Orwell. Ce qui le rend encore plus redoutable en tant que défenseur des droits des Palestiniens est qu’il ne cède pas à l’idée sentimentale selon laquelle il faut excuser les sottises4 des Palestiniens à cause des souffrances que leur inflige Israël. Loin de là. Il a toujours critiqué sévèrement le manque de sérieux de l’OLP, son ignorance d’Israël, son incapacité à s’opposer résolument à Israël, ses compromis minables, son culte de la personnalité. Il s’est également élevé avec vigueur contre l’esprit de vengeance et le meurtre de femmes palestiniennes au nom de l’«honneur» et a toujours été un fervent défenseur de la libération des femmes.
Pendant les années 1980, lorsqu’il était à la mode chez les intellectuels palestiniens et quelques rares officiers de l’OLP de re­chercher le «dialogue» avec les colombes israéliennes du mouvement «Peace now», du Parti travailliste et du Meretz, Sharak était systématiquement écarté. D’une part, il était très critique à l’égard du camp pacifiste israélien à cause aussi de ses compromis et sa pratique honteuse consistant à exercer des pressions sur les Palestiniens plutôt que sur le gouvernement israélien pour qu’ils modifient leur politique, à cause de ses réticences à se libérer des contraintes de la «protection» d’Israël en n’en parlant pas aux non-juifs de manière critique. D’autre part, Shahak n’a jamais été un politique: il ne pouvait tout simplement pas croire aux poses et aux circonlocutions adoptées toujours par les gens aux ambitions politiques. Il luttait pour l’égalité, la vérité, la paix véritable et le dialogue avec les Palestiniens. Les colombes israéliennes officielles luttaient en faveur d’accords qui rendraient possible le genre de paix qu’amenèrent les Accords d’Oslo qu’il fut un des premiers à dénoncer. En tant que Palestinien, j’ai toujours eu honte de ce que les militants palestiniens qui craignaient de dialoguer en secret ou officiellement avec le Parti travailliste ou Meretz, refusent d’avoir affaire d’une manière ou d’une autre avec Shahak. Il était trop radical, trop franc et trop étranger aux rapports de forces officiels. Et je pense secrètement qu’ils craignaient qu’il critique trop la politique palestinienne, ce qu’il aurait certainement fait.
En plus de son attitude exemplaire en tant qu’intellectuel qui n’a jamais trahi sa réputation et n’a jamais accepté de compromis avec la vérité telle qu’il la voyait, Shahak a, pendant des années, rendu un très grand service à ses amis et partisans de l’étranger. Partant de l’hypothèse – correcte – que, paradoxalement, la presse israélienne informait de manière plus véridique sur Israël que ne le faisaient à la fois les médias arabes et les médias occidentaux, il a inlassablement traduit des milliers d’articles de la presse hébraïque, les a assortis de notes, les a polycopiés et expédiés. On ne saurait surestimer cette contribution.
En ce qui me concerne, moi qui ai parlé et écrit sur la Palestine, je n’aurais jamais pu faire ce travail sans les articles de Shahak et naturellement sans son exemple de chercheur de vérité, de savoir et de justice et je lui en suis infiniment reconnaissant. Il a réalisé ce travail pénible en grande partie à ses frais et pendant ses loisirs. Les notes qu’il ajoutait et les brèves introductions qu’il rédigeait pour sa sélection mensuelle d’articles de presse étaient extrêmement précieuses en raison de leur profonde intelligence, de leur clarté et de leur caractère hautement pédagogique. Et tout en effectuant ce travail, il poursuivait naturellement ses recherches scientifiques et son enseignement qui n’avaient rien à voir avec ses traductions et ses commentaires.
En outre, il trouvait encore le temps de devenir la personnalité la plus cultivée que j’aie jamais connue. L’étendue de ses connaissances en matière de musique, de littérature, de sociologie et avant tout d’histoire est, autant que je sache, unique. Mais en tant que connaisseur du judaïsme, il sur­passe tous les autres car c’est le judaïsme qui a, dès le début, sollicité son énergie de savant et de militant politique. Il y a quelques années, il a commencé à émailler ses traductions de reports qui devinrent bientôt des documents mensuels de quelques milliers de mots sur des sujets d’actualité, par exemple «Les dessous rabbiniques de l’assassinat de Rabin» ou «Pourquoi Israël doit faire la paix avec la Syrie» (étonnamment parce que la Syrie est le seul pays arabe auquel Israël puisse vraiment nuire militairement), etc.
C’étaient des collections d’articles de presse accompagnées d’analyses extrêmement subtiles, souvent inspirées, de ten­dances et de phénomènes politiques qui étaient généralement mal traités, voire pas abordés du tout, par les médias dominants.
J’ai toujours connu Shahak comme un prodigieux historien, un intellectuel remarquable, un savant universel et un militant politique, mais, je le répète, je suis parvenu à la conclusion que son «hobby» principal est l’étude du judaïsme, des traditions rabbi­niques et talmudiques. Aussi ce livre constitue-t-il une contribution considérable sur ce sujet. Ce n’est rien de moins qu’un résumé de l’histoire du judaïsme «classique» et mo­derne nécessaire à la compréhension de l’Israël contemporain. Shahak montre que les prescriptions douteuses, bornées et chauvines contre différentes «autres» personnes indésirables se trouvent dans le judaïsme (comme naturellement dans les autres traditions monothéistes) mais il montre leur persistance dans la manière dont Israël traite les Palestiniens, les chrétiens et les autres non-juifs: portrait dévastateur fait de préjugés, d’hypocrisie et d’intolérance religieuse. Il est important que Shahak non seulement dénonce le mensonge des fictions de la démocratie israélienne dont les médias occidentaux sont remplis mais qu’il critique également implicitement les dirigeants et les intellectuels arabes pour leur ignorance scandaleuse concernant Israël, en particulier lorsqu’ils ont le culot de faire croire à leurs peuples qu’Israël a vraiment changé et qu’il désire la paix avec les Palestiniens et les autres Arabes.
Shahak est un homme très courageux qu’il faudrait honorer pour les services qu’il rend à la cause de l’humanité. Mais dans le monde actuel, les exemples de travail inlassable, d’énergie morale inflexible et de clarté intellectuelle qu’il a donnés dérangent le statu quo et ceux pour qui ses efforts sont «controversés», c’est-à-dire «dérangeants» et «inquiétants». Je suis pourtant certain que ce qu’il écrit dans Jewish History, Jewish Religion va également susciter un malaise chez ses lecteurs arabes et je suis certain qu’il dirait que cela lui fait plaisir.    •
(Traduction Horizons et débats)

1     Edward Said (1935–2003) était un intellectuel
palestino-américain.
2     Guerre des 6 jours (5–10/6/1967): Israël occupe
le Sinaï, la Cisjordanie et le Golan.
3     Attaque égypto-syrienne d’Israël. Les troupes
israéliennes pénètrent en territoire syrien et
sur la rive occidentale du canal de Suez.
4     En anglais: follies